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Comment gérer les traitements onéreux ?

Publié en ligne le 28 janvier 2019 - Santé et médicament -

Ce texte est une légère adaptation par l’auteur d’un article paru dans Médecine/Sciences n° 12, vol. 33, décembre 2017. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

La récente mise sur le marché d’un traitement pour certaines leucémies infantiles [1] caractérisé par d’excellentes performances mais aussi par un prix extrêmement élevé (475 000 dollars par cure) souligne une fois de plus le problème posé par le coût des traitements innovants, notamment en cancérologie. La plupart de ces nouvelles approches, qu’il s’agisse de thérapies ciblées ou d’immunothérapies, sont commercialisées à des tarifs atteignant ou dépassant 100 000 euros par cure, soit un ou deux ordres de grandeur au-dessus des montants usuels dans les années 1990 [2].

La nécessité d’un choix

Ces traitements deviennent ainsi inaccessibles pour les patients non assurés (ou mal assurés, avec un reste à charge important) [3]. Et dans les pays dans lesquels la prise en charge est assurée par la collectivité, ils posent de redoutables problèmes aux systèmes de santé. Les dépenses de santé représentent déjà environ 10 % du PIB en Europe occidentale (11,1 % en France, 9,7 % au Royaume-Uni [4]), et ne peuvent évidemment pas croître indéfiniment : il faut donc effectuer des choix afin d’utiliser au mieux ces ressources.

Considérons par exemple qu’une thérapie ciblée, qui va augmenter de quelques mois la survie d’un patient atteint d’un cancer métastatique, peut coûter à l’assurance maladie l’équivalent du salaire annuel (charges comprises) de deux infirmières… Il est donc inévitable de prendre en compte le rapport coût/bénéfice des interventions possibles, et pas seulement leur bénéfice clinique dans l’absolu, afin de déterminer si elles doivent être prises en charge par le système de santé.Ceci est effectué de diverses manières selon les nations ; en France, c’est essentiellement la Haute autorité de santé qui se charge de ce travail d’évaluation. Le cas du Royaume-Uni est particulièrement intéressant dans la mesure où le système de santé (National Health Service, NHS) est très largement public et où les décisions de prise en charge de nouveaux traitements sont déléguées à un organisme spécifique, le National Institute for Health and Care Excellence (NICE), fonctionnant de manière assez transparente.

Les recommandations et leurs prises en charge

Au Royaume-uni : le National Institute for Health and Care Excellence (NICE)
Établi en 1999, le NICE est chargé d’établir des directives concernant la santé et les pratiques cliniques et notamment d’évaluer les nouveaux traitements et de recommander (ou non) leur mise en place dans le cadre du National Health Service (NHS) [5]. Son rôle est essentiel puisque le NHS est tenu de financer tout médicament ou traitement qu’il recommande. Lorsqu’il est saisi par le Département de la santé, le NICE établit un plan d’étude puis organise le recueil d’informations et d’avis de la part des groupes concernés (organisations de malades, de cliniciens, fabricants, etc.). Ces données sont examinées par un comité académique et un comité d’évaluation, avec différents allers et retours pour prendre en compte les commentaires et intégrer de nouvelles informations ; ce processus aboutit finalement à une directive (guidance) qui recommande, ou non, la prise en charge du traitement dans le cadre du NHS. L’avis est disponible sur le site du NICE avec le détail des discussions et un grand nombre de documents annexes. Dans les cas où la décision est négative en raison du coût du traitement, mais où le bénéfice clinique est clairement établi, le NICE peut recommander la prise en charge du traitement par un fonds spécial appelé Cancer Drugs Fund – mais l’enveloppe financière allouée à ce fonds est limitée et il ne peut s’agir que d’une solution temporaire.

En France : la Haute autorité de santé (HAS)
La HAS est une autorité publique indépendante à caractère scientifique, créée par la loi du 13 août 2004 relative à l’assurance maladie. Elle travaille aux côtés des pouvoirs publics dont elle éclaire les décisions, avec des professionnels pour optimiser leurs pratiques et leurs organisations, et au bénéfice des usagers pour renforcer leurs capacités à faire leurs choix.

Trois missions : (1) évaluer les produits de santé en vue de leur remboursement ; (2) recommander les bonnes pratiques auprès des professionnels de la santé, du social et du médico-social, recommander des politiques de santé publique ; (3) mesurer et améliorer la qualité des soins dans les hôpitaux et cliniques, des accompagnements dans les établissements sociaux et médico-sociaux.

