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Courriels et courriers : d’octobre à décembre 2009 (2)

Publié en ligne le 6 février 2010 - Rationalisme -

« Démonstrations » de charlatans

Vivant dans le sud de la France, j’ai eu à plusieurs reprises le déplaisir de voir des charlatans vanter leur remède miracle ; en général des patchs et autres gadgets sensés « redonner la forme, renforcer l’énergie vitale, etc. ». Dans la majorité des cas, ces individus ont séduit le public en leur faisant une « démonstration » de la manière suivante. Ils demandaient à une personne du public de venir. Puis ils se mettaient à ses coté et poussaient la personne, une fois sans l’accessoire « magique », une fois avec. Évidemment, la personne résistait beaucoup mieux avec l’accessoire.
Pensez-vous que la « démonstration » soit due au fait :
 que la personne est un complice ?
 que le charlatan modère sa poussée la première fois ?
 que la personne est convaincue de l’action du dispositif "magique", donc qu’elle cède plus facilement ?

Deuxième question :
Comment faire pour lutter contre ce genre d’individus qui semblent proliférer en ces périodes d’incertitude (face à l’avenir, la santé, l’économie, etc.) ? Peut-on espérer les déstabiliser lors de leur démonstration ? Quelles méthodes me conseilleriez-vous ?

M.

Nous partageons vos hypothèses quant aux raisons de l’efficacité des « démonstrations ». Elles sont toutes plausibles et envisageables (et utilisées !), et nous pouvons y ajouter les petits procédés trompeurs que sont les différentes façons de « pousser » quelqu’un : une démonstration intéressante avait été faite sur France 3 par Michel Cymès, montrant comme l’on résiste beaucoup moins bien si l’on est poussé par petites tapes, plutôt que par un appui régulier.

Mais l’obstacle le plus grand à une déstabilisation du bonimenteur est votre troisième point : l’immense désir de croire des gens. C’est le « démonstrateur » qu’ils sont pour la plupart disposés à entendre, pas le contradicteur ! Bref, nous n’avons pas, hélas, de « méthode infaillible » à proposer pour des circonstances de ce genre...

C’est par une lutte tenace, au quotidien, contre tous les charlatanismes, même inoffensifs à première vue (produits homéopathiques, par exemple), que l’on peut améliorer les modes de réflexion. Un moyen de s’en approcher est de continuer à nous lire !

Pierre Blavin


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Feng-Shui : le point de vue d’un ergonome

Lettre adressée par un de nos abonnés au directeur de sa banque.

Monsieur le Directeur,
Je suis client de votre banque depuis plus de 25 ans, Je reçois donc votre lettre BNP Paribas. Celle d’août 2009 (n°77) m’a fait bondir quand j’ai vu, en dernière page, deux colonnes faisant l’apologie du Feng Shui. Bien que vêtu de bleu, j’ai vu... rouge, et ma matière... grise, sous l’effet d’une énergie négative, m’incite à vous écrire...vertement ! Ch’i est responsable ?

Manifestement vous ne savez pas qu’il s’agit de charlatanisme, et vous ne connaissez manifestement pas l’ergonomie, qui pourtant a certaines finalités communes. En tant qu’ancien responsable du pôle ergonomie d’une très grande entreprise française, je me sens obligé d’intervenir.

Je vous envoie donc deux documents :
 une fiche donnant un bref historique de quelques définitions de l’ergonomie. Il faut voir que sa finalité est la santé, la sécurité et le bien-être des personnes. Le diagnostic ergonomique repose essentiellement sur l’analyse d’activité des personnes et sur des mesures objectives concernant l’environnement (excusez le pléonasme : il n’y a pas de science sans mesures).
 une fiche décrivant le charlatanisme du Feng Shui, qui n’a rien de scientifique, dont le diagnostic s’appuie sur un octogone ésotérique, sans mesures physiques (et pour cause).

Au lieu de publier des sottises, vous feriez mieux d’embaucher des ergonomes (vous trouverez sur Internet tous les renseignements nécessaires concernant la Société d’Ergonomie de Langue Française).

Sans rectificatif dans la prochaine lettre BNP Paribas, je me ferai un plaisir de vous faire de la publicité dans la presse au moyen de slogans du genre de celui-ci « La lettre BNP-Paribas ou… une banque de débiles ? ». Comme je suis en retraite, j’ai le temps de donner libre cours à mon imagination.

Dr. J. M.

Nous avons publié un article au sujet du Feng-Shui dans le n° 266 de notre revue Science et pseudo-sciences (SPS) en mars 2005.

