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De bien étonnants prix Nobel !

Publié en ligne le 3 janvier 2021 - Astronomie -

Le prix Nobel de physique 2020 a récompensé trois pionniers de la recherche sur les trous noirs : le théoricien britannique Roger Penrose (à qui va la moitié du prix) pour avoir découvert « que la formation d’un trou noir est une prédiction solide de la théorie de la relativité générale », et les astronomes observateurs allemand Reinhard Genzel et américaine Andrea Ghez (qui se partagent l’autre moitié) pour « la découverte d’un objet compact supermassif dans le centre de notre galaxie ».

Un premier étonnement après ce Nobel, vient de ce qu’il suit celui de 2019, également attribué à des astrophysiciens, dont deux observateurs (Michel Mayor et Didier Queloz pour leur découverte en 1995 des planètes extrasolaires), et un cosmologiste théoricien, James Peebles. Notons que c’est seulement depuis peu que l’on voit un théoricien récompensé en même temps que des observateurs. C’est un progrès notable, car en astrophysique, les théoriciens ont été souvent laissés pour compte par le comité Nobel au bénéfice des observateurs (voir par exemple le prix Nobel en 1978 de Arno Penzias et Robert Wilson pour la découverte – par hasard – du fond diffus cosmologique, alors que Peebles, qui avait immédiatement compris la portée de leur découverte, l’a obtenu quarante ans après eux !). On aurait aussi pu s’attendre à ce que fussent immédiatement récompensés les deux directeurs, l’un américain, l’autre européen, de l’Event Horizon Telescope qui a délivré en avril 2019 la première image de l’ombre d’un trou noir géant situé au centre de la galaxie M87 [1]. Réjouissons-nous donc qu’avec ce prix, le comité Nobel récompense des travaux de longue haleine, en particulier théoriques, connus seulement des spécialistes.

Un autre sujet d’étonnement est la personnalité du premier récompensé, Roger Penrose. Le grand public s’attendait certainement à ce que Stephen Hawking, qui travaillait sur des sujets proches, reçoive ce prix il y a bien des années. Mais de même que le temps médiatique n’est pas celui de la science, la valeur des travaux scientifiques n’est pas toujours celle que plébiscitent les médias.

Le travail de Penrose auquel fait référence le communiqué du prix Nobel est celui par lequel il a démontré en 1965 que, passé un certain stade, l’effondrement gravitationnel doit inévitablement conduire à la formation d’un trou noir et se poursuivre pour atteindre un stade « singulier » où la densité devient infinie. Mais Penrose a par la suite produit des dizaines d’autres résultats au moins aussi originaux, tant dans le domaine des mathématiques pures que dans celui de la physique fondamentale, notamment sur la cosmologie relativiste et son incontournable « Big Bang », sur l’extraction de l’énergie d’un trou noir en rotation, sur l’unification des concepts de la physique quantique avec ceux de la relativité – Graal d’Einstein et de tous les physiciens théoriciens contemporains, qui permettrait de comprendre la naissance de l’Univers, voire d’envisager un « avant Big Bang ».

Quant à Reinhard Genzel, on n’aurait pas donné cher des observations que son groupe et lui-même entreprirent à la fin de l’année 1991 avec le télescope de 3,5 mètres de diamètre dit de « nouvelle génération » de l’ESO (European Southern Observatory au Chili). Ils ne se proposaient rien moins que de mesurer la masse d’un trou noir géant situé au centre de la Voie lactée.
Depuis une dizaine d’années en effet, quelques astronomes commençaient à penser que les quasars – ces sources extrêmement lumineuses situées au centre de galaxies lointaines et dues à la présence d’un trou noir géant en train d’avaler la matière environnante – s’étaient éteints en laissant sur place des trous noirs géants invisibles, et que ceux-ci se cachaient au centre de la plupart des galaxies proches. Car il faut prendre conscience qu’à cause de la vitesse finie de la lumière, les objets distants sont vus tels qu’ils étaient dans le passé et que les objets proches sont leurs lointains descendants vus tels qu’ils sont maintenant.

