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Découvrir les présupposés

Publié en ligne le 27 juin 2019 - Esprit critique et zététique -

« Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent ; les avions n’accèdent à l’existence que lorsqu’ils sont détournés […]. Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal […]. »

Georges Perec


Dans « Approches de quoi » [1], Georges Perec décrit très exactement ce que l’on trouve dans les médias aujourd’hui : le texte a pourtant été publié pour la première fois en 1973. Dans ce petit article, Perec évoque une part importante de la démarche critique : cultiver la curiosité et l’art de l’étonnement.

Les journaux l’ennuient, avec leur lot de cataclysmes et de scandales qui, à grand bruit, ne font que masquer des questions et des indignités plus profondes, plus tenaces. Son texte n’est pas un brûlot lancé contre la presse, mais un constat : nous avons un penchant pour l’extraordinaire, l’exceptionnel, l’exotique. Et les médias flattent ce penchant. Afin de retrouver des questions qui seraient plus porteuses, d’avoir du grain à moudre et non juste du bruit, Perec cherche à « interroger l’habituel », ce qui est bien plus ardu parce que l’habitude, justement, nous le rend invisible. Ainsi, il se met en quête de ce qu’il appelle l’endotique (l’exotique de notre tout proche et non plus celui du lointain) et de l’infraordinaire (l’extraordinaire du tout petit, du quotidien) en soulevant une multitude de questions d’apparence triviale, futile. Il s’agit d’interroger à tir nourri les choses qui vont de soi, en espérant que, parmi toute cette grenaille lancée, quelque chose fera mouche.

Apprendre à identifier ce qu’en logique on appelle les présupposés relève du même projet et de la même méthode. Là aussi, l’enjeu est de saisir la trame de fond, le « ce qu’on pense déjà », l’évident, le « ce qui va sans dire ». À l’identifier, on peut alors vérifier s’il est toujours – voire a jamais été – valable. Être capable d’identifier des présupposés participe de l’autodéfense intellectuelle : c’est apprendre à résister, face à un discours, une image ou notre propre chemin de pensée, à l’attrait de la mauvaise question (Wrong question ou loaded question chez les anglophones, ou erreur de type III pour Brian Dunning [2]. C’est ce qu’on appellera aussi « effet gigogne » ou plurium dans le matériel didactique du corteX [3]). Nous proposons ici quelques éléments, suivis d’un petit exercice, partageables en famille à partir de 8 ans.

L’allégorie de la Simulation
Lorenzo Lippi (1606-1665)

Les présupposés

Un présupposé diffère d’une supposition. Lorsque nous supposons quelque chose, nous savons ce que nous supposons et nous savons aussi que notre hypothèse est possiblement fausse. Lorsque nous présupposons quelque chose, nous n’avons pas conscience que nous présupposons, et nous n’imaginons pas qu’il puisse exister une alternative.

Prenons un exemple trivial. Installés dans un restaurant très fréquenté alors que l’heure de la fin du service approche, on nous annonce, au moment de prendre la commande, qu’un des plats du jour, pourtant affiché au menu, est épuisé. Nous sommes un peu déçus peut-être, mais pas très étonnés : c’est le principe même du plat du jour. En fin de service, sa disponibilité n’est qu’une supposition, pas un présupposé. Par contre, en commandant un steak-frites, nous présupposons l’assiette ! Il y eut un temps une mode (révolue semble-t-il) du steak-frites servi sur une planche de bois. La première fois a été assez déstabilisante, puis nous l’avons intégrée dans les éventualités, à la carte de nos « attentes ». Aujourd’hui, on s’attend donc à (on présuppose) voir notre steak sur une assiette ou sur une planche de bois. La boîte en carton ou la planche de PVC ne figure pas dans notre horizon des possibles – jusqu’à ce qu’une nouvelle tendance, pourtant tout aussi possible que la planche de bois que nous n’avions pas imaginée avant, prenne le pas.

Dans bien des cas, nos présupposés – culturels pour une grande part – sont également partagés par les personnes qui nous entourent. Ils sont donc à la fois efficaces et invisibles : ils nous permettent en effet d’anticiper ce qui va probablement se passer. Cependant, nos présupposés couvrent rarement toute la carte des possibles et peuvent nous confiner dans une vision trop étriquée de ce qui peut arriver : ils restreignent le champ des possibles. Plus encore, lorsque le comportement d’une personne déçoit un de nos présupposés, il y a de la surprise, mais souvent, aussi, un petit goût de jugement moral, d’écart – si ce n’est d’affront – à la norme.

Nos présupposés peuvent aussi être erronés et dangereux : le recul du nombre de vaccinations en France vient du présupposé que se vacciner est une prise de risque, et non une protection contre un risque, ou, a minima, que le risque encouru en se vaccinant est plus grand que le risque dont le vaccin protège. L’intérêt d’identifier le présupposé permet de l’évaluer : des personnes hésitant à vacciner leur enfant l’ont finalement fait parce que quelqu’un leur a présenté de façon détaillée le risque oublié – celui encouru lorsqu’on n’est pas vacciné –, et l’éventail de toutes les personnes qu’on peut exposer à la pathologie en en étant porteur.

