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Giordano Bruno : de l’errance au bûcher

Publié en ligne le 15 décembre 2009 - Histoire des sciences -

Il y a quatre siècles, le 17 février 1600, Giordano Bruno fut brûlé vif par l’Inquisition : à l’instar de Socrate, il fut exécuté parce que ses idées dérangeaient.

Excommunié par les calvinistes, les luthériens et les catholiques, Bruno a semé partout la contradiction et remis sans cesse en cause les croyances les plus ancrées. Contre l’attente de ses juges, il a préféré monter sur le bûcher plutôt que d’abjurer. Mais en réduisant son corps en cendres, les inquisiteurs ont créé un mythe : celui de la libre parole contre la censure et du courage contre la terreur. Philosophe maudit, il fut insulté, ses livres furent interdits, recherchés et détruits.

Tel le phénix, Bruno renaît continuellement de ses cendres. À chaque fois avec un nouveau visage pour servir les causes les plus diverses. Comme sa pensée mêle des visions géniales avec des idées invraisemblables, elle se prête à toutes sortes de revendications : des rosicruciens aux positivistes, des marxistes italiens aux fascistes, chacun à sa manière a invoqué Bruno.

Sans tenir compte du caractère profondément religieux de Bruno, les positivistes ont créé au XIXe siècle la légende d’un martyr de la science, mort pour avoir poussé le copernicanisme jusqu’au bout en proposant l’idée d’un univers infini. À l’opposé, les travaux contemporains de Frances Yates, spécialiste anglaise de la Renaissance, le présentent comme un propagateur de l’hermétisme 1. Réduisant ses idées coperniciennes à la portion congrue, elle nous explique que l’Inquisition a brûlé un représentant d’un courant magico-religieux.

Bruno est-il un scientifique ou un magicien ? Difficile de répondre : personne n’a jamais pu dégager une pensée cohérente de son œuvre.

Première errance

La vie de Bruno est celle d’un vagabond : son itinéraire le conduit de Naples à Rome, ensuite à Genève, à Toulouse, à Paris, à Londres, à Wittenberg, à Prague, à Helmstedt, à Francfort et à Venise. Il effectue son dernier et malheureux voyage de Venise à Rome, enchaîné par ses bourreaux, pour y connaître une fin atroce.

Filippo Bruno, né en 1548 à Nola près de Naples, se désigne lui-même comme « le Nolain ». Il adopte le prénom de Giordano en 1565 lorsqu’il adhère à l’Ordre des Dominicains. Ses problèmes avec les Frères ne tardent pas : il doute de la Trinité, refuse les images des saints dans sa chambre et n’accepte pas la virginité de Marie. Menacé d’un procès devant son supérieur hiérarchique, il fuit Naples en 1576 et se retrouve à Rome, où il apprend que des écrits interdits ont été découverts dans sa chambre napolitaine. Or, à l’époque, lire des textes illicites équivaut à en partager les idées. Comme il est en plus accusé injustement d’un assassinat, il s’enfuit et sa cavale le mène à Genève en 1578, ville où Calvin avait brûlé en 1553 Michel Servet, coupable de douter du dogme de la Trinité.

Par feinte ou par conviction, Bruno s’accommode du calvinisme. Mais le conflit éclate rapidement : ayant entendu un ami de Théodore de Bèze, le successeur de Calvin à la tête de Genève, proférer des « âneries » aristotéliciennes, il riposte. Il doit comparaître devant le Vénérable Consistoire. À Rome et à Genève, ces deux capitales de l’intolérance, douter des dogmes est passible des tribunaux.

Comme Bruno se rétracte publiquement, il est seulement excommunié. Il quitte alors Genève pour la France tout en gardant rancune aux calvinistes.

Pendant dix-huit mois, il enseigne à Toulouse, place forte de la Ligue Catholique, organisation extrémiste et fanatique. En 1581, il quitte la ville devenue dangereuse : la guerre menace entre huguenots et ligueurs qui dénoncent la faiblesse de la monarchie à l’égard des protestants. Il part vers Paris, ville qui a encore en mémoire le sinistre massacre de la Saint Barthélemy (1572), où des milliers de protestants ont été assassinés à l’instigation du duc de Guise et de Catherine de Médicis.

Bruno a une chance inespérée : il est bien accueilli par Henri III qui cherche à en finir avec les guerres de religion. Mais la politique royale de réconciliation entre chrétiens est violemment dénoncée par le duc de Guise comme étant favorable aux protestants.

Intéressé par les dons du Nolain dans l’art de la mémoire, Henri III le nomme lecteur royal à la Sorbonne, fief des plus irréductibles aristotéliciens, imperméables à toute innovation. Décision courageuse : Bruno est interdit de messe, ce qui lui ferme normalement les portes de l’enseignement.

La production littéraire du Nolain en France comprend notamment Le Chandelier et un ouvrage dédié à Henri III, Des ombres des idées, consacré à l’art de la mémoire.

Cependant, le climat politique se détériore en 1583 : déçus, les réformés
s’organisent dans le sud de la France. Bruno décide alors de partir pour l’Angleterre et intègre la suite de Michel de Castelnau, seigneur de la Mauvissière, esprit ouvert et tolérant, ambassadeur d’Henri III à Londres. Une sincère amitié se noue entre eux, et le Nolain dédiera au seigneur de la Mauvissière quelques-unes de ses œuvres.

D’après les aveux de Bruno à l’Inquisition bien plus tard, Henri III lui avait donné une lettre de recommandation pour Michel de Castelnau, dont on n’a jamais trouvé la trace. Elle pourrait expliquer la liberté d’expression de Bruno : sans protection, il aurait certainement fini en prison outre-Manche.