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Médiums, rêves prémonitoires

Les tables tournantes n’ont plus lieu, soit, mais de là à dire que maintenant on prend des magnétophones pour prouver la manifestation de l’au-delà, pour remplacer les tables, c’est abuser. Vous voila sceptiques face à l’au-delà, mais je peux vous dire que l’au-delà existe bel et bien ; même si des gens noircissent et ridiculisent les gens qui communiquent avec l’au-delà : le monde parallèle.

Tant que scientifiquement on n’aura pas expliqué le fonctionnement de notre cerveau, on ne pourra pas non plus dire et dénigrer l’au-delà... Quand un médium vous donne des renseignements avec précision sans avoir aucune info, et que vous n’y croyez pas jusqu’à ce que cela arrive (sans forcer inconsciemment les choses), on est en droit de se poser quelques questions et d’ouvrir son esprit.

Quant aux rêves prémonitoires, nous en faisons de mère en fille dans notre famille, et croyez-moi, mon père sceptique ne l’a plus été quand ma maman a détaillé un jour un rêve très précisément, et que cela est arrivé.

Je peux vous citer un exemple parmi tant d’autres (j’ai vu les morts de mon cousin âgé de 16 ans, accident de mon frère, et j’en passe ...)
Quand je ne voyais plus mon père depuis 2 ans et qu’un bon matin au réveil : je donne le doigt et main exacts en disant que mon père va avoir ce doigt coupé.

2 semaines après, je vois mon frère (qui travaille à l’hôpital), je lui dis mon rêve et il m’annonce que mon père est rentré a l’hôpital et m’indique le même doigt de la même main.
Comment expliquez vous cela ?

Moi, effectivement, si je n’avais pas fait des rêves prémonitoires, je n’aurais sans doute pu n’être que comme vous : sceptique envers des faits que l’on se refuse de croire, se cachant derrière des arguments « Les ficelles restent quand même bien grosses pour qui se refuse à être pris pour un demeuré… » etc.

Votre site scientifique est bien intéressant mais dommage que vous vous butiez et refusiez une ouverture à l’au-delà, c’est sûr, si vous regardez ceux (les escrocs) qui assombrissent ces faits on est pas prêt de se tourner vers l’au-delà.

Mais bon, à votre mort, vous retournerez auprès du divin, sceptique ou pas, je vous assure que ce monde existe. Croyez-moi.

Merci de votre témoignage. Nous ne recevons pas souvent de messages ou de courriers de ce genre, et il est réconfortant de voir que notre site vous intéresse, « malgré » de fortes convictions au sujet de l’au-delà ou des rêves prémonitoires. Croyez bien que nous ne nous « butons » pas, et que nous n’avons pas plus que vous d’explications devant certains mystères auxquels tout homme est confronté.

Cependant, faites attention de ne pas conclure de notre connaissance encore très incomplète du cerveau que ce serait une « preuve » de l’au-delà ! Notre cerveau et ses mystères sont bien « ici et maintenant ». Mais comme vous le soulignez vous-mêmes, les escrocs rôdent et sont à l’affût de toutes nos faiblesses... comme ce que nous ignorons encore, la peur de la mort, le mystère de nos rêveries (prémonitoires ou non, le rêve reste une chose étrange) ou autre coïncidence extraordinaire. Il convient donc de rester extrêmement prudent devant l’inexpliqué.

De nombreux exemples de coïncidences extraordinaires sont rappelés par des auteurs comme Henri Broch, et il cite justement, dans Le Paranormal, cette coïncidence qui consiste à « sentir » la mort de son cousin. Par un calcul des probabilités, en estimant combien de personnes « pensent » à leur cousin, combien de personnes meurent par jour, etc., il aboutit à une probabilité faible, mais importante ! Sur une population de plus de 60 millions de Français, cela fait un certain nombre de personnes qui vont vivre, sur le plan personnel, une coïncidence absolument extraordinaire. Comment leur en vouloir d’être stupéfaits ?... Mais de quoi celle-ci est-elle la « preuve » ? Tous les témoignages les plus troublants, les plus incroyables, ne peuvent jamais constituer une « preuve » de quoi que ce soit. D’une part parce que le témoignage est une chose infiniment délicate à manier, les « biais » sont innombrables, même dans la plus parfaite bonne foi, et d’autre part parce qu’il faut garder en tête cet adage si instructif de Hume : lorsque quelqu’un m’affirme une chose extraordinaire, qu’est-ce qui est le plus probable : que cette chose soit vraie, que cette personne se trompe, ou qu’elle me trompe ? Ce raisonnement tout simple peut nous aider à éviter de tomber dans bien des pièges !

