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L’analyse des risques

Publié en ligne le 29 septembre 2008
L’analyse des risques
L’expert, le décideur et le citoyen
Bernard Chevassus-au-Louis.
Quae éditions, 2007, 96 pages, 8,50 €

Avec comme révélateur la question de la culture des plantes génétiquement modifiées, le statut du service public de l’expertise scientifique s’est trouvé placé au centre de controverses, lors du processus dit « Grenelle de l’environnement », puis de l’incroyable saga du comité de préfiguration présidé par le sénateur Le Grand, puis enfin de l’élaboration de la loi relative aux organismes génétiquement modifiés. La publication par l’INRA (Éditions Quae) du texte d’une conférence de Bernard Chevassus-au-Louis sur les nouveaux défis de l’expertise scientifique et du débat qui l’a suivie est d’une vivifiante actualité.

Ancien major de l’École Normale Supérieure tout comme de l’agrégation de sciences naturelles, docteur en sciences, Bernard Chevassus-au-Louis est directeur de recherches à l’INRA dont il a été le directeur général. Ancien Président du Muséum National d’Histoire Naturelle (2002-2006), il a été à la tête de divers organismes comme l’AFSSA et préside actuellement le Comité de Pilotage du programme ANR-OGM.

Le modèle « standard » de l’analyse du risque

Commencer par définir ce dont on parle est une méthode éprouvée, ainsi nous adopterons, avec l’auteur, cette définition du risque : « phénomène qui présente deux caractéristiques : être non-inéluctable et avoir des effets considérés comme néfastes par la société » ; l’analyse du risque comprend quant à elle l’ensemble du processus de la perception d’un risque potentiel à la formulation d’une réponse appropriée : « le mot approprié [est utilisé] dans les deux sens du terme : au sens où [les mesures prises] répondent effectivement bien à la question posée, mais aussi au sens où la société se les approprie » (p.12).

L’approche structurée de l’analyse du risque repose ainsi sur trois éléments : l’évaluation du risque (rôle des experts), la gestion du risque (rôle du décideur), et enfin la communication du risque. L’évaluation des risques par les scientifiques se fait au cas par cas, se fonde sur la science établie (faits scientifiquement avérés, résultats publiés dans des revues reconnues), et est nettement séparée de la gestion du risque par les décideurs. Les deux dimensions explorées dans l’analyse standard sont le degré de certitude concernant l’existence du risque et la sévérité du risque : un risque avéré et sévère conduit à la mise en œuvre du principe de prévention tandis que l’éventualité du déploiement de mesures curatives est envisagée en réponse à des risques non avérés ou faibles.

L’émergence du principe de précaution

Ce modèle standard s’est trouvé récemment confronté à une critique, scientifique (par exemple, problème de l’émergence), mais surtout sociétale, comme on l’aura noté en matière d’OGM. C’est dans ce contexte qu’a émergé la problématique du principe de précaution, principe que Bernard Chevassus-au-Louis énonce ainsi : « l’incertitude ne justifie pas l’inaction ». (p. 26)
Faisant état d’un décompte d’une vingtaine de formulations différentes et non cohérentes du principe de précaution, l’auteur en distingue deux familles principales. La première, qualifiée de « radicale », au « positivisme pervers », rencontre néanmoins un certain succès d’estime dans l’opinion publique et dans le monde judiciaire ; elle fait sienne la revendication d’une « inversion de la charge de la preuve » : l’innovation est supposée dangereuse et il faut prouver son innocuité. La seconde est jugée « modérée » et l’auteur s’en réclame : elle entend prendre en compte de façon raisonnable des risques sévères mais non avérés.