Apprenant le départ du Nolain vers Londres, l’ambassadeur anglais à Paris alarme aussitôt le secrétaire de la reine : « un homme sans religion » arrivera bientôt en Angleterre ! Cet avertissement reste toutefois sans suite et Bruno, reconnaissant du bon accueil que lui réserve la cour, qualifie l’anglicane Elisabeth de « divine », épithète qu’il devra expliquer aux inquisiteurs dix ans plus tard.

Giordano Bruno en Angleterre

L’infinité du monde

Pendant les deux années anglaises Bruno publie ses œuvres les plus importantes : Le Banquet des Cendres, Cause, principe et Unité, L’Univers et les Mondes, L’expulsion de la bête triomphante (où il règle ses comptes avec le calvinisme), La cabale du cheval Pégase et Les Fureurs Héroïques.

Alors que pour expliquer l’absence de parallaxe 2 Copernic avait simplement agrandi le monde en plaçant plus loin la sphère des étoiles fixes, Bruno fait éclater cette dernière. Faisant l’apologie de Copernic qu’il déborde largement, il imagine un univers infini – ce en quoi il dépasse ses contemporains, notamment Kepler et Galilée. Pourtant l’infinité du monde n’est pas alors une pensée complètement nouvelle : les atomistes grecs l’avaient déjà suggérée avant notre ère et, ensuite, le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464), que Bruno cite explicitement, avait aussi évoqué un monde « qui ne peut être clos », à défaut de le dire infini. Curieusement, cette thèse alors non combattue par l’Église, était tout simplement tombée dans l’oubli. Seuls Bruno, Thomas Digges (v1530–1595), William Gilbert (1544-1603) et Nicolas Baer dit Ursus (1551-1600) en parlent à la fin du XVIe siècle.

Peut-être en raison de cette croyance en un monde infini, Bruno devient panthéiste. En effet, dit-il, il ne peut exister deux infinis différents. Si Dieu est infini et si l’univers l’est également, alors Dieu et l’univers sont une seule et même chose : Dieu est présent dans chaque partie de l’univers. Puis, Bruno, poussant à son paroxysme une religion faite de panthéisme et d’hermétisme, finit par adopter les croyances des anciens Égyptiens qu’il considère comme supérieures au christianisme : leur adoration des bêtes, par exemple, lui apparaît comme étant celle de Dieu présent dans chaque être vivant.

La pluralité des mondes

Bruno ne chasse pas seulement la Terre du centre de l’univers, mais aussi le Soleil : il ne peut y avoir de centre dans l’infini, explique-t-il. Les notions de « haut », de « bas », de « gauche » et de « droite » sont relatives à un observateur et dépourvues de sens dans un espace infini. Chaque personne qui voit une infinité d’étoiles autour d’elle se croit au centre, mais elle a tort.

L’iconoclaste Bruno va encore plus loin : il professe que notre humanité est quelconque ; que la Terre tourne autour du Soleil, considérée par lui comme une étoile banale, voyageant elle-même dans l’espace au milieu d’une infinité d’autres soleils et d’autres planètes, peuplés par d’innombrables humanités. On reste perplexe devant autant de hardiesse !

Malheureusement, le Nolain a raison trop tôt : l’infinité du monde et la pluralité d’humanités sont les deux socles de la nouvelle mentalité qui ne prendra son envol qu’à la fin du XVIIe siècle. Mais à l’époque de Bruno, et même longtemps après, les esprits sont encore tourmentés par les difficultés théologiques posées par cette pluralité des mondes. John Wilkins (1614-1672) résume ces inquiétudes en se demandant comment pourraient être ces mondes créés par Dieu. De deux choses l’une, répond-il : ou bien ils sont semblables, ou bien ils sont différents. Mais s’ils sont semblables au nôtre, alors Dieu n’est pas providentiel ; et s’ils ne sont pas semblables, alors Dieu n’est pas parfait puisque certains mondes seraient meilleurs que d’autres.

Ainsi la philosophie de Bruno s’oppose aux enseignements chrétiens basés sur une humanité unique et une Terre immobile au centre d’un monde clos, fini et hiérarchisé. Au premier embarras, celui d’expliquer comment ces habitants du ciel pourraient descendre d’Adam ou être sortis de l’Arche de Noé, s’ajoutent d’autres complications : s’il y a d’autres humanités, quel sens donner alors au péché originel ? Serions-nous les seuls concernés par lui ? Une humanité qui en serait dépourvue, serait-elle meilleure que la nôtre ?

Pour des esprits tenaillés par ces mêmes interrogations depuis la découverte des Indiens d’Amérique, c’en était trop. Le Nouveau Monde démolissait déjà suffisamment quelques enseignements de saint Augustin qui avait eu l’imprudence d’écrire : « Quant à cette fabuleuse hypothèse des antipodes, c’est-à-dire d’hommes qui […] opposent leurs pieds aux nôtres, il n’est aucune raison d’y croire. […] Mais supposé que le monde eût cette f orme ronde et sphérique, […] s’ensuivrait-il nécessairement qu’il y eût des habitants [dans les antipodes] ? […] Il serait trop absurde de prétendre qu’après avoir franchi l’immensité de l’Océan, quelques hommes aient pu, hardis navigateurs, passer de cette partie du monde en l’autre. » 3

Catholiques et réformés n’avaient pas tardé à comprendre combien la découverte de l’Amérique mettait à mal le récit de la Genèse. À défaut d’admettre que l’humanité soit issue de plusieurs couples d’hommes et de femmes, comment expliquer que les ancêtres des Indiens aient fabriqué des embarcations capables de traverser les mers ? Bruno met alors le doigt sur la plaie et traite ce sujet avec sarcasme. Il évoque l’incroyable passage biblique de Jonas avalé par une baleine et recraché sain et sauf sur le rivage : « [On peut expliquer le transport des Indiens par] quelque traversée de baleines qui auraient avalé certaines personnes dans un pays et qui seraient allées en vomir les survivants dans d’autres régions du monde. » 4

