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L’accident de Fukushima DaiIchi

Publié en ligne le 6 juillet 2015
Ceci est la version intégrale d’une note de lecture abrégée parue dans le SPS n° 313.
L’accident de Fukushima DaiIchi

le récit du directeur de la centrale - Volume 1 : L’anéantissement

Franck Guarnieri, Sébastien Travadel, Christophe Martin, Aurélien Portelli, Aissame Afrouss

Presses des Mines, 2015, 341 pages, 39 €

Le Centre de recherche sur les Risques et les Crises (CRC) des Mines Paris Tech a publié le premier volume des comptes rendus de l’audition de Masao Yoshida, directeur de la centrale de Fukushima DaiIchi en mars 2011 au moment de la catastrophe, par une commission d’enquête du Premier ministre japonais. Que le CRC soit remercié de cette publication car il s’agit là d’un document d’un intérêt exceptionnel. L’audition date du 22 juillet 2011. Le compte rendu date du 16 août 2011.

Masao Yoshida, qui avait été nommé directeur de la centrale en juin 2010, est mort des suites d’un cancer de l’œsophage le 9 juillet 2013. Il avait appris sa maladie à la fin de 2011. Il est peu probable qu’elle ait été provoquée par l’irradiation. Le gouvernement japonais n’avait pas jugé opportun de publier les minutes de cette audition mais y a été contraint le 11 septembre 2014, sous la pression de l’opinion publique. À la lecture de ce premier volume, on le comprendra sans peine. La direction de TEPCO et le gouvernement de Naoto Kan n’en sortent pas grandis.

Plus qu’une explication technique du déroulement de la catastrophe, c’est le drame humain qu’ont vécu Masao Yoshida et ses collaborateurs qu’on retiendra. Tout au long de son témoignage, Masao montre la confiance qu’il accorde à ses subordonnés et son souci de ne pas les exposer inutilement. Il reconnaît volontiers qu’ils connaissent mieux que lui les caractéristiques des installations, qu’ils font montre de trésors d’ingéniosité pour faire face à des situations imprévues et imprévisibles. Ainsi démontent-ils les batteries de leurs voitures pour remplacer celles, défaillantes, des installations nucléaires.

S’agissant d’un drame humain la description de quelques scènes donne mieux le ressenti du lecteur de l’audition de Masao qu’un récit technique et chronologique.

Après le tremblement de terre, un millier de personnes se retrouvent au pied du bâtiment antisismique. Il n’y avait eu que quelques blessés et chacun retournera au poste qui est le sien en attendant des répliques possibles. Masao, avec les principaux responsables de la centrale, forment une cellule de crise qui s’installe dans le bâtiment antisismique. L’état des lieux était satisfaisant et Masao, comme ses collaborateurs était plutôt optimiste.

Ils sont ainsi enfermés dans le bâtiment anti-sismique sans regard vers l’extérieur au point qu’ils ne se sont pas rendu compte de l’arrivée du tsunami, dont ils voyaient pourtant la progression sur les images télévisées. Ils en ont pris conscience par la panne générale de courant due à l’immersion des générateurs de secours. Ils en ont eu la confirmation par quelques-uns d’entre eux qui ont pu aller à l’extérieur et voir les dégâts.

À la suite du tsunami, tous les générateurs d’électricité des réacteurs 1 à 4 sont hors-service. Seuls les systèmes de dernier secours marchant sur batterie et grâce à la vapeur circulant entre la chambre sèche et la chambre humide (RCIC et IC) sont encore opérationnels mais pour un temps limité. L’optimisme cède la place à l’angoisse et à la conviction qu’ils doivent faire face à une catastrophe majeure. La course pour rétablir le refroidissement commence donc alors, avec pour priorités successives les réacteurs 1, 3 et 2 en fonction des niveaux d’eau estimés dans les cuves.

Rapidement, il apparaît que les seules mesures encore disponibles, celles de la pression dans les enceintes et du niveau d’eau dans la cuve ne sont pas fiables. De plus, il n’y avait pas d’autre lumière la nuit que celle des lampes de poche.