Même lorsqu’ils sont valides, il est parfois intéressant d’identifier nos présupposés, car ils peuvent gêner nos interactions sociales. En effet, nos présupposés, avant d’être identifiés comme tels, nous donnent l’impression qu’ils sont les seuls possibles, qu’ils sont donc partagés par tout le monde. Pourtant, d’autres sont non seulement possibles, mais tout aussi valides, valables, partagés. Par exemple, nos critères d’évaluation ne sont pas toujours explicités, tant ceux-ci nous paraissent évidents. Pire, nous ne parvenons parfois pas à le faire et tombons dans la tautologie, rappelant le fameux « bon » chasseur des Inconnus [4], notamment pour les questions éthiques et épistémologiques. Il devient alors difficile de comprendre pourquoi d’autres peuvent conclure différemment sans penser qu’ils sont dans l’erreur ou idiots, ou sans tomber dans un certain relativisme de type « à chacun sa vérité ». Deux critères différents peuvent être néanmoins pertinents pour évaluer une situation, mais tant que ces critères ne sont pas identifiés, on ne peut évaluer leur degré de pertinence.

Scène portuaire avec un poisson
Jan van Kessel the Elder (1626-1679)

Pourquoi les dauphins sont-ils des poissons si stupides ?

Quels présupposés identifiez-vous dans cette question ? Les dauphins sont des poissons, et qu’ils sont stupides sont là deux présupposés de la question qui vous ont paru évidents, d’autant plus évidents qu’ils sont faux. Mais il y en a bien d’autres, certains sont valides, d’autres pas. Ici, on présuppose également que les poissons peuvent être stupides, qu’il y a une hiérarchie ou une gradation dans la stupidité des poissons, que les dauphins en sont au sommet, que la stupidité existe ou est a minima clairement définie et ce, également, pour des poissons ou des dauphins, qu’il y aurait une ou des raisons à la stupidité de ces derniers.

Ajoutons aussi que l’on présuppose que les dauphins et les poissons existent ou, a minima, que ces concepts sont bien définis, Cela peut sembler trivial, mais pensez à l’histoire de la classification des espèces, et récemment à Guillaume Lecointre qui a, pour la phylogénétique, rangé cette notion de poisson au placard des concepts mal taillés [5] 1.

Ronde d’enfants dans un paysage
attribué à Denis Calvaert (vers 1540 -1619)

Quand as-tu cessé de taquiner ta sœur ?

Vous êtes maintenant entraînés et aurez identifié que cette nouvelle question présuppose que la taquinerie existe, qu’elle est définie, qu’il y a eu taquinerie, qu’elle a cessé, que la personne à qui l’on s’adresse a une sœur…

Il peut aussi y avoir l’idée qu’il fallait que la taquinerie cesse, qu’elle avait trop duré. C’est un présupposé d’un autre ordre. Prononcez la phrase sur un ton purement factuel, administratif : le jugement moral disparaît. Celui-ci n’est pas dans la phrase mais dans l’intonation : dans la situation que l’on présuppose donc. Il est appuyé sur une information non présente dans la phrase – il est donc en partie déductif – qui est que généralement, c’est dans ce cadre qu’on entend cette phrase 2.

Remarquons enfin que l’on imagine souvent que la personne à qui s’adresse cette question est un frère, un garçon, le plus souvent un peu plus âgé que la sœur. Tous ces éléments sont des déductions (possiblement basées sur un préjugé) très communes, mais non des présupposés. En effet, on imagine souvent que ce sont les frères qui taquinent les sœurs, et non (ou moins) les sœurs ; que la taquinerie est réservée à l’enfance ; et dans l’enfance, qu’elle est réservée à ceux qui sont un peu plus âgés... Rares sont ceux qui imaginent deux jumelles de 81 ans, alors que rien, dans la phrase, n’indique le contraire... Un préjugé partagé n’est pas un présupposé !

Saurez-vous trouver les présupposés derrière ces trois autres questions ? : « Si tu allais au bout de l’univers, pourrais-tu passer ta main au travers ? » ;« Quelles différences y a-t-il entre l’Homme et l’animal ? » ; « Que peut-on encore manger ? »

Mettre au jour les présupposés de ces phrases banales – certaines très souvent croisées dans la presse – permet de mesurer à quel point ceux-ci peuvent nous empêcher de saisir le monde qui nous entoure dans sa complexité et nous faire tomber dans les pièges de la philosophie de comptoir et des fausses questions. Nous vous proposons de retrouver l’analyse des présupposés de ces questions sur le site internet de l’Afis.

Références

1 | Perec G, « Approches de quoi ? », Cause commune, 1973, 5 :3-4, repris in L’infra-ordinaire, Seuil, coll. La librairie du XXe siècle, 1989, pp. 9-13.
2 | Dunning B, “A Magical Journey through the Land of Reasoning Errors”, Skeptoid, Podcast #297, 14 février 2012.
skeptoid.com/episodes/4297
3 | CorteX, « Petit recueil de 25 moisissures argumentatives pour concours de mauvaise foi », 21 mai 2018 (voir l’item « Le plurium, ou effet gigogne »). Sur cortecs.org
4 | Les inconnus, « Les chasseurs ou l’art de la chasse » (de la 3e à la 4e minute).
5 | Lecointre G, Le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, Belin, 2001.

1 Merci à Richard Monvoisin d’avoir attiré mon attention sur le même type de problème en phylogénétique pour « dauphin ».

2 Pour le présupposé de situation, certains utilisent, comme en linguistique, le terme d’implicature conversationnelle ou contextuelle. Nous préférons garder le terme de présupposé en précisant qu’il vient de la situation. Cela permet de ne pas démultiplier les catégories et de rendre l’outil plus facilement utilisable au quotidien. Pour le présupposé de la phrase comme pour celui de la situation, on posera la même question pour le vérifier : « Est-ce que tu présupposes que... ? » ou « Pars-tu du principe que... ? ».


Publié dans le n° 327 de la revue


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L' auteur

Véronique Delille

Philosophe de formation et directrice de projets pour l’association Asphodèle, penser/ouvrir (penserouvrir.com), (...)

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