Le mouvement de la Terre

Bruno conteste dans le Banquet des Cendres l’objection d’Aristote au mouvement diurne de la Terre, restée sans réfutation jusqu’alors, la verticalité de la chute d’une pierre. Ce raisonnement était : si la Terre bouge, une pierre ne peut pas tomber à la verticale puisque la Terre se serait déplacée pendant la chute. Pour contester cette « preuve » de l’immobilité de la Terre, Bruno compare les chutes de deux pierres, l’une sur le quai d’un port, l’autre emportée dans un navire : « Supposons que deux hommes placés l’un à bord du navire en course, l’autre à l’extérieur, (…) laissent tomber [d’un même point et] en même temps chacun une pierre, sans lui donner aucune poussée. La pierre du premier, sans s’écarter ni dévier de sa ligne, atteindra [la base du mât], alors que celle du second sera laissée en arrière. »

Et il continue : « À cela une seule raison : la pierre lâchée par celui qui prend appui sur le navire […] est entraînée dans son mouvement, et se voit imprimer une vertu dont est démunie la pierre lâchée par celui qui se tient à l’extérieur. » 5

En étendant cet argument aux objets qui tombent sur la Terre en rotation, Bruno montre qu’il a une intuition du principe d’inertie. Comme l’auteur du « Banquet des cendres » n’impose aucune condition d’uniformité ou de linéarité au mouvement du bateau, il est exclu donc d’affirmer qu’il a compris complètement ce principe, relatif aux seuls mobiles entraînés par un Mouvement Rectiligne Uniforme. Il n’en reste pas moins qu’il est sur ce point en avance sur ses contemporains.

Notre mentalité actuelle trouve banal cet exemple de la pierre tombant dans un bateau. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il heurte le sens commun : nous le trouvons simple uniquement parce que nous avons été éduqués dans la science de Newton. Mais au XVIe siècle cette idée, incompatible avec la physique aristotélicienne, était rejetée sans appel. Même si Galilée omet de citer Bruno en 1632 dans son Dialogue, il lui rend un hommage silencieux en s’emparant de cet argument comme une importante démonstration du principe d’inertie 6.

En essayant d’enseigner le copernicanisme à Oxford, Bruno est chassé dès le troisième cours sous prétexte qu’il a... plagié Marsile Ficin ! Mais voici le témoignage d’un de ses collègues : « [Bruno entreprit] de promouvoir l’opinion de Copernic selon laquelle la Terre tournait et les cieux restaient immobiles, alors qu’en réalité c’était sa tête qui tournait tandis que son cerveau ne restait certainement pas immobile » 7.

La nouvelle errance

En octobre 1585, Henri III rappelle Michel de Castelnau en France. Ne pouvant plus rester en Angleterre, laissant la liberté et le confort dont il avait joui, Bruno revient aussi en France. Désormais, il se logera comme il pourra, son caractère provocant et indocile ajoutant à ses difficultés.

Le rappel de l’ambassadeur est consécutif aux troubles survenus après le décès du duc d’Anjou. Lorsque l’« hérétique » et « relaps » Henri de Navarre (futur Henri IV) avait été déclaré en 1584 successeur présomptif d’Henri III, la Ligue Catholique s’était déchaînée : en juillet 1585, la tension était à son comble, Paris se préparait à un bain de sang. Le duc de Guise, aidé par l’Espagne, mobilisait ses troupes, et ses prédicateurs sillonnaient la capitale en échauffant les esprits contre le roi. Le pape Sixte V avait franchi un nouveau pas en septembre en déclarant que l’« hérétique » Henri de Navarre ne pouvait pas accéder à la couronne de France. C’est cette ambiance que Bruno trouve à son retour à Paris en octobre 1585.

Quelques mois plus tard, au printemps 1586, lors d’une leçon au Collège de Cambrai, le Nolain met au défi l’assistance de « défendre Aristote » ou de s’attaquer à lui, Bruno. Comme personne ne se manifeste, son audace augmente : il crie qu’il a définitivement terrassé Aristote et ses sectateurs. C’est par chance qu’il s’en sort sain et sauf : les étudiants en émeute exigent qu’il retire ses « calomnies contre Aristote ». De ce jour, il n’ose plus se présenter à l’université de peur d’être lapidé.

Entre-temps, il se brouille avec Fabrizio Mordente à propos d’un compas inventé par ce dernier. Prétendant qu’il a compris l’intérêt de l’instrument mieux que son propre inventeur, il offense profondément Mordente qui se dépêche de le dénoncer aux ligueurs. N’ayant plus le soutien du roi Henri III devenu prudent, Bruno sait que sa vie ne vaut désormais plus rien. Il prend donc la direction de l’Allemagne.

En 1586, il arrive à Wittenberg, où Luther avait lancé la Réforme en 1517. L’accueil est amical : il devient lecteur à l’université pendant deux ans. Obligé de décamper sous la pression des calvinistes, il fait l’éloge de Luther dans son discours d’adieu, ce qui lui sera reproché plus tard par les inquisiteurs : ils le soupçonneront d’avoir tenté d’organiser une secte de « giordanisti » dont les adhérents auraient été des luthériens.

Bruno est-il devenu luthérien ? Rien de moins sûr, il s’agit plutôt d’un geste de courtoisie à l’égard de gens accueillants dans une Europe intolérante. Écoutons-le : « Bien que je fusse un étranger, un exilé, un fuyard […] méprisable aux yeux des sots et des êtres ignobles qui ne reconnaissent la noblesse que là où resplendit l’or, vous ne m’avez pas méprisé […], de sorte que vous n’avez pas permis que fût violée la liberté philosophique » 8.