Dès la perte de la puissance électrique, Masao comprend qu’il faut absolument refroidir les cœurs des réacteurs. Le plus menaçant était le réacteur 1. La seule solution était d’utiliser les camions pompiers qui pouvaient injecter de l’eau par les circuits anti incendie (il faut noter que ces circuits et la possibilité d’injecter de l’eau avec des camions pompes ont été ajoutés à la suite d’un incendie sur la centrale de Kashiwasaki). Mais la pression délivrée par les camions n’était pas suffisante pour que l’eau pénètre dans les enceintes des réacteurs à cause de la pression de vapeur qui y régnait. Il était donc nécessaire d’éventer ces enceintes pour diminuer la pression de vapeur. Pour s’ouvrir, les vannes nécessitaient du courant fourni par des batteries et de la pression d’air fournie par des réservoirs eux-mêmes sous pression. À défaut, il était possible, mais dangereux, du fait du niveau de radioactivité, d’ouvrir les vannes manuellement.

Les groupes électrogènes étant hors service, à l’exception de celui du réacteur 5, Masao a demandé à TEPCO de lui envoyer des camions électrogènes. Quelques-uns lui parviendront. En ce qui concerne le courant continu nécessaire au fonctionnement des instruments de mesures, les opérateurs eurent l’idée, comme on l’a dit, de démonter et utiliser les batteries de leurs voitures. De telles initiatives de la « base » sauveront, finalement, la situation. Masao en était parfaitement conscient et faisait confiance à ses subordonnés tout en prenant garde à ce qu’ils ne soient pas exposés aux radiations inutilement.

Le matériel commandé à TEPCO arrivait dans le centre de distribution de Onahama, situé à 70 km de la centrale. Dès que, à la suite de la première explosion de réacteur 1, la zone de la centrale fut reconnue radioactive, il devint impossible de trouver des livreurs. Ce sont donc les agents de la centrale qui durent faire les 140 km aller-retour pour chercher le matériel.

La cellule de crise de Fukushima était en contact avec celle du siège de TEPCO à Tokyo par vidéo-conférence ou téléphone. La tension commence à monter entre le siège et Masao dès le lancement des opérations sur le réacteur 1. Il est urgent d’ouvrir la vanne de dépressurisation de la chambre sèche. Les opérateurs du réacteur savent le faire mais ils se heurtent au manque d’air comprimé, pour ouvrir la vanne pneumatique, et d’énergie, pour ouvrir la vanne mécanique. La possibilité d’une ouverture manuelle existe mais dans des conditions de radioactivité trop importantes. Masao comprend la situation. Mais les hommes du siège ne l’entendent pas de cette oreille. Citons Masao : Ils (le gouvernement) sont persuadés que, s’il y a un ordre du ministre, cela va se faire dans la minute. La réalité, c’est pas ça » (p. 140) et, un peu plus loin : « Question [de la commission] : Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi le ministre donne l’ordre à ce moment précis d’exécuter l’éventage [...] ? Réponse [Masao Yoshida] : Je ne sais pas. Mais nous étions dans une colère noire. (…) Comme s’il suffisait de l’ordonner pour que ce soit fait. On avait envie de lui dire : “si c’est si simple, fais-le toi-même » (p. 156).

Sur ces entrefaites, on annonce la venue du Premier ministre en hélicoptère. Masao fut le seul à le recevoir, les autres membres du comité de crise étant trop occupés. « Le Premier ministre posait des questions surprenantes auxquelles on essayait simplement de répondre » (p.159). Pas le temps de bien expliquer les difficultés ni d’exprimer les besoins. « Il n’a pas jeté un coup d’œil. Il est venu comme ça, il s’est assis et il est reparti » (p. 160).

