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Françoise Dolto, la déraison pure

Publié en ligne le 7 janvier 2014
Ceci est la version intégrale d’une note de lecture abrégée parue dans le SPS n° 307.
Françoise Dolto, la déraison pure

Didier Pleux,
Préface de Michel Onfray
Éditions Autrement, Coll. « Universités populaires et Cie », 2013, 190 pages, 13 €

La pensée de Françoise Dolto occupe une place exceptionnelle dans la conception de l’éducation et de la pédopsychiatrie en France. Ses nombreux élèves, ses abondantes publications et ses émissions de radio en ont fait une vedette dont l’aura a dépassé les frontières de l’Hexagone. (Dans les années 1970, mon université — celle de Louvain — lui a décerné le titre de Docteur Honoris Causa. À cette époque, bien lointaine, le freudo-lacanisme était « la » référence en psychologie clinique).

Les publications remettant en question ses affirmations ne manquent pas. L’ouvrage du journaliste Guy Baret (Comment rater l’éducation de son enfant avec Françoise Dolto. Éd. Ramsay, 2003, 236 p.) n’a pas connu le succès qu’il méritait. Didier Pleux, docteur en psychologie du développement et éminent spécialiste des questions d’éducation, a publié en 2008 un ouvrage rigoureux, Génération Dolto (Éd. Odile Jacob, 250 p.), qui passe au peigne fin la doctrine de Dolto.

Le présent ouvrage reprend en partie le contenu du précédent, mais ajoute notamment une analyse plus fouillée des sources de cette doctrine. D. Pleux a travaillé à la façon dont Michel Onfray, son préfacier, a réalisé une « déconstruction existentielle » de Freud. Comme ce dernier, il a examiné de près des correspondances et quantité d’autres documents, notamment l’autobiographie du fils de Dolto, célèbre dans le show business sous le nom de Carlos. Ceci a amené l’auteur à plusieurs démystifications, en particulier celle de l’enfance malheureuse de Dolto. Elle raconte en effet qu’elle a été « emprisonnée dans sa famille » et qu’elle « n’a pu se sauver de la mort symbolique » (un de ses admirateurs dira « se sauver de la psychose » !) que grâce à la psychanalyse. À scruter sa correspondance, on trouve certes quelques événements pénibles (en particulier, à douze ans, la mort de sa sœur aînée), mais on découvre surtout une enfant gâtée, particulièrement exigeante et égocentrique. Fille d’un chef d’entreprise, elle a grandi dans un milieu catholique traditionnel. Elle a fait sa psychanalyse avec René Laforgue, qui collabora avec le psychiatre nazi Matthias Göring, le principal artisan de l’« aryanisation » de la psychanalyse en Allemagne. Lectrice de L’Action française, Dolto s’est enthousiasmée pour Maurras et Léon Daudet, mais fera un virage à 180 degrés après la défaite des Allemands. D. Pleux évoque ces faits et d’autres, mais montre que « c’est surtout son indéfectible adhésion aux mythes psychanalytiques qui semble lui avoir fait, peu à peu, quitter la réalité ».

Les conceptions de Dolto en matière d’éducation sont souvent déraisonnables. Une bonne partie de ses idées se résument à ceci : les mères sont coupables des troubles des enfants, les pères sont forcément « castrants », les interdictions parentales inhibent la quête de soi, l’égocentrisme de l’enfant est le symptôme de souffrances refoulées, l’éducation parentale et l’autonomie de l’enfant sont antinomiques. Échantillon : « Les parents n’ont aucun droit sur leurs enfants. À leur égard, ils n’ont que des devoirs, alors que leurs enfants n’ont vis-à-vis d’eux que des droits jusqu’à leur majorité 1 ».

L’autobiographie de son fils Carlos révèle que l’éducation effective chez les Dolto était en décalage avec les principes enseignés par la mère : « Quand les choses allaient trop loin, mon père sévissait. Était-ce en raison de ses origines slaves, toujours est-il qu’il cognait dur. Quand il levait la main, nous recevions de sacrées trempes. Nous appelions cela des “ratatouilles”, je ne lui en ai pour autant jamais voulu. Il réagissait d’une autre façon que ma mère. Il n’interdisait pas, laissait libre mais, quand on avait dépassé les bornes, il nous fallait assumer nos responsabilités 2 ».

À ceux qui estiment que revient à Dolto le mérite d’avoir fait voir en l’enfant une personne au sens fort du terme, on peut rappeler que c’était à l’époque un mouvement en marche, dont le principal artisan était Emmanuel Mounier, un philosophe chrétien progressiste, fondateur en 1932 de la célèbre revue Esprit 3.

Les affirmations de Dolto illustrent le fait que le terme « psychanalyse » recouvre des conceptions hétérogènes et parfois totalement contradictoires. Ainsi, en matière d’éducation, Freud écrivait, à la fin de sa vie : « Réalisons clairement ce qu’est la première tâche de l’éducation. L’enfant doit apprendre la domination sur les pulsions. Lui donner la liberté de suivre sans restriction toutes ses impulsions est impossible. Ce serait une expérimentation très instructive pour les psychologues d’enfants, mais en ce cas les parents ne pourraient pas vivre, et les enfants eux-mêmes subiraient un grave dommage qui se manifesterait pour une part immédiatement, pour une autre part dans les années ultérieures. Il faut donc que l’éducation inhibe, interdise, réprime, et elle y a d’ailleurs largement veillé en tout temps 4 ».

Dolto professe un psychosomatisme aux antipodes de la recherche scientifique sur la causalité psychique de maladies somatiques et du handicap mental. Échantillons : « L’angine est une réaction à l’abandon. Je crois que c’est un symptôme exprimant le désir du sujet d’appeler quelqu’un qui ne viendra pas. La gorge se serre au lieu même où elle voudrait appeler cette personne absente 5 » ; « La mort subite du nourrisson survient très souvent lorsqu’ils avalent leur langue, comme si la souffrance et la solitude les poussaient à vouloir retourner à la vie fœtale 6 » ; « L’arriération d’un enfant, c’est une agressivité qui n’a pas pu s’exprimer de façon ni motrice ni verbale, et malheureusement il est en bonne santé psychosomatique 7 ». On peut à la rigueur croire que Dolto a « observé », dans des cas particuliers, les causalités qu’elle évoque, mais en faire comme elle des lois générales c’est la « déraison pure ».

1 La Cause des enfants. Pocket, 1995, p. 194.

2 J.-C. Dolto, Je m’appelle Carlos. Ramsay, 1996, p. 50.

3 Voir son best seller Le personnalisme, publié en 1949 dans la collection « Que-sais-je ? » 17e réédition en 2001).

4 Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1933) Gesammelte Werke, XV, p. 160. Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. Œuvres complètes, PUF, XIX, p. 233).

5 Séminaire de psychanalyse d’enfants. Tome I. Seuil, 1982, p. 213.

6 F. Dolto & J.-D. Nasio, L’enfant du miroir. Éd. Rivages, 1987, p. 12)

7 Les Étapes majeures de l’enfance. Folio, 1994, p. 251.