Martin Brunschwig


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Sur les mots rationalité et vérité

L’article de Nicolas Gauvrit « Autour du rasoir d’Occam » (Science et pseudo-sciences n° 286 page 59) apporte au lecteur rationaliste de nombreuses informations et réflexions intéressantes et pertinentes, il me semble avoir tout à fait sa place dans la revue et apporte une contribution utile à la réflexion.

Cependant, certains aspects me choquent. Le premier concerne la signification donnée par l’auteur aux expressions rationalité et rationalité scientifique. Tout d’abord, cette seconde formulation pourrait faire penser à une sorte « d’ élitisme scientifique » qui me paraît un peu déplacé. Pour moi, rationalité se suffit à lui-même, ou pour dire autrement mon sentiment, la rationalité ne se divise pas et il me paraît difficile d’utiliser ce mot quand une partie de l’attitude qu’il veut décrire relève manifestement de la croyance et non de la raison. Je ne partage pas le point de vue de l’auteur acceptant les conceptions de certains psychologues ou écologistes affirmant qu’ un « comportement est rationnel s’il est adapté au but poursuivi », car je pense que cette façon de dire les choses affaiblit la notion de rationalité. Une formulation plus adaptée à mon sens serait celle de cohérence des comportements avec les buts poursuivis. L’auteur utilise d’ailleurs le mot « cohérence » dans sa conclusion à propos de l’homéopathie vue comme croyance contribuant au bien-être de certains, mais malheureusement selon moi en commençant son développement par l’expression « La rationalité qui conduit à adopter des croyances... » : il y a à mon avis contradiction formelle entre rationalité et croyance. De même le titre de la dernière partie « Les superstitions rationnelles » me semble-t-il auto-incohérent, même si je devine bien que l’auteur n’est pas dupe et l’utilise surtout pour attirer notre attention.

Le second aspect choquant pour moi concerne le sens du mot vérité utilisé à plusieurs reprises par l’auteur et notamment dès le début de son texte : « … Ceux qui cherchent à atteindre la vérité par des moyens en contradiction avec elle ». Cette formulation laisse penser qu’il existe une vérité, qu’il s’agirait de découvrir, si possible par des voies relevant de la « rationalité scientifique », au sens que l’auteur donne à cette expression. Ce projet me semble au moins audacieux, pour ne pas dire éloigné de la raison et il se rapproche plutôt de celui des croyants, qui pensent trouver dans l’approche de leur dieu la voie vers la vérité. Il me semble plus judicieux de restreindre le projet rationaliste à celui de représentation efficace mais sans doute provisoire du réel, postulé comme existant. Cette représentation doit respecter tous les critères de rationalité et permettre les prédictions vérifiables et les applications techniques que nous attendons des théories ou de la connaissance scientifique. Je voudrais maintenant préciser ce point, peut-être un peu longuement.

Nous postulons l’existence d’une réalité, indépendante des observateurs que nous sommes. Nous pouvons agir sur le réel, par nos gestes, nos mouvements, nos machines… mais même si nous ne le faisions pas, le réel n’en existerait pas moins. Si nous sommes en mesure d’agir sur le réel, c’est aussi parce que nous sommes une partie de ce réel, ce qui ajoute une difficulté supplémentaire à l’entreprise de compréhension.

Une telle affirmation relève de la conjecture ou de la croyance et non de la connaissance, au sens que donne à ces mots Karl Popper : une croyance est non réfutable, au contraire, une connaissance rationnelle l’est et son statut implique qu’elle n’est reconnue comme telle que tant qu’elle n’est pas réfutée.

La question de la perception et de la compréhension de la réalité est différente de celle de son existence. Elle a trait aux liens que nous, êtres pensants, entretenons avec cette réalité.

Dans Initiations à la physique, Max Planck pose la question suivante : « La conception de l’univers selon la physique n’est-elle qu’une création arbitraire de notre esprit ou bien devons-nous affirmer, au contraire, qu’il y a des phénomènes naturels tout à fait indépendants de nous ? »

Il me semble qu’en fait ces deux propositions ne sont pas contradictoires : il y a des phénomènes naturels indépendants de nous (réalisme) et la conception de l’univers selon la physique est une création de notre esprit (mais cette création n’est pas arbitraire, c’est l’objet de la connaissance rationnelle). Si on ajoute l’observation que les êtres pensants que nous sommes, capables de cette rationalité, sont des éléments de cette réalité, on perçoit la difficulté conceptuelle de cette situation où nous sommes à la fois “objets” et “sujets”.
Dans le même ouvrage, Max Planck ajoute, un peu plus loin : « … le but de toute recherche scientifique…[est] la construction d’un système descriptif de l’univers qui soit rigoureusement stable, indépendant des mutations affectant les générations et les peuples ».

