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Dossier Masculin - Féminin : féminisme et darwinisme

Publié en ligne le 14 novembre 2014 - Masculin et féminin -
Cet article présente une réflexion à partir de Evolution’s Empress, Darwinian perspectives on the nature of Women 1, Maryanne L. Fisher, Justin R. Garcia, Rosemarie Sokol Chang (eds.), Sarah Blaffer Hrdy (préface), Oxford University Press, 2013

Le dialogue entre darwiniens et féministes est pour beaucoup un vieux serpent de mer. En 1997, dans son ouvrage collectif Feminism and Evolutionary Biology – Boundaries, intersections and frontiers 2, la biologiste et zoologue Patricia Gowaty 3 déplorait déjà une « antipathie navrante de la société moderne, et de nombreuses féministes, envers la science et le discours scientifique ». « Cet illettrisme scientifique, poursuivait-elle, « conduit à une compréhension superficielle de la nature de la science et à l’ignorance de processus darwiniens de base ». Une observation que renouvelait trois ans plus tard Margo Wilson, dans son avant-propos de l’ouvrage de Randy Thornhill et de Craig Palmer, A Natural History of Rape 4  : « Le viol est atroce pour les femmes. La simple idée d’un viol éveille angoisse, dégoût, et colère, et il n’est donc pas surprenant que les femmes soient perplexes quand il s’agit de soumettre le viol à l’examen scientifique. Des recherches sur des maladies mortelles, ou cruellement défigurantes, suscitent sans doute moins d’antipathie et de perplexité ».

Du côté de bon nombre de féministes militantes, le constat est tout aussi amer : la pensée darwinienne, et notamment tout ce qui relève de la psychologie évolutionnaire, est vue comme une dangereuses machine réactionnaire, prompte à perpétuer des stéréotypes entravant la bonne marche de l’égalité sociopolitique entre les sexes et les luttes légitimes des sociétés modernes contre les discriminations et les violences sexuelles. Ou, comme le résume avec humour Leslie L. Heywood 5, aux yeux de beaucoup de féministes, la psychologie évolutionnaire a tout d’« une pseudo-science conservatrice et misogyne incitant les gens à penser que tout est génétiquement déterminé, que le viol est naturel et que les hommes devraient traîner les femmes derrière eux en les tenant par les cheveux » 6 .

Mais le darwinisme et le féminisme sont-ils vraiment deux entités aussi contradictoires, hostiles et hermétiques l’une à l’autre ? Non, et tout le propos de livres comme le récent Evolution’s Empress consiste non seulement à permettre leur dialogue, mais aussi et surtout à montrer que l’époque actuelle, forte de récents travaux scientifiques déplaçant quelque peu le prisme traditionnellement « androcentré » des recherches darwiniennes sur les comportements humains, n’a jamais été aussi propice à leur réconciliation.

En effet, face à des études darwiniennes « traditionnelles » qui voyaient les femmes/femelles et leurs comportements comme peu ou prou « orientés », si ce n’est « justifiés » par une demande masculine, principal moteur de l’évolution, Evolution’s Empress montre combien cette perspective a gagné en complexité ces dernières années. Notamment, l’ouvrage rend compte des différents niveaux et des diverses manifestations de compétition, de coopération et d’agression entre femmes/femelles, une variabilité qui permet de comprendre combien la « passivité » féminine est loin d’être aussi systématique au sein de notre espèce, comme de celle de nos plus proches cousins, et ce contrairement au modèle central de la psychologie évolutionnaire, en vogue à peu près jusqu’à la fin des années 1990 7.

Cette nouvelle perspective se retrouve dans l’éditorial de Sarah Blaffer Hrdy, préfacière d’Evolution’s Empress, et publié fin 2013 dans la revue Philosophical Transactions of the Royal Society (Biological Sciences). Cet éditorial faisait en quelque sorte le point sur l’évolution de l’évolution : comment, depuis Darwin, les femelles humaines et non humaines ont su trouver une nouvelle place au cœur même de la recherche biologique. Sarah Blaffer Hrdy y rendait en particulier hommage à Clémence Royer, scientifique, philosophe, féministe et traductrice de Darwin qui, en 1874, écrivait 8 :

« Jusqu’ici, la science, comme la loi, exclusivement faite par l’homme, a trop considéré la femme comme un être absolument passif, sans instincts, ni passions, ni intérêts propres ; comme une pure matière plastique pouvant prendre, sans résistance, les formes qu’on veut lui donner ; comme un être sans conscience personnelle, sans volonté, sans ressort intérieur pour réagir soit contre ses instincts, ses passions héréditaires, soit enfin contre l’éducation qu’elle reçoit et contre la discipline qu’elle subit de la part des lois, des mœurs et de l’opinion.

La femme, pourtant, n’est point faite ainsi. Il faut bien reconnaître que, étant toujours au moins pour moitié dans la reproduction de l’espèce, elle doit jouer un rôle, et un rôle prépondérant, dans sa multiplication plus ou moins rapide. Quand l’homme parle de la femme, c’est, en général, pour la douer des qualités qu’il se plaît à trouver chez elle ou des défauts dont il souffre personnellement. Jamais il ne la voit telle qu’elle est, car elle a toujours des motifs de dissimuler devant lui. Il ne la juge jamais que par rapport à lui et n’est jamais impartial dans son jugement, toujours plus ou moins influencé par les souvenirs, rancunes ou regrets de son expérience personnelle. C’est pourquoi, de tout ce qui a été écrit sur la femme, il faut conclure qu’elle est l’animal de la création que l’homme connaît le moins ».