Seule étape logique de la cavale de Bruno : Prague, gouvernée par Rodolphe II, empereur du Saint Empire Romain Germanique, qui se prend pour la réincarnation d’Hermès Trismégiste ! Parce que cet empereur avait accordé la liberté de culte par les « Lettres de Majesté », parce qu’il accueillait les savants sans se soucier de leur religion, Rodolphe II provoquait la colère du pape et des autres Habsbourg.

Rodolphe II n’offre cependant aucune situation au Nolain en raison des intrigues de Mordente, l’ennemi parisien de Bruno devenu astrologue impérial. Peut-être aussi les caisses de l’empire étaient-elles vides. Explication insuffisante car Rodolphe II savait faire des efforts : il proposera quelques années plus tard un salaire mirobolant à Tycho Brahe.

Incapable de s’établir à Prague, Bruno reprend le chemin vers Helmsted en 1589 où, selon ses aveux à l’Inquisition, les luthériens l’excommunient pour des raisons qui ne sont pas religieuses. Un sort semblable l’attend à Francfort en 1590 : on l’expulse le jour même de son arrivée. Mais il n’obtempère pas jusqu’à l’impression des trois manuscrits qu’il porte avec lui : L’Immense, l’In figurable et les Innombrables – où il réaffirme ses idées sur l’univers infiniment grand –, Le Triple Minimum et la Mesure, où il s’interroge cette fois sur les atomes et l’infiniment petit – et La Monade, le nombre et la figure, où il dialogue avec un défenseur de la magie, Cornelius Agrippa (1486-1535).

Fatigué de tant d’errance, il accepte d’aller à Venise en 1591 à l’invitation de Giovanni Mocenigo, un noble vénitien désirant accroître sa mémoire pour briller dans les salons.

L’arrestation

Bruno a-t-il conscience qu’il va vers le danger ? Comme beaucoup d’hommes de son temps, il pense peut-être que l’affaiblissement des catholiques conduira à un changement des mentalités et qu’un courant de conciliation émergera dans l’Église. L’Espagne perd en 1588 son Invincible Armada, donnant ainsi une victoire éclatante à l’Angleterre, et les troupes d’Henri de Navarre, remportant des victoires sur la Ligue Catholique, menacent Paris.

Probablement Bruno a-t-il aussi surestimé les pouvoirs de la Sérénissime République de Venise, qui s’était maintes fois opposée au Vatican. Mais les temps ont changé : après avoir perdu le monopole du commerce en mer qui a fait sa fortune, l’indépendance de la cité des Doges n’est plus qu’une fiction. Venise n’a pas tiré de grands bénéfices de sa victoire sur les Turcs à Lépante (1571) : les musulmans restent maîtres de la Méditerranée et menacent directement leur République et l’Autriche voisine. Ainsi, les Doges, incapables de s’opposer au pape, partagent désormais leur pouvoir avec le Conseil des Dix et trois inquisiteurs qualifiés par le pontife, qui contrôle personnellement les évêques exerçant à Venise.

Inconscient du danger, Bruno prend la route de la Sérénissime République avec un livre qu’il souhaite dédier à Clément VIII. Il s’arrête à Padoue et y postule en vain à une chaire de mathématiques vacante, celle-là même que l’université attribuera l’année suivante à Galilée.

L’Inquisition

Effrayé par les idées de son hôte, Mocenigo le dénonce à l’Inquisition. Certains griefs sont stupéfiants : ainsi, d’après son accusateur, Bruno aime les femmes et regrette de ne pas être parvenu à... « en posséder autant que Salomon » ! À ce reproche, Mocenigo ajoute : le Nolain doute de la virginité de Marie ; ne croit pas à la transsubstantiation ; professe qu’il existe une infinité de mondes, peuplés par une infinité d’humanités ; pratique la magie ; place ses espoirs dans des hérétiques comme Henri IV, la reine Elisabeth et les luthériens ; etc.

Les inquisiteurs de Venise interrogent l’accusé pour la première fois en mai 1592. Leurs charges amalgament théologie, philosophie et science, inséparables dans leur esprit comme dans celui de Bruno. Ce dernier tient toujours la même défense : il est un philosophe, comme l’étaient Platon et Aristote qui s’écartent parfois des Écritures sans que leurs écrits soient condamnés. Et il se défend avec bravoure.

A-t-il enseigné contre la foi catholique ? Non, répond-il, pas directement, mais il admet que ses vues ne se concilient pas avec la lettre des Écritures. A-t-il professé l’infinité du monde ? Bruno évoque alors la Puissance divine : ce serait indigne de Dieu, infiniment puissant, de s’être contenté d’un seul monde alors qu’il pouvait en produire une infinité. D’ailleurs, avant la découverte des Amériques, n’ignorait-on pas qu’il existait d’autres peuples ? A-t-il nié le Déluge ? Il est absurde, répond-il, de supposer qu’une inondation au Moyen-Orient ait pu anéantir l’Amérique : l’existence des Indiens prouve que le Déluge n’est pas universel. A-t-il souhaité la victoire d’Henri de Navarre et traité la reine d’Angleterre de « divine » ? Non – réplique Bruno – il n’a jamais rencontré Henri de Navarre ni ses ministres ; oui, il a traité la reine Elisabeth de « divine » par simple formule de politesse.

La nonciature informe Rome que Venise détient un prévenu qui a fréquenté les hérétiques et vécu comme eux ; qui nie que le monde ait été créé par Dieu à partir du néant et professe qu’il y a une infinité de mondes habités ; qui affirme qu’il n’est pas nécessaire que les Anges se chargent de mouvoir les cieux puisque le mouvement des astres est naturel, comme est naturel aussi celui de la Terre ; qui nie la transsubstantiation et l’Incarnation et professe que le Saint Esprit est un simple concept philosophique.

