Accueil / Extraits du livre Cholera, Haïti 2010-2018 : histoire d’un désastre

Extraits du livre Cholera, Haïti 2010-2018 : histoire d’un désastre

Publié en ligne le 16 septembre 2019 - Santé et médicament -
Nous reproduisons ici un large extrait de la conclusion du livre de Renaud Piarroux (cf note de lecture et entretien avec l’auteur).
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

Ainsi, dans l’histoire que j’ai vécue, le choléra s’est d’emblée imposé comme un problème politique majeur, allant jusqu’à décrédibiliser une mission de maintien de la paix qui s’est piteusement terminée avec le départ, sans tambour ni trompette, de soldats vaincus par les morts dont ils portent la responsabilité. Malgré tous les efforts de communication pour redorer son blason, la Minustah se voit attribuer une place peu enviable dans l’Histoire : celle de la mission de maintien de la paix qui a provoqué le plus de ravages auprès de la population qu’elle était censée protéger. Une population qu’aucune guerre ne menaçait.

Plus grave encore, alors que l’épidémie a été source de malheur et de misère durable pour des dizaines de milliers d’Haïtiens, la principale réponse apportée par ceux qui auraient pu – qui auraient dû – venir en aide aux familles endeuillées, a été de maquiller des données épidémiologiques gênantes pour échapper à leurs responsabilités. À la négligence et la désinvolture, l’ONU a ajouté le cynisme et le mensonge. Un cœur de pierre sur lequel se sont fracassés les appels à l’aide de milliers de victimes. Suivant les conseils de ses services juridiques et cédant aux pressions politiques, l’ONU s’est forgé une armure de mensonges censée lui permettre d’échapper à l’indignation de l’opinion publique. Et cela a failli marcher !

Encore maintenant, combien ont une idée, même imprécise, de l’ampleur des fautes commises à l’époque et de leurs conséquences ? Le choléra s’est nourri de ces mensonges. Il s’en est même rassasié.

Aucun soldat n’aurait été malade. Pas la moindre petite diarrhée. D’ailleurs, tout serait stérile dans leur camp, même les latrines et les fosses septiques. Et pourtant, du jour au lendemain, des milliers de milliards de vibrions cholériques s’écoulent dans les eaux d’une rivière puis d’un fleuve jusqu’à tuer d’un même coup des centaines de personnes, certaines n’ayant pas survécu plus de deux heures à la diarrhée déclenchée par l’eau du fleuve empoisonné. Un mensonge banal à pleurer :  « c’est pas moi, j’vous l’jure ! » Un mensonge tout bête, et c’est la possibilité d’alerter à temps qui passe à la trappe. Corollaire : l’absence de mesures prises pour traiter les fosses septiques qui se remplissent.

Une bombe bactériologique qui explose au visage de milliers de personnes qui ont le malheur de boire une eau puisée au mauvais endroit au mauvais moment. Premier mensonge, premiers dégâts. Considérables.

C’est dans cet espace non clôturé et non protégé qu’était déversé le contenu des fosses septiques du camp des Casques bleus. Source : “Final Report of the Independent Panel of Experts on the Cholera Outbreak in Haiti”, un.org

Puis il y eut cette manipulation sur le point de départ de l’épidémie. Un mensonge plus élaboré. Une désinformation orchestrée, en quelque sorte. De la politique certes, mais dans ce qu’elle a de plus indigne. Des cartes falsifiées, des rapports tronqués, des déclarations parfois grossières pour brouiller les pistes. Et tant pis si les experts mis à contribution sèment la confusion, là où la clarté eût été indispensable pour déterminer le meilleur chemin à suivre. Se sont-ils dit – à tort – que changer le point de départ d’une épidémie n’a pas de conséquences sur la gestion de la lutte ? Ont-ils considéré que, le mal étant fait, cacher les causes de la catastrophe ne changeait ni les modalités de prise en charge, ni la teneur des messages de prévention ?  « Nommer des pays individuels n’est pas productif. Nous sommes concentrés sur ce nombre de morts vraiment inacceptable », expliquait Scott Dowell des CDC. Ils savaient bien l’importance d’étudier l’origine de chaque épidémie, surtout si elle est de grande ampleur. Ne serait-ce que pour prendre les mesures adéquates afin d’éviter qu’une telle tragédie ne se renouvelle, mais pour les CDC, il n’y avait pas d’urgence…

Et là, la manipulation échafaudée dans le but de dédouaner l’ONU s’est conjuguée à une autre, encore plus patiemment construite. Par petites touches, souvent de simples petits arrangements avec la réalité. Une inversion dans la chronologie : est-ce si grave de situer l’émergence du choléra au Pérou, après, plutôt qu’avant El Niño ? Qui va vérifier un détail aussi insignifiant ? Une théorie se forge qui a tout pour séduire : les épidémies de choléra ne seraient qu’une conséquence de modifications survenant dans l’environnement aquatique. Sous les assauts conjugués du dérèglement climatique et de l’impact de l’Homme sur les écosystèmes côtiers, ces derniers répondraient en servant d’incubateurs aux épidémies. Des modèles statistiques sophistiqués, des études microbiologiques combinées à des observations par satellite : on ne peut rêver recherche plus valorisante. Mais de temps en temps, il faut bien que la théorie soit confrontée à la réalité. Haïti, son tremblement de terre, son été chaud, son ouragan et son épidémie se transforment en perfect storm : l’orage parfait, ou, plus exactement, la démonstration parfaite de la validité du paradigme environnemental.

