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Joyeux Noël !

Publié en ligne le 21 décembre 2010 - Esprit critique et zététique -
Depuis décembre 2011, les meilleurs textes de cette chronique ont fait l’objet d’une parution exclusive dans un livre de la collection "Une chandelle dans les ténèbres" sous le titre Entre l’espoir et le faux mage, éditions papier et électronique.

ACTE 1

(Anecdote authentique. Un après-midi de décembre 1954. École maternelle Victor Duruy d’Arcachon, Gironde).

Didier Esther fait partie de la classe des « moyens ». C’est un dur, un violent. Certainement le plus dur et le plus violent de l’école. Quand il se vante que son père (marin-pêcheur de profession) l’entraîne régulièrement pour qu’il devienne plus tard boxeur, on ne peut que le croire, car ses coups de poing, toujours dévastateurs, sont redoutés jusqu’aux élèves de 6 ans de la classe de « grande section ».

Ce matin-là, Jacounet – son opposé dans la classe : le petit mignon, le chouchou des maîtresses – est en violente discussion avec lui dans la cour de récréation. Comme Didier Esther s’obstine à affirmer que le Père Noël n’existe pas, Jacounet assène en dernier recours un argument définitif, qu’il se permet même d’enjoliver d’un serment maternel légèrement exagéré :

– Eh bien moi, je te dis que le Père Noël existe ! C’est ma mère qui me l’a juré !

– Alors ta mère c’est une menteuse, et si tu crois au Père Noël, t’es con !, conclut Esther.

Instinctivement Jacounet se ramasse sur lui-même. C’est l’injure faite à sa mère qui a fait mouche. Sans hésiter ni réfléchir il se jette sur un Didier Esther décontenancé par la rapidité de cette attaque suicidaire. Les deux gamins roulent sur les graviers acérés de la cour. L’offensé a parfaitement conscience qu’il doit se presser de faire mal car il ne bénéficiera pas longtemps de l’effet de surprise. Il mord avec rage tout ce qui passe à portée de ses dents de lait. Sans accuser la moindre douleur, Esther se ressaisit, retourne son adversaire au sol, se dégage, se redresse et cogne le visage de son agresseur de toute la force de ses petits poings aguerris. Jacounet marque le coup, mais se relève, se jette la tête en avant dans les jambes musclées qui lui font face. Dans un bruit de déchirure de tissu un bouton de tablier roule au sol. Esther réussit à saisir adroitement les deux extrémités de l’écharpe enroulée autour du cou de son adversaire. Il serre et étrangle…

Maîtresse arrive alors, sépare brutalement les deux combattants et les entraîne en classe pour une leçon de morale appuyée de quelques promesses de punitions. Tout à l’heure elle viendra discrètement parler à Jacounet (le « chouchou des maîtresses »). Elle lui dira avec douceur :

– N’écoute pas ce que te raconte cette brute de Didier, Bien sûr que le Père Noël existe ! D’ailleurs tu sais bien qu’il doit passer bientôt à l’école !...

ACTE II

(Scène de « fiction réaliste », à l’Ile de La Réunion, début-décembre 2001. Deux jeunes mamans discutent lors d’une soirée amicale).

Francine
Holala si tu savais comment est mon Kevin !… Alors lui !… Un vrai « verseau ». Aussi naïf que son père. On pourrait lui faire prendre un lendormi 1 pour un bébé-crocodile ! Imagine : à 7 ans, il vient encore d’écrire sa lettre au Père Noël !

Michèle
Noooon ! Remarque, ma petite Cindy, qui n’est pas beaucoup plus jeune, me demandait hier comment le Père Noël allait bien pouvoir faire pour lui apporter ses jouets puisque dans notre maison il n’y a pas de cheminée (rires)

Francine
Aaah joli ! Trop super !… Mais la plus adorable c’est celle de Chloé, tu sais, la petite à Pascale ? Il y a quelques jours elle lui sort : « Dis maman, peut-être que le Petit chaperon rouge, c’est la fille au Père Noël ?… ». À cause du manteau rouge… Tu te rends compte ces gamins ! ?…

Michèle
Noooon ! ? Oh c’est trop mignon… j’imagine la Pascale, coincée comme elle est, elle n’a pas dû savoir quoi lui répondre…

Francine
Ben je crois qu’elle lui a dit qu’il ne fallait pas confondre les deux car « Le Petit chaperon rouge » ce n’est qu’un conte, une histoire…

Michèle
Bien répondu ! Je crois que j’aurais dit la même chose…

Francine
Un que je comprends pas, c’est Jacques… Tu sais qu’il a toujours refusé de faire croire à ses gosses que le Père Noël existe ! Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a dit que chaque fois que ses enfants lui avaient posé la question il leur avait répondu que c’était là simplement une jolie histoire, comme celle de Cendrillon ou du Petit Poucet…

Michèle
Non mais attends… c’est vraiment n’importe quoi !