À mon avis, le projet proposé ici par Planck est voué à l’échec : le « système descriptif », fondé sur tous les acquis du passé et sur les développements permanents de la science est adapté aux possibilités actuelles de l’intelligence humaine, mais celles-ci sont loin d’être figées.

Les représentations du réel que nous donnons, c’est à dire l’ensemble des modèles et connaissances scientifiques, sont dominées par ce que nous sommes comme êtres humains. Autrement dit, on peut imaginer que quelque accident de l’évolution autre que ceux qui ont eu lieu effectivement aurait pu conduire à une espèce vivante différente de l’espèce humaine, douée de pensée mais avec des structures anatomiques, physiologiques et mentales autres que celles dont nous disposons et qui, face au même réel (pas tout à fait le même car je sais faire partie du réel) se donnerait des représentations totalement différentes : les lois de Newton, la relativité, la physique quantique… n’existeraient peut-être pas.

Cette idée de l’adéquation de la représentation du réel à notre être tel qu’il est conduit au caractère dynamique, évolutif donc provisoire de la science : l’état de la science à une date donnée résulte de ce que les scientifiques peuvent comprendre à cette date, donc de leur apprentissage scientifique, incluant l’état antérieur de la science et, éventuellement, leur propre production. Notons que les neurosciences proposent des modèles justifiant cette idée du caractère évolutif de l’esprit humain, faisant appel aux notions d’épigénèse et de stabilisation sélective des synapses introduites par Jean-Pierre Changeux. Nous ne développerons pas plus ce point ici, mais on peut y trouver une base solide pour comprendre les mécanismes mentaux impliqués.

On peut aussi identifier dans ce processus ce que Edgar Morin nomme une boucle récursive et que le physicien reconnaît comme une rétroaction positive : les « producteurs de science » se nourrissent du savoir scientifique collectif pour produire ou développer de nouveaux modèles ou de nouvelles applications qui (c’est la boucle de retour) vont enrichir le savoir collectif et passer ainsi dans la chaîne d’action. Les acquis et les réfutations scientifiques du passé intégrés dans le savoir collectif structurent l’organisation mentale des scientifiques et les préparent à des productions nouvelles, impossibles auparavant : il n’y a pas de fin de la science, chaque explication nouvelle modifie l’intelligence collective qui peut alors poser des questions nouvelles ou formuler différemment des réponses aux questions anciennes,
Les connaissances scientifiques ne peuvent donc être que provisoires, par essence. C’est une différence fondamentale avec les croyances, qui peuvent être immuables, par définition (ce qui n’empêche que certaines peuvent disparaître et d’autres apparaître).

Remarquons encore que le caractère dynamique et récursif des représentations du réel ruine l’idée souvent avancée que le progrès des connaissances conduit à une approche de plus en plus précise de « la vérité », à la manière dont une courbe se rapproche de son asymptote. Puisque l’organisation mentale elle-même évolue, les représentations actuelles du réel ne peuvent plus être les mêmes que celles du passé et celles de l’avenir ne peuvent pas être imaginées maintenant. Il ne faut voir dans cette remarque aucune négation du progrès scientifique, encore moins du progrès technique, mais seulement une position “réaliste” vis à vis de notre appréhension du réel.

Mes interrogations sur ces deux points, rationalité et vérité, plutôt d’ordre sémantique, n’enlèvent rien au grand intérêt du texte de Nicolas Gauvrit et je suis persuadé au contraire qu’il y verra le résultat d’une invitation à la réflexion et à la discussion fondées sur la raison.

F. J.

Merci pour votre message stimulant.

Premier point que vous soulevez, l’utilisation du mot « rationalité » autrement que dans le cadre de ce que j’appelle dans l’article « rationalité scientifique » (pour distinguer). Nous avons eu une vive et longue discussion à l’AFIS concernant ce point, et je vous réponds seulement en deux mots : D’abord, je ne suis pas l’inventeur, comme vous l’avez lu, de ce sens donné à la rationalité : je ne fais que suivre une (courte) tradition. Mais aussi, cette conception est pour moi inévitable si l’on cherche à avoir une définition objective de la rationalité, comme j’ai tenté de l’expliquer brièvement dans l’encadré. Je suis bien conscient qu’il s’agit là d’une question peu consensuelle, comme nos discussions internes à l’AFIS l’ont montré.

Sur le second point, je me trouve en parfait accord avec vous. Pour rester bref, j’ai été en effet un peu rapide dans l’article, mais je vous suis tout à fait dans votre distinction entre la réalité et la conception qu’on en a.

Nicolas Gauvrit