Sous l’égide de la HAS, la Commission de la transparence est une instance scientifique composée de médecins, pharmaciens, spécialistes en méthodologie et épidémiologie. Elle évalue les médicaments ayant obtenu leur autorisation de mise sur le marché (AMM), lorsque le laboratoire qui les commercialise souhaite obtenir leur inscription sur la liste des médicaments remboursables. L’avis de cette commission est ensuite transmis au Comité économique des produits de santé (CEPS, organisme interministériel placé sous l’autorité conjointe des ministres chargés de la santé, de la sécurité sociale et de l’économie) qui détermine le prix du médicament et à l’Union nationale des caisses d’assurance maladie (Uncam) qui en fixe le taux de remboursement. La décision finale d’inscription relève de la compétence du ministre de la Santé et est publiée au Journal officiel.

Source : le site de la HAS


Quentin Metsys (1466-1530), Le contrat de mariage (détail)


Un exemple : les tribulations du Kadcyla

Le Kadcyla est un médicament destiné à des patientes atteintes d’un certain type de cancer du sein et pour lesquels les traitements normalement indiqués n’ont pas fonctionné (au Royaume-Uni, cela représente environ 1 500 patientes par an).

Mis au point et commercialisé par l’entreprise Roche, ce traitement a montré, au cours de plusieurs essais cliniques, une augmentation de la survie d’environ six mois et une amélioration de qualité de vie, le tout par rapport au traitement de référence. Il est commercialisé au tarif d’environ 90 000 £ par cure (environ 100 000 €).

La première étude menée par le NICE en 2014 a confirmé l’existence d’un bénéfice clinique mais l’évaluation du coût a abouti à un résultat d’environ 166 000 £ par année de vie pondérée par la qualité (QALY pour Quality Adjusted Life Year), chiffre considéré comme excessif. Ainsi, le NICE refusa la recommandation de prise en charge. Quelques malades ont néanmoins été traitées, à titre transitoire, grâce au Cancer Drugs Fund (CDF). En 2015, alors que le Kadcyla allait être retiré du CDF (le plafond de dépenses étant atteint), Roche proposait une réduction de prix « significative » afin d’éviter cette exclusion ; le coût restait néanmoins trop élevé pour permettre une recommandation positive au niveau du NHS. En 2016, le comité du NICE examinait de nouveaux résultats cliniques montrant que le gain de survie pouvait aller jusqu’à neuf mois, ainsi qu’une nouvelle proposition de facturation de la part de Roche, mais concluait encore à un coût par QALY excessif. En 2017, grâce à une nouvelle proposition de prix de la part de l’industriel, et après un réexamen des données cliniques, le NICE a finalement recommandé le Kadcyla. Ce traitement fait donc maintenant partie des traitements normalement pris en charge par le NHS.

Toutes les étapes de ce processus, ainsi que les discussions menées lors des consultations, sont décrites en détail sur le site du NICE. Bien entendu, le montant de la réduction accordée par Roche est indiqué comme devant rester confidentiel, mais on peut en avoir une idée en considérant qu’au tarif initial de 90 000 £ le coût d’une QALY était de 166 000 £ et que le maximum admis par NICE est officiellement de 30 000 £, montant qui semble pouvoir exceptionnellement aller jusqu’à 50 000 £ pour des patients en fin de vie. Même si les données cliniques ont un peu bougé entre 2014 et 2017, on voit que Roche a dû consentir un rabais de l’ordre de 60 ou 70 % pour emporter le marché du NHS 1.

Cet exemple montre comment le NICE peut évaluer de manière transparente le service rendu et le coût d’un nouveau médicament et recommander, ou non, sa prise en charge tout en permettant un accès limité, en cas de refus, grâce au CDF, qui joue un peu le rôle de « purgatoire » pour des produits cliniquement intéressants mais encore trop chers. Il montre aussi comment sa position clef lui permet d’exercer une forte pression sur les industriels et d’obtenir des rabais importants – indiquons que la marge brute sur ces molécules innovantes est généralement supérieure à 90 % 2.