Comme toujours, lorsqu’un astre ne rayonne pas, sa masse ne peut être déterminée que par les mouvements des objets qui l’entourent : plus les mouvements sont rapides pour une distance donnée du centre, plus la masse centrale est élevée. Une recherche active se développa alors pour mesurer les vitesses de groupes d’étoiles dans les régions centrales de galaxies proches – comme la galaxie d’Andromède, presque sœur jumelle de la Voie lactée, que l’on peut observer à l’œil nu par les beaux soirs d’automne. Il s’avéra bientôt que leurs noyaux recélaient effectivement une grosse masse invisible. Mais s’agissait-il d’un trou noir, ou simplement d’un amas d’étoiles très peu lumineuses ? Andromède est environ cent fois plus éloignée que le centre de la Voie lactée, et la dimension de la région étudiée était encore trop grande pour pouvoir conclure à l’existence d’un trou noir.

Or il y a, exactement au centre dynamique de la Voie lactée, un objet très faible, émettant du rayonnement radio, nommé Sagittarius A* ou SgrA*, entouré d’un amas d’étoiles brillantes en infrarouge. Notons qu’on peut en effet observer le centre de la Voie lactée seulement en infrarouge ou en radio, car les poussières du milieu interstellaire éteignent complètement le rayonnement visible. Mais le télescope de l’ESO permettait justement d’observer le rayonnement infrarouge.

Orbite de l’étoile S2 autour du trou noir supermassif au centre de la Voie lactée. Les dernières observations les plus précises sont obtenues avec l’instrument VLT/Gravity, qui a notamment permis de mettre en évidence des effets relativistes.
Crédit : ESO/MPE/GRAVITY Collaboration.

Genzel décida alors de mesurer les mouvements de ces étoiles, d’abord seulement en observant leurs déplacements sur le fond du ciel, ce qui constituait une vraie gageure. Et c’est ainsi que son groupe put annoncer dès 1995 que Sgr A* contenait une masse invisible d’environ trois millions de fois celle du Soleil dans une région plus petite que trois années-lumière, soit la distance du Soleil à l’étoile la plus proche ! Puis lorsque les très grands télescopes de l’ESO, les VLT (Very Large Telescopes), furent implantés au Chili, ils y adjoignirent des mesures spectroscopiques qui permirent de mesurer la vitesse sur la ligne de visée (c’est l’effet Doppler-Fizeau). À partir de ce moment on disposait des trois composantes de la vitesse des étoiles et l’on découvrait que celles-ci parcouraient des ellipses autour de Sgr A* conformément aux lois de Kepler-Newton, ce qui permettait de déterminer avec précision la masse du corps compact central à quatre millions de fois celle du Soleil.

Précisons que la collaboration GRAVITY menée par un consortium composé de l’institut Max Planck de physique extraterrestre à Munich dont R. Genzel est le directeur et de plusieurs instituts français, a mesuré en 2020 la précession relativiste et le décalage spectral gravitationnel de l’étoile appelée S2 qui est passée deux fois au périastre de Sgr A* (soit à une distance égale à trois fois le rayon de l’orbite de Pluton) à la vitesse vertigineuse de 8 000 km/s. Cette observation confirme de façon définitive la nature de trou noir de « l’objet compact » au centre de la Voie lactée. Le comité Nobel ne connaît pas encore cette découverte, qui est trop récente.

Le groupe d’Andrea Ghez de l’Université de Californie commença à développer des études semblables à celles du groupe de Genzel en 1995, lorsque le télescope géant Keck de 10 mètres fut mis en service sur l’île d’Hawaï et se posa en rival des instruments de l’ESO. Si ce groupe fit sans conteste des travaux excellents sur le sujet, il n’y manifesta pas de grande originalité, et on peut se demander si des considérations politiques ne jouèrent pas un rôle prédominant dans le choix du comité Nobel d’ajouter une femme – certes très méritante – et américaine au panel de récipiendaires.


Référence


1 | Collin-Zahn S, « Première image d’un trou noir : une prouesse scientifique », SPS n°329, juillet 2019.


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Les auteurs

Suzy Collin-Zahn

Astrophysicienne et directeur de recherche honoraire à l’Observatoire de Paris-Meudon.

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Jean-Pierre Luminet

Astrophysicien, directeur de recherche émérite au Laboratoire d’astrophysique de Marseille.

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