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Dictionnaire philosophique

Publié en ligne le 15 juillet 2004
Dictionnaire philosophique

André Comte-Sponville
Presses Universitaires de France, 2001. 624 pages. 23€

Il est rare de lire un dictionnaire comme on lit un roman ou un essai, en le commençant par la première page pour le finir par la dernière. C’est pourtant ce que j’ai fait avec le Dictionnaire philosophique de André Comte-Sponville. C’est qu’il s’agit plus que d’un dictionnaire, compilation de mots placés dans l’ordre (ou le désordre) alphabétique, suivis chacun de leur définition et de quelques exemples d’utilisation. Né de l’admiration pour le Dictionnaire philosophique de Voltaire et les Définitions d’Alain, c’est essentiellement un ouvrage personnel où la sécheresse des définitions cède le pas à la pensée d’un auteur.

Il est assez bien vu, dans les milieux rationalistes que nous fréquentons, de dédaigner la philosophie et les philosophes. Elle aurait le tort de ne disposer d’aucune méthode expérimentale et on les accuse de se mépriser ou de s’opposer, voire de s’ignorer les uns les autres au lieu de travailler en commun comme le font (dans l’idéal !) les scientifiques. Mais le domaine des sciences n’est pas le même que celui de la philosophie et on ne voit pas pourquoi les deux devraient fonctionner de la même manière. Voyons donc ce qu’est la philosophie selon A. Comte-Sponville :

« Une pratique théorique (mais non scientifique), qui a le tout pour objet, la raison pour moyen, et la sagesse pour but. Il s’agit de penser mieux, pour vivre mieux ». Pour lui, la philosophie n’est pas une connaissance, pas un savoir de plus, mais une réflexion sur les savoirs disponibles, avec sa question principale, qui suffirait presque à la définir : comment vivre ?

Nul ne niera que cette question ne fait aucunement partie du domaine des sciences et qu’elle est pourtant aussi essentielle que toutes celles que les sciences peuvent se (et nous) poser.

Voyons d’ailleurs ce qu’est la science pour notre philosophe :

« Disons d’abord ce que ce n’est pas. Ce n’est pas une connaissance certaine, malgré Descartes, ni toujours une connaissance démontrée (puisqu’une hypothèse peut être scientifique, puisqu’il n’y a pas de science sans hypothèses), ni même une connaissance vérifiable [...]. Ce n’est pas non plus un ensemble d’opinions ou de pensées, fût-il cohérent et rationnel - car alors la philosophie serait une science, ce qu’elle n’est ni ne peut être. »

« Toute science pourtant, relève bien de la pensée rationnelle ; disons que c’est le genre prochain, dont les sciences sont une certaine espèce. »

Chose qu’il était sans doute nécessaire de rappeler. Les scientifiques ont souvent tendance à penser qu’ils seraient les seuls bons utilisateurs de la pensée rationnelle : tout ce qui ne serait pas scientifique, tout ce qui ne devrait rien à la méthode expérimentale relèverait de l’irrationnel, du passionnel, du déraisonnable, en un mot du faux. En même temps, beaucoup sont persuadés que l’« esprit scientifique » les protégerait eux-mêmes de toute illusion et leur conférerait presque de manière automatique une totale objectivité dans leur approche des problèmes, même non scientifiques. La science et les scientifiques n’ont pas le monopole de la raison, ni les philosophes, les idéologues, les politiques et les gens en général celui de l’irrationnel.

Qu’est-ce qu’une science, donc ? " C’est un ensemble de connaissances, de théories et d’hypothèses portant sur le même objet ou le même domaine (par exemple la nature, le vivant, la Terre, la société...), qu’elle construit plutôt qu’elle ne le constate, historiquement produites (toute vérité est éternelle, aucune science ne l’est), logiquement organisées ou démontrées, autant qu’elles peuvent l’être, collectivement reconnues, au moins par les esprits compétents (c’est ce qui distingue les sciences de la philosophie, où les esprits compétents s’opposent), enfin - sauf pour les mathématiques - empiriquement falsifiables. Si l’on ajoute à cela que les sciences s’opposent ordinairement à l’opinion (une connaissance scientifique, c’est une connaissance qui ne va pas de soi), on peut risquer une définition simplifiée : une science est un ensemble ordonné de paradoxes testables et d’erreurs rectifiées. »