Considérant ce cas comme particulièrement grave, le pape réclame son transfert à Rome. Connaissant la réputation de l’Inquisition romaine, Bruno prend peur et essaye de se faire pardonner. Mais c’est trop tard, la machine est déjà en route.

D’ordinaire les Vénitiens rejettent les ingérences pontificales et préfèrent juger eux-mêmes les suspects. D’autant plus que rien n’est définitivement établi : à l’exception de Mocenigo, d’autres témoins amoindrissent la charge pesant sur Bruno. Pour ménager les susceptibilités vénitiennes, le Vatican forge deux excuses : le Nolain est un étranger à Venise et sa poursuite devant l’Inquisition romaine est antérieure à son arrivée dans la cité des Doges. Ce dernier argument est de mauvaise foi : les problèmes de Bruno avaient concerné l’Ordre des Dominicains, pas l’Inquisition.

Le sort de Bruno en est jeté : il arrive à Rome en 1593, où il est rapidement submergé par un flot de nouvelles accusations extorquées par les inquisiteurs sur certains codétenus. « Interrogés », ceux-ci « avouent » plusieurs blasphèmes et hérésies dont le Nolain se serait rendu coupable.

Parmi ces codétenus se trouve le capucin Celestino de Vérone, emprisonné pour avoir dit que le Christ n’est pas le Sauveur de l’Humanité. Les inquisiteurs pensent tout naturellement à l’interroger : en effet, ce pauvre homme (qui va lui aussi finir sur le bûcher) avait déjà servi de « témoin » contre d’autres accusés. Certains de ses « aveux » prêteraient à sourire s’ils n’avaient pas mis la vie de Bruno en danger. Ainsi, cette question cruciale : le Nolain aurait dit que le Christ n’est pas mort sur une croix, mais sur deux bois en forme de gibet. D’après ces mêmes « aveux », Bruno aurait eu des propos grossiers sur la moralité de Jésus. Il aurait affirmé que les étoiles sont des mondes et que seuls les ignorants croient qu’il y a un seul monde. Il aurait dit que si on le libérait, il irait chez les hérétiques. Il aurait professé qu’il n’y a pas d’enfer, et qu’après la mort les âmes passent d’un corps à un autre corps et d’un monde à un autre monde. Il aurait soutenu qu’il est ridicule de se recommander aux saints. Il aurait dit que Caïn avait eu raison de tuer Abel, etc., etc.

Questionné sur ces accusations, Bruno doit prouver son innocence. Il admet certaines erreurs d’appréciation, nie les blasphèmes et maintient l’essentiel de sa pensée.

En 1594, l’instruction s’arrête : une vague d’arrestations ayant rempli les prisons, les inquisiteurs s’occupent d’autres inculpés. Profitant de ce répit, Bruno rédige un mémoire en sa défense, dont le texte est perdu.

Nouvelle pause en 1596 : les inquisiteurs décident d’examiner la totalité de son œuvre pour y rechercher d’autres sacrilèges. Car, fait incroyable, ils ne connaissaient jusqu’alors qu’une partie de ses écrits. En 1597, des interrogatoires « stricts » reprennent sur l’infinité du monde, hérésie qu’il est sommé d’abandonner. Nouvelle suspension en 1598 : Clément VIII, qui suit personnellement le procès, est absent de Rome.

Bellarmin

En janvier 1599, c’est au responsable du Saint-Office, le cardinal Robert Bellarmin, que Bruno doit désormais rendre compte. Neveu du pape Marcel II, Bellarmin est un intellectuel éloquent : il dominera deux pontificats et refusera deux fois la tiare papale par crainte qu’un Jésuite à la tête du Vatican n’aiguise les conflits entre les maisons de France et d’Autriche.

Ancien enseignant au Collège Romain, centre jésuite destiné à propager les idées de la Contre-réforme, Bellarmin est un controversiste de talent. Un de ses livres avait été cependant mis à l’Index par Sixte V parce qu’il ne défendait pas assez fermement l’absolutisme papal. Par conviction ou par opportunisme, le cardinal n’avait pas tardé à changer d’avis et à soutenir la thèse suivante : le pape représente Dieu sur Terre et s’opposer à lui, c’est s’opposer à Dieu ; les princes et les rois sont des vassaux du pontife qui a le droit de les déposer et de réduire leurs lois à néant.

Bellarmin est redouté et respecté de ses adversaires. Les Jésuites vantent les qualités de dialogue et de compréhension dont il a fait preuve à l’égard des Dominicains dans les débats sur la prédestination. Mais derrière cette image flatteuse, il y a aussi un autre homme. Depuis sa nomination à la tête de l’Inquisition en 1599, il sera jusqu’à sa mort en 1621 le Cardinal Inquisiteur, charge qu’il assumera sans états d’âme si l’on se réfère à son exclamation lorsqu’il apprit le massacre de la Saint Barthélemy : « Quel f ameux jour pour les catholiques ! ».

Après maintes tentatives, les Jésuites obtiendront sa canonisation en 1930 et l’attribution du titre de « docteur de l’Église » en 1931. De ce fait, les ecclésiastiques devraient toujours se référer à lui en tant que « saint Robert Bellarmin ». Curieusement, une telle désignation est absente lorsqu’ils évoquent le procès de Bruno ou l’instruction de l’affaire Galilée de 1616, dont Bellarmin a eu aussi la charge. Ils préfèrent alors s’en tenir pudiquement au titre de « cardinal Bellarmin ».

