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Éthique et neurones

Publié en ligne le 23 octobre 2006 -
par Isabelle Burgun

Des chercheurs de l’Université Harvard transfèrent des cellules neurales humaines dans le cerveau de fœtus de macaques. D’autres suggèrent d’utiliser la technologie d’imagerie par résonance magnétique pour « espionner » des cerveaux en espérant dépister des terroristes. Les dernières avancées des neurosciences inquiètent – et une nouvelle science émerge, la neuroéthique.

Nouvelle science ou champ spécialisé de la bioéthique ? La neuroéthique s’intéresse à l’analyse des répercussions éthiques, juridiques et sociales des neurosciences. Par exemple, « est-ce que la pharmacothérapie et la chirurgie peuvent rendre les gens meilleurs ? », questionne Richard Brière, directeur adjoint de l’Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies à l’Institut de recherche en santé du Canada (IRSC). Le nom neuroéthique serait apparu il y a seulement quatre ans, lors d’un colloque sur les neurosciences à San Francisco. Le sujet a tout de suite passionné les médias américains.

« Les problèmes neuroéthiques existaient déjà, mais les développements scientifiques récents créent de nouveaux problèmes, d’où l’intérêt de créer une science multidisciplinaire pour les comprendre », soutient Richard Brière.

À côté des « vieux » problèmes plus généraux – l’accès aux renseignements personnels, l’utilisation de placebo, de tissus fœtaux ou de cellules souches – la liste de ceux qui apparaissent à l’horizon est longue : améliorations thérapeutiques de l’humeur ou de la vigilance, traitements préventifs des délinquants, etc. « Est-ce que cela est acceptable ? » questionne Richard Brière. « Que doit-on retenir comme modèle de la normalité ? Les neurosciences vont-elles restreindre la diversité humaine ? » Ou encore la bouleverser avec la naissance des chimères, comme avec ce transfert de cellules humaines dans le cerveau de macaques...

Les nouvelles frontières

Si les lignes directrices des IRSC pour la recherche sur les cellules souches interdisent la manipulation d’embryons et de fœtus humains et non-humains, la loi canadienne de 2004 sur les biotechnologies, elle, ne détaille pas les interdits de la même manière, entrouvrant la porte à la création de chimères.

« Elle ne parle pas des embryons des autres espèces et les recherches financées par le secteur privé ne sont de toutes façons pas soumises aux mêmes lignes directrices », insiste Françoise Baylis, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en bioéthique et philosophie, à l’Université Dalhousie. La loi canadienne autorise l’usage des cellules souches jusqu’au 14e jour de l’embryon et les nouvelles avenues pour tenter de traiter l’Alzheimer et les autres maladies dégénératives intéressent bien des scientifiques... ainsi que les patients et leurs familles. « Le discours des chercheurs est le suivant : vous voulez ces traitements, vous devez nous donner l’autorisation de procéder » dénonce Françoise Baylis. « Tout est présenté comme si le développement d’une bonne méthodologie de recherche peut garantir de poursuivre la recherche dans ce sens. Je trouve leurs arguments défectueux et j’attends d’être convaincue ».

Où on parle d’apocalypse

Le développement de la biologie divise les sociétés, pense Hubert Doucet, professeur aux facultés de théologie et de médecine ainsi que directeur des programmes de bioéthique à l’Université de Montréal. Deux discours cohabitent, entre espoir et cauchemar. Le premier annonce que nous sommes en route vers une post-humanité à laquelle les neurosciences vont contribuer. « Ceux qui entretiennent ce discours pensent que le corps est une machine que l’on doit reconstruire pour pouvoir dépasser les limites. »

Dans l’autre discours, certains associent les progrès de la neuropharmacologie au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. « Une route où nous perdrons la responsabilité de nos actions, le contrôle sur notre devenir », dit Hubert Doucet. Sans prendre position, il juge qu’il « est temps de dépasser la lecture de science-fiction et de développer les connaissances scientifiques des gens. Il faut faire appel au dialogue critique et citoyen », avance celui qui est aussi membre actif du Groupe consultatif interagences en éthique de la recherche.

Dialoguer sur cet important sujet représente tout un défi 1. « Nous sommes unilingues, enfermés dans notre propre discipline ».

Alors que de la salle une interrogation portait sur la pertinence de créer une discipline distincte du vaste champ – relativement nouveau lui aussi – de la bioéthique, le Canada a déjà pris le train : l’équipe du Dr Downie (Halifax) se penchera sur la neuroimagerie et l’éthique tandis que l’on devrait connaître sous peu le titulaire de la toute nouvelle Chaire de neuroéthique du Canada.

Plus largement, le récent Réseau international de neuroéthique, créé l’an dernier et qui rassemble huit pays (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Suisse, Italie, Allemagne, Suède et Japon) tiendra sa seconde réunion à Atlanta, en novembre prochain.

La loupe des médias

Quelles décisions prendre avec les technologies touchant aux sciences du cerveau ? « Je pense que les médias ont un rôle dans le débat », annonce Éric Racine. Le chercheur de l’université Stanford, du Center for Biomedical Ethics a épluché 132 articles de la presse internationale, du Washington Post au Scientific American. Le ton s’avère majoritairement optimiste (72 %). Et presque un article sur quatre (23 %) présentait au moins un enjeu scientifique et éthique. « À comparer avec le ton très optimiste des articles des revues spécialisées, dans 91 % des cas », rapporte le chercheur.

Éric Racine rassemble le tout sous trois concepts. Tout d’abord, le neuro-réalisme. « On voit l’imagerie médicale et on pense que c’est vrai. La recomposition de l’image reste masquée et les titres des articles sont souvent excessifs ». Les journalistes omettent souvent de préciser des informations essentielles comme l’échantillon – alors que « le nombre de sujets est souvent faible dans ce genre d’études » – les conflits d’intérêt, les sources de financement, etc.

Puis, le neuro-essentialisme. Dans ces articles, on a tendance à réduire l’identité personnelle au cerveau. « Le cerveau remplace le sujet ».

Enfin, la neuro-régulation. « La neuro-imagerie fournit une fenêtre sur le cerveau ». De plus en plus, on se sert de l’information sur les imageries par résonance magnétique (IRM) pour influencer les décisions touchant les technologies. Une tendance qu’il retrouve fortement dans Internet. Les sites, très complets et avec de nombreux témoignages, se consacrent à la neuroimagerie, la neuropharmacologie et les neuro-produits naturels. « Ce média est de plus en plus utilisé pour commercialiser les neurosciences. On réchauffe le consommateur pour qu’il réclame le produit dans le cabinet de son médecin », tranche Éric Racine. Une tendance à mettre en perspective avec l’augmentation du nombre d’appareils d’IRM acquis par le secteur privé au Canada.

Suggestions de lecture :

Hubert Doucet, Au pays de la bioéthique Labor et Fides, 1996

Neurosciences et Neuroéthique : des cerveaux libres et éthiques d’Hervé Chneiweiss, ALVIK éditions, le 9 mars 2006

1 Jean-Pierre Changeux et Paul Ricoeur – Ce qui nous fait penser. La nature et la règle (Paris, Odile Jacob, 1998)


Mots-clés : Éthique


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