Hasard du désordre alphabétique, l’entrée science est encadrée par les mots scepticisme et scientisme. Les sceptiques, nous dit A. Comte-Sponville, « cherchent la vérité, comme tout philosophe (c’est ce qui les distingue des sophistes), mais ne sont jamais certains de l’avoir trouvée, ni même qu’on le puisse (c’est ce qui les distingue des dogmatiques). Cela ne les chagrine pas. Ce n’est pas la certitude qu’ils aiment, mais la pensée et la vérité. Aussi aiment-ils la pensée en acte, et la vérité en puissance : c’est la philosophie même. »

Quant au scientisme, c’est évidemment « la religion de la science, ou la science en religion. C’est vouloir que les sciences disent l’absolu, quand elles ne peuvent atteindre que le relatif, et qu’elles commandent, quand elles ne savent que décrire ou (parfois) expliquer. C’est ériger la science en dogme, et le dogme en impératif. Que resterait-il de nos doutes, de notre liberté, de notre responsabilité ? Les sciences ne sont soumises ni à la volonté individuelle ni au suffrage universel. Que resterait-il de nos choix ? Que resterait-il de nos démocraties ? [... la science] dit ce qui est, dans le meilleur des cas, plus souvent ce qui paraît ou peut être, parfois ce qui sera, jamais ce qui doit être. C’est pourquoi elle ne tient pas lieu de morale, ni de politique, ni, encore moins, de religion. C’est ce que le scientisme méconnaît, et qui le condamne. »

Une page plus loin on trouve l’entrée Secte, très intéressante également :

« "Tout secte, disait Voltaire, est le ralliement du doute et de l’erreur." C’est qu’on ne dispute que sur ce qu’on échoue à connaître. "Il n’y a point de secte en géométrie, continuait Voltaire : on ne dit point un euclidien, un archimédien." [...] Les sciences n’ont pas besoin d’absolu. L’universel leur suffit. [...] C’est ce qui énerve les sectaires. Ils sentent bien que la pluralité des sectes, qui fait partie du concept, est un formidable argument contre chacune d’entre elles. Vous êtes chrétien ; c’est donc que tous ne le sont pas. Pourquoi auriez-vous raison davantage que les autres ? »

Comte-Sponville aurait pu ajouter qu’en philosophie aussi il y a, non pas des comportements sectaires, mais du moins des regroupements de cette sorte : on s’y définit souvent par référence au maître ; on est kantien, spinoziste, hégélien, etc. On notera qu’il se méfie des créateurs de systèmes, puisque précisément, " la pluralité même des systèmes, qui sont incompatibles (puisque chacun prétend dire la vérité sur le tout), interdit de les accepter tous comme de se satisfaire de l’un d’entre eux. [...] Les sciences donnent un meilleur exemple, qui font tout pour être contredites, et qui avancent par là. [...] Il y a quelque chose de pathétique chez les auteurs de systèmes. Ils croient penser le tout ; ils ne font que bricoler leurs petites idées. [...] Si un système réussissait, c’en serait fini de la philosophie. Mais ils ont tous échoué, même les plus grands. Le cartésianisme est mort. Le Leibnizianisme est mort. Le spinozisme est mort. Raison de plus pour lire Descartes, Leibniz ou Spinoza, qui valent mieux que leurs systèmes. Battez les cartes et les idées. Le jeu n’est pas fait ; il est à faire. »

De Abbé à Zététique, 1200 mots parmi lesquels on rencontrera certes ceux qui appartiennent en propre au vocabulaire de la philosophie, mais aussi et surtout ceux qu’elle emprunte au langage ordinaire, auxquels elle donne un sens plus précis ou plus profond. Un dictionnaire qui se lit avec autant de plaisir que d’intérêt, c’est rare.