La fin

En janvier 1599, Bellarmin exige que Bruno abjure huit propositions s’il veut avoir la vie sauve. Le cardinal avait rayé de la liste les accusations qui reposaient seulement sur les « aveux » des codétenus. Il révélait ainsi le peu d’estime qu’il accordait aux « témoignages » extorqués sous la torture. Les propositions sont :
– prétendre d’avoir démontré la cause du mouvement de la Terre sans contredire les Écritures ;
– avoir opposé l’idée d’un univers infini, éternel et composé de mondes innombrables à l’idée de la Création divine ;
– avoir désigné les astres comme les véritables messagers de la voix divine ;
– avoir affirmé que les deux principes réels de l’existence sont l’âme du monde et la matière originelle ;
– avoir affirmé que l’âme humaine est une expression transitoire de l’Âme du monde ;
– avoir affirmé que rien ne s’engendre ni ne se corrompt ; la vie et la mort ne sont que des modes transitoires ;
– avoir affirmé que la Terre a une âme, non seulement sensitive, mais aussi intellectuelle et peut-être davantage ;
– avoir affirmé que l’âme constitue une simple réalité spirituelle actuellement présente dans le corps.

Bruno ne répond pas clairement. C’est parfois oui, parfois non. Craignant à juste titre pour sa vie, il veut en appeler au pape en personne. Inspiré par le pardon accordé à Henri IV après son reniement, il pense qu’il peut lui aussi être objet de mansuétude. Il dit « regretter » ses « erreurs », demande le pardon et prie le pape d’avoir de la miséricorde. Mais comment Bruno, ce misérable vagabond, peut-il se croire égal à un roi ?

Les inquisiteurs ne sont pas disposés à supporter longtemps ses faux-fuyants. Les « regrets » ne leur suffisent pas : Bruno doit s’humilier ! Il doit se présenter à genoux, embrasser le crucifix et renier tout ce qu’il a dit. C’est cela ou rien !

Le Nolain tergiverse, change sans cesse d’avis : il veut gagner du temps. Il espère encore s’adresser au pape. Mais les juges du saint tribunal s’impatientent et se réunissent en septembre 1599 en présence du Saint Père. Considérant que Bruno n’est pas encore complètement convaincu, considérant aussi que ses tergiversations trahissent sa peur, les cardinaux recommandent qu’il soit questionné : ils veulent le condamner sur ses « aveux ». Ils décident alors de fixer un terme pour son repentir : il a quarante jours pour se mettre à genoux !

Sentant que la fin est proche, Bruno est pris d’angoisse : la mort par le feu est atroce. Mais peut-il accorder du crédit à ces bourreaux qui ont maintes fois manqué à leur parole ?

Bruno dut alors se rappeler qu’il avait écrit : « Je ne reculerai pas devant la mort et mon cœur ne se soumettra jamais à aucun mortel ». L’avait-il écrit par fanfaronnade ? Non : Bruno décide alors de mourir pour ses idées !

Le 21 décembre il dit à ses bourreaux : « Je ne me repentirai pas ! ».

Le 20 janvier, le pape décide de l’envoyer au bûcher. N’est-ce pas exactement par le feu de l’enfer que Dieu punit les hérétiques après leur mort ? Les saints inquisiteurs ne font donc qu’anticiper son sort.

Le 8 février, ils lisent la sentence : « [Nous te désignons] hérétique, impénitent et obstiné [...et] te livrons au bras séculier [...] De plus, nous condamnons, réprouvons et interdisons tous tes livres […et] ordonnons qu’ils soient publiquement détruits et brûlés […] et qu’ils soient mis à l’Index des livres interdits ».

Bruno répond alors avec hauteur cette phrase devenue célèbre : « La sentence que vous prononcez vous fait peut-être plus peur qu’à moi-même ».

Son supplice le jeudi 17 février, au début du Carême, est hautement symbolique : c’est le moment indiqué pour exécuter l’« hérétique » auteur du Banquet des Cendres, dialogue dont le scénario se déroule précisément un mercredi des Cendres ! Bruno est traîné au milieu d’une foule hostile qui chante des litanies et l’exhorte à « renoncer à son obstination ». Aucune souffrance ne lui est épargnée. Les bourreaux n’ont pas ce geste de pitié qu’ils pratiquaient souvent : étrangler le supplicié avant d’allumer le bûcher !

Ultime humiliation : ils lui présentent un crucifix, alors que le philosophe est déjà attaché au poteau : mais Bruno trouve la force de tourner la tête.

Bruno et la science

L’influence de Bruno en science est d’abord négative : en associant l’infinité du monde avec le copernicanisme, il rend ces deux thèses solidaires donc suspectes aux yeux de l’Église catholique. Le cardinal Bellarmin, son inquisiteur, condamnera l’héliocentrisme en 1616 et interdira à Galilée d’en parler « même sous forme d’hypothèse ».

« Fléau d’Aristote », comme il s’était nommé lui-même, Bruno voulait faire table rase de l’aristotélisme. Mais, pur produit de son époque, la Renaissance, où la frontière est floue entre science, religion, alchimie, magie et astrologie, et malgré ses intuitions géniales sur l’infinité du monde et le principe d’inertie, il n’a pas pu (ou n’a pas su) fonder une science nouvelle.

Même s’il adhérait au copernicanisme, Bruno ne justifiait pas le mouvement de la Terre comme Copernic. Si pour ce dernier la rotation de notre planète découlait de sa forme sphérique, pour lui la Terre bougeait parce qu’elle était vivante, parce qu’elle devait exposer successivement chacune de ses parties au Soleil, source de vie !