L’éventage risque, évidemment, de donner lieu à un relâchement de radioactivité. On comprend que le Premier ministre soit parti avant l’opération… décidée à 9 heures du matin. Dans l’instant, l’éventage se révèlera impossible à cause du niveau des radiations. Pour le faire, il a fallu installer un compresseur en état de marche trouvé par miracle et réunir un certain nombre de batteries chargées comme on pouvait. Finalement, l’éventage semble avoir été fait vers 14h30 le 12 mars. À 15h46, le bâtiment du réacteur 1 explosa. On comprit plus tard que l’opération d’éventage avait relâché de l’hydrogène qui s’accumula dans les superstructures du bâtiment. En même temps, l’éventage et la possibilité d’injection d’eau de mer qu’il permit ont fait que les enceintes de confinement des réacteurs ont pu résister. L’explosion du réacteur 1 fut un évènement décourageant pour le personnel engagé dans un combat titanesque, d’autant que le camion pompier qui devait servir à l’injection d’eau de mer avait été mis hors service : « Alors que l’injection d’eau de mer devenait enfin possible, notre espoir s’est brisé d’un coup. Il fallait immédiatement trouver autre chose » (p. 185).

Malgré un ordre reçu du siège d’arrêter l’injection d’eau de mer à 19 heures le 12 mars, Masao décida de poursuivre et l’injection commença à 20h20. Pour préciser l’état d’esprit de Masao, voici un passage significatif de son audition : « À ce moment-là, on m’a dit d’arrêter de discuter et de cesser l’injection. Ce coup de fil, je me le rappelle encore très bien. Et c’est là que je me suis dit qu’il y en avait marre. C’était mon ressenti. Il n’y avait eu ni argumentaire, ni explication… C’était tout simple, si on arrêtait l’injection maintenant, on allait à la catastrophe. J’étais donc décidé à poursuivre coûte que coûte. C’est tout » (p. 194).

La situation du réacteur 1 ayant été plus ou moins stabilisée, il fallait s’occuper des réacteurs 2 et 3. Ils savaient désormais que les éventages pourraient entraîner de nouvelles explosions. Ces risques, il fallait les prendre et les assumer. Le personnel manquait et Masao avait le souci de limiter l’irradiation de ses « troupes ». Masao : « De plus, nous manquions de personnel. Pour être tout à fait franc, c’était la panique dans ma tête. [...] Mais la seule chose à faire [...], c’était d’injecter de l’eau puis d’éventer. Il n’y avait que ça. Et, au milieu de tout ça, il y a eu l’explosion du réacteur 1, à laquelle il a fallu faire face. Pendant ce temps, il fallait aussi surveiller l’évolution des réacteurs 2 et 3. C’était la confusion totale. Et c’est dans cette ambiance qu’il fallait donner des ordres. Alors, je reconnais que ça ne s’est pas fait dans un ordre logique et réfléchi » (p. 201).

Par la suite, l’équipe de crise était parfaitement consciente du risque d’explosion hydrogène du réacteur 3. Ils avaient envisagé d’ouvrir la trappe située sur le toit du bâtiment mais le niveau de radiation était trop fort. Ils avaient envisagé aussi de démolir une partie du bâtiment pour laisser l’hydrogène s’échapper.

Ils avaient aussi réclamé de l’eau douce à injecter dans les réacteurs de préférence à l’eau de mer. Mais les pompiers qui auraient pu amener des camions citernes ne viendront pas. Les opérateurs de Fukushima restent dramatiquement isolés. Citons Masao : « Que ce soit le siège ou les autres, alors que nous nous battions de toutes nos forces avec le peu de personnel que nous étions, personne n’a su nous apporter la moindre aide concrète, efficace » (p.240).

