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Covid-19 : une polarisation dingue, faute de doute

Publié en ligne le 2 décembre 2020 - Covid-19 -

Personne n’a été vraiment épargné par la pandémie. Ceux que la maladie n’a pas impactés directement ont tout de même subi le confinement et ses conséquences, parfois lourdes. Au milieu d’informations sourcées et vérifiables, des flux incessants de contenus plus ou moins fiables, de rumeurs, d’offuscations, d’interprétations, d’études médiocres, bâclées, truquées, d’accusations tous azimuts, ont occupé tous les écrans, tous les réseaux, et ont souvent occulté, des semaines durant, le reste du paysage numérique. C’est de cet espace médiatico-numérique que nous allons parler, puisqu’on y a vu débarquer des controverses qu’en temps normal, on règle dans l’espace scientifique.

Quand les hôpitaux se remplissent, on ne peut pas demander à tout le monde de garder son calme, de rester sagement « neutre » pendant que les décideurs hésitent, atermoient et prennent des postures visant parfois à écarter les critiques sur leurs politiques passées. Alors que les chercheurs mettent au point les laborieux essais cliniques qui seuls peuvent répondre au besoin d’apporter des soins efficaces au plus grand nombre, trop de médias mendient des opinions pour remplir leurs 24 heures d’informations quotidiennes, et deviennent une poudrière pour la moindre polémique qui passe.

L’embrasement provoqué par Didier Raoult n’a pas qu’un seul coupable. Bien sûr, l’intéressé n’est pas censé ignorer les conséquences de ses prises de parole ininterrompues, sentencieuses et comminatoires, toutes plus séductrices les unes que les autres pour les conspirationnistes et contempteurs de la science, gourous, pseudo-thérapeutes et autres démagogues. On n’a jamais vu à ce niveau de responsabilité scientifique un personnage aussi méprisant des méthodes qu’il n’hésite pourtant pas à convoquer pour faire accroire à la primauté absolue de son expertise personnelle (« l’élite, c’est moi »). L’hydroxychloroquine, si elle avait été un traitement utile contre la maladie à SARS-CoV-2, n’aurait pas pu trouver pire ambassadeur. Mais l’égo de Didier Raoult n’est pas une explication suffisante au climat délétère que j’oserai rapprocher, par certains aspects, de celui qui a entouré l’affaire Dreyfus : tout le monde a un avis, les familles sont divisées, les amis se fâchent, on en parle partout...

Narcisse, Le Caravage (1571-1610)

Le sujet ici n’est pas la vérité sur l’hydroxychloroquine, qui deviendra patente une fois retombée la bronca, quand seuls les travaux solides seront considérés, mais notre comportement collectif dans la zone d’incertitude qui ne pouvait pas ne pas exister, même en l’absence d’un agitateur mégalomane. Cette incertitude est la grande ennemie du confort cognitif humain, nous avons généralement une sincère antipathie à son égard et la vouons aux gémonies dès qu’un semblant de certitude dresse une oreille dans les fourrés. Et là est une partie du problème.

On a vu des gens se fier à un savant isolé en raison des marqueurs d’autorité dont il a abusé, de l’espoir d’une solution miracle dans une période de crise et d’angoisse ou de ce qu’il pouvait incarner de contrepoint en regard de l’autorité publique. Dans le même temps, dans la controverse médiatique, a eu lieu un rejet total des thèses dudit individu en raison même de ces abus 1. Qui avait raison ? Les autres. Ceux qui ont abordé la question avec un brin de méthode, en appliquant le principe du « scepticisme a priori sur les faits ». Le scepticisme ne consiste pas à rejeter mais à douter, à suspendre son jugement ; à ne pas confondre les soupçons que suscite un personnage (ou ceux qu’il agite en désignant ses détracteurs) et le doute sur la validité de ses propos.

Pour dire les choses simplement, n’aurions nous pas tous dû commencer par douter ? Cela ne veut pas dire être neutres, gentils, patients et obéissants, mais au contraire réflexifs, farouches, exigeants et rétifs aux discours autoritaires (il s’agit bien entendu du début de la pandémie ; il devient artificiel de douter quand les preuves scientifiques s’accumulent...).

Quand on commence par douter au lieu de croire, on évite au moins en partie un certain nombre de biais, en particulier les biais de confirmation et l’escalade d’engagement. Quand on doute, on demeure à la recherche de nouvelles informations, d’alternatives, et notamment, en l’espèce, on garde à l’esprit que d’autres traitements sont à l’étude, que le tout-ou-rien n’est pas de mise. Quand on doute, on écoute au lieu de pontifier, on questionne au lieu de s’engueuler, on voit mieux les abus rhétoriques de ceux qui défendent une opinion tranchée, on n’a pas le sentiment de devoir défendre une position publiquement tenue à défaut de quoi on perdrait la face. Quand on doute, on se place dans de meilleures conditions pour peser rationnellement les arguments en présence. Si chacun avait fait cela (et certains l’ont fait spontanément !), nous n’aurions pas assisté à des empoignades sur tous les articles, vidéos et billets évoquant la question de la chloroquine. Nous ne serions peut-être pas plus savants que nous le sommes aujourd’hui, mais nous aurions tous reçu moins d’insultes et serions de ce fait mieux disposés à écouter les autres. Quand on est nombreux à ne pas douter au moins un peu de ce qu’on veut croire, on crée des conflits évitables, marécages où viennent se perdre des heures qu’on aurait pu employer à échanger des sources et des questions dans la sérénité d’une incertitude apprivoisée.

Plus que les autres, les émotions négatives (dégoût, colère, angoisse...) suscitent de l’activité en ligne, des partages, des débats et apportent une plus grande visibilité aux pages (et aux médias) qui les exploitent. Cette loi de la négativité qui assure toujours son petit succès à un scandale bien calibré ne va pas disparaître, mais nous pouvons refuser d’en être les complices en retardant notre jugement (en particulier un jugement moral, quand il repose sur des faits dont la solidité n’est pas avérée) sur des affaires dont nous ne maîtrisons pas les tenants et aboutissants.

La binarité, hélas, est une réponse quasi mécanique aux assertions souvent péremptoires de ceux qui sont à l’origine des polémiques (pensons aux OGM, aux vaccins, au nucléaire...). Ceux qui annoncent une « fin de partie » quand tout indique qu’une épidémie sérieuse est sur le point de se répandre récoltent une légitime averse de critiques, à partir de quoi tout s’emballe, alors qu’il était en leur pouvoir de ne pas déclencher cette dynamique.

L’expression du doute n’est pas prise au sérieux dans un contexte où les certitudes captent l’attention en premier. Et pourtant, quand s’enflamment des disputes générales, une polarisation immédiate, un chaos pétaradant d’injures sous la fumée âcre des théories du complot, il n’y a que le doute qui sauve.

1 Mais au-delà de la controverse médiatique, des essais cliniques ont été mis en place, comme on était en droit de s’y attendre dans l’espace de la dispute scientifique.