Pour Bruno, les hommes, les animaux et le moindre objet, depuis le plus petit atome jusqu’à la plus grande planète, avaient une âme responsable de leurs mouvements, celle des hommes étant une expression particulière de l’Âme du monde. Fondée sur le panthéisme et la métempsycose, la philosophie de Bruno, empreinte de magie et d’animisme, est fort éloignée de la rationalité dont Galilée et les fondateurs de notre science ont fait preuve.

Bruno a négligé les deux principales bases de la nouvelle science de Galilée : l’expérimentation et la mathématisation. Non content de s’être désintéressé de la première, il a nettement rejeté la deuxième. Il a notamment déconsidéré Copernic en le présentant comme un « mathématicien » qui n’a pas compris la portée de sa découverte. En outre, il a professé son aversion pour les mathématiques dans L’articuli adversus mathematicos (1588), livre dédié à l’empereur Rodolphe II. Comme le dit justement Koyré : pour remplacer la physique d’Aristote, il ne suffisait pas de lui opposer une métaphysique.

Ayant dépouillé les intuitions bruniennes de sa gangue animiste, Galilée et Newton effaceront rapidement toute trace du Nolain dans la science. Comme de plus Galilée évite par prudence de le citer lorsqu’il s’approprie son exemple de la chute d’une pierre dans un bateau, Bruno est tombé injustement dans l’oubli.

Du bûcher à nos jours

Dresser un bilan de l’influence de Bruno est un sujet qui dépasse notre étude. Parfois certaines de ses idées réapparaissent sans que l’on sache si elles viennent d’une autre souche ou s’il s’agit de graines semées par le Nolain dans un terrain fertile. En tout état de cause, après que Galilée eut tourné sa lunette en 1610 vers le ciel, la pensée que le monde pouvait être infini s’est insinuée dans les esprits. Et cela ouvrait logiquement un grand boulevard pour l’idée de la pluralité des mondes habités.

C’est en Angleterre, terre d’hérésie anglicane, loin du Vatican, qu’un premier écho résonne lorsque William Gilbert, Thomas Harriot (1560-1621), John Wilkins ou Nicolas Hill (1571-1611) parlent d’un monde infini, alors que les savants catholiques, muselés par l’Inquisition, évitent même de citer le nom de Bruno. Sur le continent, à quelques exceptions notables comme Tomaso Campanella et le protestant Kepler, le Nolain est rarement évoqué sauf pour être condamné. Marin Mersenne par exemple le présente comme athée, accusation que les inquisiteurs eux-mêmes n’avaient pas formulée. Bruno ne sort véritablement de l’ombre que sous la plume de Pierre Bayle (1647-1706) dans le Dictionnaire Historique et Critique (1696).

Comme Galilée, Bruno devient un enjeu politique. Dans son combat contre le pape, Napoléon saisit les archives de leurs procès, et seule la chute de l’Empire l’empêche de les publier. Si les pièces concernant Galilée furent sauvées, celles de Bruno, plus compromettantes pour l’Église, furent détruites en France en 1817.

Les idées de Bruno, souvent modifiées, vont avoir un grand avenir : on les invoquera pour des causes que le Nolain ne pouvait même pas imaginer. Ainsi, au XIXe siècle, elles réapparaissent surtout sous la plume des positivistes et des francs-maçons qui font l’amalgame entre lui et Galilée, deux esprits pourtant si différents. Utilisés comme étendard pour combattre l’Église et la monarchie de la Péninsule, ils sont présentés comme deux martyrs de la science par les républicains et les laïques italiens. Lorsque ces derniers érigent en 1889 la statue de Bruno au Campo dei Fiori, à l’endroit même de son martyre, l’Église s’indigne : « À chaque fois que l’horizon politique s’assombrit, Bruno revient sur le tapis ».

Au début du XXe siècle, se répand un récit invraisemblable : l’Inquisition aurait seulement brûlé l’effigie de Bruno. Doués d’une imagination plus fertile, d’autres parlent d’un tremblement de terre pendant son supplice.

Dans une grande confusion idéologique, des tendances politiques disparates revendiquent Bruno : alors que les marxistes italiens trouvent en lui un symbole de la révolte, Giovanni Gentile, futur ministre fasciste, édite quelques œuvres du Nolain en 1908. Encore plus surprenant, Mussolini résiste en 1929 au Vatican qui souhaite détruire la statue de Bruno.

En 1930, l’indignation des démocrates est à son comble lorsque l’Église canonise Robert Bellarmin : geste lourd de signification que cette canonisation du Cardinal Inquisiteur ! Mais en 1992 le Vatican opère une volte-face : le pape Jean-Paul II « réhabilite » Galilée en justifiant toutefois son procès par une « réciproque incompréhension » entre le savant et le saint cardinal. En partageant sournoisement les torts entre les deux hommes, le pontife a disculpé surtout Bellarmin !

Qu’en est-il pour Bruno ? Apparemment, le Vatican se pencherait en 2009 sur son cas. Mais cette réhabilitation souhaitée par de nombreux intellectuels est parfaitement ridicule. Quel sens peut avoir pour Bruno qui a donné sa vie pour ses idées le pardon des héritiers de Bellarmin ? Comme Diderot l’a bien dit : « Les lignes tracées avec le sang du philosophe sont d’une autre éloquence ».

À l’époque de la condamnation à mort de Salman Rushdie, de Taslima Nasreen, ce n’est pas une « réhabilitation » de Bruno qu’il faut réclamer : c’est le procès du fanatisme religieux, de l’Inquisition et de l’intolérance qu’il faut faire !

Anamnèse d’une rumeur

Ressuscitée et amplifiée via Internet, la rumeur selon laquelle Giordano Bruno n’aurait pas été supplicié et/ou livré au bûcher semble encore avoir des adeptes. Interrogé à ce sujet, Arkan Simaan lève définitivement le doute introduit, en 1875, par un article de Théophile Desdouit et diffusé aujourd’hui sur la Toile, e.a. par Les Amis du Christ Roi de France.