Centre de traitement du choléra en Haïti © USAID

Rita Colwell était-elle sincère quand elle a proposé, dès le début, cette explication ? Probablement. Mais quand la chronologie des faits s’est établie de plus en plus solidement, pourquoi persister ? Pourquoi raconter que plusieurs semaines sont nécessaires pour que l’eau de l’Artibonite s’écoule depuis Mirebalais vers la côte ? Pourquoi écrire dans son article de 2012 que le premier cas de choléra a été diagnostiqué le 21 octobre 2010  « au milieu des opérations de déblaiement et de reconstruction des infrastructures [suite au tremblement de terre du 12 janvier 2010] » ? Pourquoi, dans une figure de ce même article, cacher sous un cartouche la petite phrase qui indique justement que l’épidémie a débuté loin des camps de déplacés et de la zone affectée par le tremblement de terre ? Pourquoi, enfin, inventer un pic de pluviométrie ? Le mensonge est une nasse. Rita Colwell s’y est enfermée. Les honneurs reçus grâce à sa théorie qui enthousiasme le monde scientifique l’empêchent de se dédire.

Mensonges et manipulations se sont combinés pour forger une mystification qui piégera aussi bien les victimes de l’épidémie que ceux venus la combattre. Même l’ONU ne sait plus comment s’en dépêtrer. Chacun, ou presque, admet désormais que le choléra a bien été apporté par les Casques bleus, mais qui a vraiment compris qu’il y a eu une épidémie dans le camp militaire ? Pendant toutes ces années, l’environnement aquatique d’Haïti a gardé une réputation d’environnement « optimal pour la croissance rapide » du microbe responsable du choléra. Le fleuve Artibonite et les canaux qu’il alimente se sont vus conférer le statut de bouillon de culture pour Vibrio cholerae. Cette thèse n’est pas morte. Beaucoup soutiennent encore que le choléra est implanté pour des décennies dans l’environnement côtier d’Haïti. Pourtant, plus personne à l’ONU ne la met en avant car, enfin, l’organisation internationale a admis, même si c’est du bout des lèvres, qu’elle porte bien une responsabilité dans cette épidémie. Dès lors, elle aimerait que ce cauchemar s’interrompe. Vaccination, équipes mobiles, qu’importe ! Mais que cela cesse ! Et là, lancinante, revient la phrase qui ouvre le plan d’élimination du choléra et le positionne :  « la bactérie étant dans l’environnement, des cas sporadiques seront toujours diagnostiqués. » L’abandon du mythe sur le choléra et l’environnement aurait considérablement aidé à mobiliser les ressources pour mettre en œuvre un ambitieux plan d’élimination, et, inversement, seule l’élimination permettra in fine de tordre le cou à ce mythe enraciné dans les esprits. Devenu endémique.

Pour avancer vers l’objectif d’élimination, nous avons dû affronter une controverse scientifique coûteuse en énergie et en temps. Et surtout en vies humaines. Pour simplement faire accepter des faits qui auraient dû d’emblée apparaître évidents s’ils n’avaient pas eu tant d’implications politiques : le choléra est la conséquence d’une gestion calamiteuse des sanitaires par l’ONU. Nous n’y sommes parvenus que partiellement puisque la lumière n’a pas été totalement faite sur ce qu’il s’est passé à l’intérieur du camp Annapurna pendant les premiers jours.

Le choléra a suivi le trajet de la rivière Meille, à côté du camp Annapurna de la Minsutah, puis du fleuve Artibonite (photo) et enfin des canaux d’irrigation de la plaine rizicole où l’épidémie a explosé. © Kendra Helmer, USAID

Renaud Piarroux est spécialiste du choléra, Professeur à la faculté de médecine de Sorbonne Université, membre de l’Institut Pierre Louis d’épidémiologie et de santé publique rattaché à l’INSERM et chef de service à la Pitié Salpêtrière.

Publié dans le n° 328 de la revue


Partager cet article


L' auteur

Renaud Piarroux

Spécialiste du choléra, Professeur à la faculté de médecine de Sorbonne Université, membre de l’Institut Pierre (...)

Plus d'informations