Francine
Ah ça ! Son argument c’est de dire qu’une jolie histoire n’a pas besoin d’être agrémentée d’un mensonge pour rester une jolie histoire. En plus, il s’est foutu de ma gueule en disant que d’un côté je jouais les mamans modernes, scandalisée par le fait qu’autrefois nos grands-parents faisaient croire au « loup-garou », à la « méchante sorcière » ou au diable, mais que d’un autre côté mon insistance à préserver la croyance au Père Noël n’avait pas l’air de me poser problème dans l’éducation de mes enfants…

Michèle
Attends, mais il déraille grave le Jacques ! Le loup-garou et le Père Noël ça n’a rien à voir ! Le Père Noël c’est du rêve, de la douceur, de l’enchantement, du merveilleux…

Francine
Va-t-en faire admettre ça à cette espèce de rationaliste borné !

Michèle
Et puis le Père Noël, ce sont les cadeaux ! Mais il est peut-être aussi contre les cadeaux ? !

Francine
Au contraire ! Mais ne le branche pas là-dessus ! Il va te sortir ses théories intello du style… attends, je lui ai dit de m’écrire ça sur un bout de papier parce que ça vaut son pesant de cacahuètes… Voilà : « la charge émotive du cadeau et sa valeur d’échange sont effectivement des éléments primordiaux dans l’équilibre des relations sociales de la vie en communauté, mais quel intérêt à s’obstiner à faire croire que c’est un être qui n’existe pas qui offre ? » (rires moqueurs des jeunes mamans)… attends, il a rajouté ça aussi : « le plaisir tout à fait réel et exaltant d’offrir ou de recevoir est-il moins important chez les adultes et les grands enfants qui se font des cadeaux sans être obligés de croire au Père Noël ?… » (Silence des deux mamans)

Michèle
C’est dingue ce besoin de refuser le rêve !

Francine
Ah ! mais non, lui te dira qu’il est tout à fait pour le rêve et le merveilleux, mais qu’il est inutile, voire dangereux, d’en faire l’amalgame avec la réalité !…

Michèle
Non mais attends, dans le cas de Noël, on a affaire à des gamins quand même… z’ont pas besoin de philosopher à dix mille mètres d’altitude, eux !… Tu vas voir le coup que pour Noël Jacques va abonner nos enfants de 4 à 6 ans à Science et pseudo-sciences, tu sais, la revue à laquelle il collabore ! (fou rire interminable)… Halala ! Je sais pas, moi je trouve ça charmant ces innocents bambins qui croient dur comme fer au Papa Noël. Même que j’aimerais bien parfois être à leur place !… Quand on voit ce que la réalité nous offre !

Francine (hochant soudain gravement la tête)
Ouais, je te le fais pas dire !

ACTE 3

(Retour cinquante ans en arrière, dans la cuisine de la maison de Jacounet, près de la cuisinière à charbon)

La maman affolée pose des questions : que signifient ces éraflures boursouflées au visage ?… Et ce tablier déchiré ? !… Jacounet se mord les lèvres et, en larmes, donne les explications, insiste sur l’injure faite, en rajoute un peu en assurant à sa mère qu’il est sorti vainqueur de la bagarre. Celleci, soudain attendrie, s’accroupit, prend son petit garçon sur ses genoux, l’enlace, lui fait un gros bisou.

« Écoute, mon Jacounet, maintenant tu es un grand, tu vas bientôt avoir 5 ans… Je vais te dire un grand secret… Le Père Noël n’existe pas pour de vrai, c’est une histoire qui a été inventée pour faire croire aux petits… ». À cet instant précis, la lumière de la cuisine paraît s’assombrir aux yeux du jeune enfant. Il ne se doute pas que cette impression d’obscurité subite et passagère, il en gardera le souvenir toute sa vie. Ainsi donc le Père Noël ne serait qu’une histoire inventée… et tout à l’heure, dans la cour de récréation, face à l’épouvantail Esther, il aurait donc risqué sa vie pour défendre un mensonge et une menteuse ! Dans sa tête s’écroule tout un échafaudage de certitudes sur la perfection et la droiture du monde des adultes. Son visage se durcit brusquement. Il vient de comprendre que les grands (pire : ses propres parents, sa maîtresse d’école !) sont capables de faire ce que pourtant à chaque instant ils assurent être la chose la plus détestable au monde : mentir à ceux que l’on dit aimer. Pourquoi ! ? Pourquoi ! ? Pourquoi ! ?… Près de cinquante ans après il cherche toujours une explication logique à cette interrogation…

J. P., alias « Jacounet » dans les années 50.

1 Lendormi : nom local réunionnais donné au caméléon à cause de sa démarche très lente.

Publié dans le n° 250 de la revue


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L' auteur

Jacques Poustis

Jacques Poustis (1949-2022) ancien éducateur spécialisé, était devenu un artiste aux talents multiples : magicien, (...)

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