« Desdouits écrit : “Le supplice de Bruno ne se trouve attesté que par la lettre de Schopp et l’authenticité de cet unique document n’a jamais été démontrée […]”

En fait, Desdouits ne se contentait pas de nier le bûcher, il mettait aussi en doute l’existence du procès. Comment pouvait-il ignorer que les pièces des procès de Bruno et de Galilée avaient fait l’objet d’un chantage politique ? Dans son combat contre le pape, Napoléon les avait en effet saisies pour les publier : seule la chute de l’empire l’en a empêché. Sur son ordre exprès, ces documents avaient été numérotés à Rome. En 1817, les pièces du procès de Bruno furent détruites en France sous la Restauration. L’ignorance de cette seule donnée suffirait à discréditer Desdouits. Mais son article est à rejeter pour d’autres raisons, notamment parce qu’en novembre 1940, Mgr Angelo Mercati va découvrir un résumé du procès de Bruno dans les archives privées de Pie IX. Il va les publier (Il sommario del processo di G. Bruno) afin de soutenir le droit de l’Église de punir l’hérétique et blasphémateur Giordano Bruno.

La deuxième affirmation de Desdouits, selon laquelle Gaspard Schopp serait le seul à son époque à parler du bûcher de Bruno est scandaleuse. Par exemple, le journal de l’Archi-Confrérie de Saint Jean Décollé, congrégation chargée d’accompagner les dernières minutes des condamnés à mort, publie à Rome, dans son édition des 16-17 février 1600, un compte rendu ne laissant la place à aucun doute 9 : “[…] Et il [Bruno] a tant et si bien persévéré dans son obstination, qu’il a été conduit par les ministres de la justice au Campo dei Fiori ; et là, dépouillé, nu, et lié à un poteau, il fut brûlé vif, toujours accompagné de notre Compagnie, qui chantait des litanies, et les confort ateurs jusqu’au dernier moment l’invitèrent à abandonner son obstination, dans laquelle il finit sa vie misérable et malheureuse.”

De plus, deux avis furent affichés par l’Église à Rome le 19 février 1600 10 :

Le premier : “Jeudi a été brûlé vif, sur le Campo dei Fiori, ce frère de Saint Dominique, de Nola, hérétique obstiné, avec la langue entravée à cause des paroles épouvantables qu’il prononçait, sans vouloir écouter les con forteurs ni quiconque d’autre. Il avait été douze années dans les prisons du Saint Office, dont il avait autrefois été libéré.”

Le deuxième avis : “Jeudi matin, sur le Campo dei Fiori, a été brûlé vif ce scélérat de frère dominicain de Nola, dont a déjà été écrit dans le dernier avis : hérétique, absolument obstiné, qui avait, par caprice, formé divers dogmes contre notre foi et, en particulier, contre la très Sainte Vierge et les Saints, ce scélérat a obstinément voulu mourir dans ces [erreurs] ; et il disait qu’il mourait martyr et bien volontiers, et que son âme monterait au paradis avec cette fumée. Mais présentement, il sait s’il disait la vérité.”

Ajoutons qu’en 1607, Kepler fit clairement allusion au bûcher 11 et aussi, qu’en 1627, un Jésuite rapporta au procès en béatification du cardinal Bellarmin avoir vu le candidat à la sainteté troublé deux fois dans sa vie : à la mort d’un compatriote en “état de concubinage” (sic !) et en voyant un condamné du Saint Office mourir impénitent. S’agit-il de Bruno ? Peut-être, mais il se pourrait aussi que ce fût frère Celestino de Verona, brûlé vif en 1599… »


A.S.

1 Retrouvé au XVe siècle, le Corpus Hermeticum a provoqué un goût immodéré pour la magie, la numérologie et l’astrologie : il a exercé une influence déterminante à la Renaissance car il était attribué à un Égyptien contemporain de Moïse. Au XVIIe siècle on a découvert qu’il s’agissait d’une œuvre de païens grecs adorateurs du Soleil, influencés par des pratiques magiques orientales, rédigée à Alexandrie vers l’an 150 de notre ère.

2 Si la Terre bouge autour du Soleil, disaient les opposants à Copernic, on devrait observer des « parallaxes », c’est-à-dire des changements d’aspect du ciel étoilé au cours de l’année.

3 Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre XVI, IIe vol. Traduction J-C Eslin, Seuil, 1994, p. 266-7.

4 Giordano Bruno, L’expulsion de la bête triomphante, Éd. Michel de Maule, 1992, p 230-1.

5 Giordano Bruno, Le Banquet des cendres, Édition de l’Eclat, 1988, p. 86.

6 Galilée estimait inutile de s’assurer expérimentalement que la pierre tombait bien au pied du mât. Ce fut Pierre Gassendi (1592-1655) qui le vérifia en 1641 : sa réussite fut un puissant argument en faveur du principe d’inertie.

7 Frances Yates, Giordano Bruno et la tradition Hermétique, Dervy, 1988, p. 250-251.

8 Cité par Bertrand Levergeois, Giordano Bruno, Fayard, 1995, p. 394-5.

9 Luigi Firpo, Le procès de Giordano Bruno, traduction et notes d’Alain Segonds, Les Belles Lettres, 2000, document 70, pp. 494-495.

10 Ibid. page 522.

11 Lettre disponible dans Gesammelte Werke, XVI, p. 86.

Publié dans le n° 288 de la revue


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L' auteur

Arkan Simaan

Agrégé de physique, historien des sciences et romancier, il a enseigné jusqu’en 2005 dans un lycée de la région (...)

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