Cette nouvelle façon de voir soulève des questions pour l’expertise ; la première des conséquences est qu’il faut « identifier de manière beaucoup plus large tout l’aléa possible lié à une innovation et prendre en compte des choses même très incertaines ». (p.29) ; la seconde c’est qu’il incombe au système d’expertise de fournir au décideur « une échelle lui permettant de calibrer ses décisions par rapport à une description un peu plus fine de l’incertitude ». (p.30)

Qualifier l’incertitude

Comment, donc, qualifier l’incertitude ? Bernard Chevassus-au-Louis propose d’introduire quatre concepts : la plausibilité, la réductibilité, l’observabilité et la réversibilité du phénomène. La plausibilité 1, que l’on peut chercher à valoriser sur une échelle de consensus du moins plausible au plus plausible ; la réductibilité, qui entend exprimer la capacité éventuelle de réduire l’incertitude par des recherches ciblées ; l’observabilité, qui consiste à déterminer si un plan de vigilance est en mesure de détecter et observer le phénomène recherché. Ces trois premiers concepts permettent déjà d’envisager un espace de décision à trois dimensions ; ainsi, par exemple, à observabilité correcte, réductibilité faible, et plausibilité pas très élevée « la mise en place d’une vigilance est sans doute la décision adéquate » (p. 35). Le quatrième concept permet, en addition, de s’interroger sur la possibilité plus ou moins crédible de revenir à l’état antérieur en cas de détection d’impact imprévu 2.

Une des préconisations de l’Union Européenne 3 pour la mise en œuvre du principe de précaution « modéré », reprise par nombre d’acteurs politiques 4 confrontés à l’opposition virulente de certains consommateurs, est de compléter l’analyse des risques par la prise en compte additionnelle des bénéfices attendus d’une innovation : une imparfaite maîtrise des risques, est-il suggéré, pourrait être mise « en balance avec les avantages possibles de cette technique ». Bernard Chevassus-au-Louis doute de la pertinence de cette prescription et pointe les difficultés de sa mise en œuvre ; il considère, de plus, que les méthodes d’évaluation des bénéfices seraient probablement exposées à la même critique que celles d’évaluations des risques de la part des sceptiques devant l’innovation.

La dimension sociétale

Il arrive régulièrement sur les dossiers controversés (OGM, rayonnements ionisants, ondes électromagnétiques, etc.) qu’une fraction notable de l’opinion reste hermétique aux conclusions des expertises scientifiques. Un diagnostic souvent réalisé est celui d’une incompréhension du public du fait d’un déficit de communication si ce n’est d’un traitement médiatique inadéquat voire partisan ; il en résulte donc le plus souvent une intensification ou un renouvellement de l’information du public. Or, soulève Bernard Chevassus-au-Louis, « il existe une autre hypothèse : en fait, les gens comprennent très bien, ils ont suffisamment d’informations et s’ils ne sont pas d’accord et n’ont pas la même perception que les experts, ce n’est pas dû à une irrationalité mais à une autre rationalité » (p. 41).

Si le décideur reconnaît l’existence et la légitimité de ces deux rationalités, il lui faut en prendre la mesure. Pour cela, deux grandes familles de propositions s’offrent à lui. La première propose d’ouvrir, d’une façon ou d’une autre, les instances de l’expertise scientifique à la société civile. La seconde considère que le mélange des genres crée plus de problèmes qu’il n’en résout et préconise de conserver le principe de la séparation et de créer un « deuxième cercle » 5 : le premier cercle est celui des experts scientifiques évaluant les risques (en y incluant les risques potentiels non avérés susceptibles de conduire à l’application du principe de précaution) ; le second cercle est constitué de représentants de la société civile et d’experts en sciences humaines et sociales examinant les conclusions du premier cercle et élargissant à la thématique du comparatif coût/bénéfices ; le processus peut être itératif ou interactif. « Cette formalisation du dialogue entre experts et société civile présente l’avantage de bien identifier les rôles de chacun. Elle permet aussi, à l’échelle internationale, de favoriser la reconnaissance mutuelle des analyses réalisées au sein du premier cercle » (p. 60).

En guise de conclusion

Bernard Chevassus-au-Louis dresse un portrait pertinent des défis qui se posent à l’expertise scientifique aujourd’hui. Le rôle de l’expert est bien avant tout de fournir au décideur des informations fiables, « calibrées », permettant à celui-ci, avec la prise en compte d’autres facteurs, notamment sociétaux mais pas uniquement, de prendre sa décision. La position de l’expert n’est pas facile ; tout d’abord, issu de la recherche, il peut être enclin à porter a priori un regard « sympathisant » sur l’innovation, alors que plus largement dans la société l’innovation peut être « présumée coupable » : il faut donc que l’expert s’astreigne à une neutralité méthodologique : « c’est nouveau, d’accord, mais je n’ai pas de position [a priori] » ; d’autre part le champ de l’expertise s’est étendu, incluant non seulement le champ des possibles, d’accès scientifique immédiat, mais aussi celui des plausibles, qu’il faut commencer par identifier avant d’envisager de les jauger.