L’hommage est des plus justifiés, car Sarah Blaffer Hrdy a largement contribué à ce que la femme ne soit plus cet animal méconnu et/ou simplement connu comme « réaction » à des logiques masculines. Comme elle le raconte dans la préface d’Evolution’s Empress, c’est en observant, jour après jour, des tribus de langurs – des singes vivant dans les forêts du Rajasthan, un État du Nord-Ouest de l’Inde – dans les années 1970 que la scientifique comprend que quelque chose cloche dans les hypothèses et les prédictions centrales de sa discipline.

Pour la théorie darwinienne « classique » de la sélection sexuelle, vu que les langurs sont des sociétés polygynes (les groupes se composent d’un mâle « alpha » et de plusieurs femelles), ces femelles devaient choisir de s’accoupler avec le mâle le plus impressionnant d’un groupe afin de garantir le succès héréditaire de leur descendance. Or, sur le terrain, Hrdy observe que ce n’est pas systématiquement le cas : « Plutôt que de considérer comme une anomalie non-significative les comportements de femelles qui quittaient provisoirement leur groupe pour aller solliciter sexuellement des mâles étrangers (des escapades qui concernaient même des femelles déjà enceintes, donc pouvant difficilement être à la recherche de "meilleurs gènes"), j’ai essayé de comprendre pourquoi une femelle pouvait être susceptible de s’y livrer » (page xviii).

Ce que conclut Hrdy, c’est que ces copulations, en dehors des alliances « officielles » d’un groupe, comportent des avantages génétiques spécifiques : en l’espèce, elles permettent à la femelle de protéger ses petits contre l’infanticide. En effet, chez les langurs, comme chez de nombreuses autres espèces, un mâle dominant peut très souvent se voir chassé ou tué par un concurrent, qui élimine par la même occasion tous les petits que son rival a pu avoir avec les femelles du groupe. Le but, c’est de leur permettre de devenir plus rapidement fertiles et de donner naissance à ses descendants, porteurs de ses gènes à lui.

Selon Hrdy, en copulant avec un mâle qui a toutes les chances de vouloir, un jour, détrôner l’alpha en place, une femelle augmente ses chances de protéger ses petits (et sa pérennité génétique) : quand ce mâle arrivera pour tuer ou chasser le vieux chef, il aura quelques raisons de penser que certains petits sont déjà de lui et hésitera à deux fois avant de les massacrer. Et, de fait, le succès reproductif des femelles langurs ponctuellement « infidèles » est supérieur à celui des femelles assidûment « fidèles ». Depuis, l’intérêt adaptatif de telles « contre-stratégies » féminines a été attesté chez bon nombre d’espèces de singes et de primates, y compris la nôtre 9.

Comme le montrent ces recherches, que synthétise et développe Evolution’s Empress, le féminisme a donc tout à gagner à se rapprocher du darwinisme, qui n’a jamais été aussi peu androcentriste. Pour Sarah Blaffer Hrdy, le dialogue se fait même « attendre depuis très longtemps ». À l’heure actuelle, où les femmes sont désormais majoritaires dans les cursus des sciences du vivant 10, tout concourt même à ce qu’il soit particulièrement fécond.

Sexe Machines
Charles Muller et Peggy Sastre

Max Milo éditions, 2007

Existe-t-il un gène du désir ? Peut-on reproduire un coup de foudre en laboratoire ? Pourquoi les stars multiplient-elles les partenaires ? Peut-on manipuler les gènes de l’homosexualité ? En quoi la taille du sexe compte-t-elle malgré tout ? Quel est le rôle du visage dans le succès sexuel ? La frigidité est-elle héréditaire ? Peut-on estimer la fidélité de son partenaire en observant son cerveau ? Des implants vont-ils stimuler nos orgasmes ?

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Présentation de l’éditeur

1 L’impératrice de l’évolution. Perspectives darwiniennes sur la nature des femmes.

2 Féminisme et biologie évolutionnaire – limites, intersections et frontières.

4 Traduit en français en 2002 par les Éditions Favre (Genève/Paris) sous le titre Le viol :comprendre les causes biologiques pour le surmonter, l’éviter... et ne plus le perpétrer.

6 “The quick and the dead”, in Evolution’s Empress, p. 440.

7 Pour beaucoup, le « pic » (et donc le début du déclin) de ce modèle intervenant avec la publication de The Mating Mind, par Geoffrey Miller, en 2000.

8 Mais il aura fallu attendre 2000 pour qu’ils soient « redécouverts », cf. www.persee.fr/web/revues/home/presc...

9 Pour une synthèse récente, voir Scelza B.A. (2013), “Choosy but not chaste : multiple mating in human females”, Evol Anthropol., 22(5) :259-69.

10 Aux États-Unis, 60 % des doctorats en biologie sont désormais obtenus par des femmes. https://www.nsf.gov/statistics/2015...