Après avoir réussi à refroidir le réacteur 1, Masao et ses collaborateurs s’acharnaient à refroidir les réacteurs 2 et 3, le 3 étant le plus préoccupant. La montée de la pression dans la chambre sèche, de même que celle de la radioactivité signalant une détérioration du cœur, laissaient craindre une explosion. Masao décida alors de faire mettre tout le monde à l’abri à 10 heures le 14 mars. Mais sous la pression du siège, et, aussi, parce qu’il savait que ne rien faire n’était pas possible longtemps, il décida de faire reprendre les travaux, avec l’aide de la force d’autodéfense 2 qui se chargeait spécifiquement d’aller chercher l’eau de mer avec des camions citernes. C’est à la reprise du travail que le réacteur 3 explosa. Les hommes de l’autodéfense ont été les plus touchés par l’explosion. On comptait quarante disparus. Citons le témoignage particulièrement émouvant de Masao : « Quand [...] j’ai su qu’il y avait une quarantaine de disparus, j’ai vraiment eu l’intention de me donner la mort. Si c’était vrai et qu’effectivement il y avait quarante morts, j’étais décidé à me faire hara-kiri » (p. 254). Finalement, il n’y eut aucun mort, mais quatre ou cinq blessés. Malgré les blessés, les gravats jonchant le sol, le découragement, il fallait reprendre le travail pour refroidir le réacteur 2. Masao réunit ses troupes et s’excusa de les avoir envoyés au travail dans des conditions très risquées. « C’est à ce moment-là que j’ai vécu une des plus grandes émotions de ma vie. Ils voulaient tous retourner sur le terrain, ils se bousculaient même » (p. 259). Les opérations reprennent alors avec des tensions renouvelées avec les responsables du siège toujours aussi autoritaires et incompétents.

Le 15 mars à 6h54, une explosion se produisit dans le réacteur 4 qui était pourtant à l’arrêt. Cette explosion était due à la concentration d’hydrogène émanant du réacteur 3 dans les superstructures du réacteur 4. Elle fut suivie d’un incendie qui s’arrêta de lui-même.

Ce que Masao Yoshida et ses collaborateurs firent pendant ces cinq jours d’enfer, des robots n’auraient pas pu le faire. Et ils le firent, en grande partie, malgré les responsables techniques et politiques de Tokyo, qui pensaient savoir mieux ce qu’il fallait faire que les hommes de terrain.

Pour faire un parallèle, la situation rappelait celle de ces capitaines enterrés, avec leurs hommes, dans les tranchées de la grande guerre. Ils étaient seuls à savoir les risques de sortie de la tranchée, mais recevaient des consignes absurdes ou irréalistes des autorités incompétentes mais, néanmoins catégoriques.

Si on peut être reconnaissant aux Presses des Mines d’avoir publié ce premier volume de l’audition de Masao Yoshida on ne peut que regretter le manque de schémas explicatifs au fur et à mesure de l’audition. S’il existe, heureusement, un glossaire, pour les non-spécialistes (et même pour les connaisseurs), l’absence de schémas expliquant ce que sont les IC, RPCI, SLC, HPCI, ECCS, la pompe SK, le système RHR, les vannes 2A et 3A etc. rendent la lecture de l’audition pour le moins absconse. Par ailleurs, de graves erreurs dans la mesure des irradiations sont fréquentes : confusions entre doses (par exemple 100 mSv) et débits de doses (100 microSv/h, 100 mSv/an) 3. Dans tous les cas il s’agit, évidemment, de débits de dose qui devraient, sans doute, être exprimés en mSv/h. Il est très surprenant que les experts du Centre de recherche sur les Risques et les Crises de l’école des Mines aient laissé passer de telles erreurs analogues à la confusion entre kW et kWh.

Le récit de l’audition de Masao Yoshida souligne l’importance du facteur humain pour faire face à une catastrophe hors norme. S’il fallait tirer une leçon, elle devrait s’adresser aux hauts responsables et aux politiques : une leçon d’humilité face aux hommes de terrain qui connaissent mieux que quiconque ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Il ne s’agit, évidemment pas, de ce qui pourrait être une indifférence ou un immobilisme. Il s’agit d’une écoute et d’un respect de ceux qui sont au front. Il ne me semble pas évident que le concept d’ingénierie de l’urgence proposé par le CRC dans le premier chapitre de l’ouvrage, accorde l’importance qu’il mérite à ce principe.

1 On parle d’explosion de réacteur alors qu’il s’agit de la ruine du bâtiment du réacteur à la suite d’une explosion hydrogène.

2 De fait, l’armée japonaise.

3 Quelques exemples de confusion entre doses et débit de dose : 0,5 mSv et 1,2 mSv (p. 132), irradiation 100 (p. 162), 300 mSv (p. 164), 300 mSv dans le sas d’entrée du réacteur (p. 229), 100 mSv autour du bâtiment (p. 241).