Si on a souligné la pertinence et l’intelligence des propos exposés dans cet ouvrage, on s’autorisera néanmoins une certaine distanciation vis-à-vis des positions de l’auteur. C’est ainsi qu’en se limitant à l’approche systémique « l’expert, le décideur et le citoyen », le propos pourrait conduire, si on n’y prend garde, à introduire et survaloriser un « biais gestionnaire », celui d’une gouvernance qui serait aseptisée de sa dimension politique ; or on n’oubliera pas que sous couvert du terme neutre de « décideur », il s’agit bien de l’autorité politique dont il est question, qui, elle, est responsable, devant les citoyens qui l’ont mandatée à cette fin, des orientations qui sont prises. Si l’autorité politique est en charge de la gestion du risque, c’est bien elle aussi qui est la garante de l’interaction du processus d’expertise dès lors qu’il est multidimensionnel dans son principe, et organisé en deux cercles disjoints dans son fonctionnement ; on se demanderait d’ailleurs comment la dimension politique pourrait être évacuée dès lors qu’est soulevée, pour la constitution du « deuxième cercle », la question de la représentation des citoyens.

C’est avec ce même esprit critique qu’on accueillera les références multiples au « postmodernisme » et au « constructivisme » dont on se demandera quelle est la véritable valeur ajoutée. Il n’en demeure pas moins qu’il faut remercier l’INRA d’avoir mis le texte de cette conférence, ainsi que la retranscription des questions et réponses qui l’ont suivie, à la disposition de tous, experts, décideurs, et simples citoyens, pour s’approprier les débats relatifs au statut du service public de l’expertise scientifique dans notre démocratie.

1 À bien distinguer de la probabilité : il n’est pas question ici de s’interroger sur la probabilité d’occurrence d’un phénomène qui existe mais de s’interroger sur l’existence même du phénomène…

2 En appliquant ce modèle au maïs génétiquement modifié résistant à la pyrale qui était cultivé en France jusqu’à l’an dernier (Mon810) : la plausibilité d’impacts négatifs sur la santé et l’environnement est faible (à preuve les avis convergents des agences de biosécurité) ; l’observabilité n’est pas très forte (à preuve qu’en dix ans de culture aux Etats Unis, à supposer qu’il y ait eu un impact négatif, personne ne l’a détecté) ; la réductibilité est faible (on ne voit guère quels programmes de recherche supplémentaires pourraient bien être diligentés, d’ailleurs la puissance publique n’en a pas engagé de nouveaux) ; la réversibilité est grande compte-tenu du mode de culture (et la suspension de la culture pour l’année 2008 en est d’ailleurs une illustration) ; le programme de vigilance semblait donc bien une réponse adéquate alors qu’au regard de cette seule caractérisation scientifique de l’incertitude rien ne semble bien pouvoir justifier la mise en œuvre de la clause de sauvegarde.

3 https://eur-lex.europa.eu/legal-con... : « les mesures basées sur le principe de précaution devraient notamment (…) être basées sur un examen des avantages et des charges potentiels de l’action ou de l’absence d’action (y compris, le cas échéant et dans la mesure du possible, une analyse de rentabilité économique) » Communication de la commission européenne sur le recours au principe de précaution, 2 février 2000

4 « Mon idée est de prendre en compte l’intérêt et les objectifs des essais OGM avant d’accorder ou pas une autorisation d’expérimentation en plein champ. » Jean Glavany, ministre de l’agriculture, août 2001 ; « Je pense à l’obligation de prouver l’intérêt sanitaire et environnemental des OGM. Ces principes seront inscrits dans le projet de loi de transposition. » Nicolas Sarkozy, Président de la République, 25 octobre 2007


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