En France, ce rôle d’évaluation est tenu en partie par la HAS (voir encadré). Dans le cas du Kadcyla, la Commission de transparence a conclu en mars 2014 à un service médical rendu « important » et donné un avis favorable à la prise en charge de ce médicament dans le cadre hospitalier [6]. La négociation financière a eu lieu ensuite dans le cadre du Comité économique des produits de santé [7] dont le rapport d’activité 2014 [8] mentionne bien le Kadcyla mais ne donne pas d’information sur les discussions. Il en ressort néanmoins qu’en France, ce médicament a été « mis à la disposition des patientes » dès 2014. Au total, le circuit suivi en France par une nouvelle thérapie est sans doute assez similaire à celui mis en place par le NICE, mais il est plus difficile de remonter aux discussions et arguments, et les critères employés sont nettement moins explicites.

Ary Scheffer (1795-1858), Le jeune malade


Rationnement des soins, l’horreur absolue ?

Il s’agit bien d’une forme de rationnement : on refuse la prise en charge d’un traitement qui a une efficacité clinique indéniable (même s’il ne s’agit pas de guérir, mais de prolonger une survie) en raison de son coût trop élevé. Cela va naturellement à l’encontre de l’idée que « la santé n’a pas de prix » et du sentiment que toute médication nécessaire doit être prise en charge par la collectivité. L’arrivée de traitements dont le coût atteint celui d’un appartement ou d’une maison oblige pourtant à se poser la question et à chercher une utilisation rationnelle de moyens forcément limités. Pour reprendre la comparaison esquissée plus haut, on peut penser que la présence de deux infirmières supplémentaires dans un service d’urgence (par exemple) aura des effets positifs supérieurs aux quelques mois de survie apportés à un patient par l’emploi d’un médicament très coûteux. L’outil employé par NICE, le QALY, n’est sûrement pas parfait, et, selon certains, la limite de 30 000 £ par QALY est bien trop élevée et devrait être plutôt de l’ordre de 13 000 £ [9]. Il a néanmoins l’avantage de fournir un critère explicite et de permettre une évaluation transparente.

Restent bien sûr toutes les interrogations sur les montants demandés par l’industrie pharmaceutique pour ces médicaments innovants. Certaines thérapies très coûteuses peuvent satisfaire aux critères du NICE en raison d’un service médical rendu considérable : c’est probablement le cas de Kymriah, un traitement dédié à un type de leucémie infantile, facturé 475 000 dollars, mais qui peut faire gagner des dizaines d’années de vie aux patients [1]. Pour autant, cela ne justifie pas nécessairement le prix demandé : au vu des marges bénéficiaires de l’industrie pharmaceutique [11], on peut être très sceptique sur ce point [2].

À tout le moins, un processus du type de celui mis en œuvre par le NICE permet d’exercer une forte pression sur les fournisseurs et d’obtenir de sérieuses réductions : cela ne résout pas l’ensemble des problèmes de coût et d’efficacité posés par une bonne partie des nouvelles thérapies [2,10], mais permet au moins d’en atténuer les effets économiques.

Références

[1] Jordan B, « Immunothérapie “CAR-T” : une autorisation qui fait date », Med Sci, 2017, 33 :1003-6.
[2] Prasad V et al., “The high price of anticancer drugs : origins, implications, barriers, solutions”, Nat Rev Clin Oncol, 2017, 14 :381-90.
[3] Zafar SY, “Financial toxicity of cancer care : It’s time to intervene”, J Natl Cancer Inst, 2015, 108 :djv370.
[4] OCDE, Données sur les dépenses de santé.
[5] Page Wikipédia en anglais du National Institute for Health and Care Excellence.
[6] « Synthèse d’avis de la commission de la transparence : Kadcyla (trastuzumab emtansine), anticorps ciblant le récepteur HER 2 couplé à un cytotoxique », HAS, mars 2014.
[7] CEPS (Comité économique des produits de santé).
[8] CEPS, rapport d’activité 2014-2015.
[9] Ward A, “Expensive drugs cost lives, says report”, Financial Times, 19 février 2015.
[10] Courtney D et al., “Availability of evidence of benefits on overall survival and quality of life of cancer drugs approved by European medicines agency : retrospective cohort study of drug approvals 2009-13”, BMJ, 2017, 359 :j4530.
[11] Prasad V, Mailankody S, “Research and Development Spending to Bring a Single Cancer Drug to Market and Revenues After Approval”, JAMA Intern Med, 2017, 177 :1569-75.

1 Pour 1 500 patientes et un prix réduit à 30 000 £, cela fait tout de même un marché annuel de 45 millions de livres sterling…

2 Prix de vente par rapport au coût de fabrication, hors frais de R&D.

Publié dans le n° 325 de la revue


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L' auteur

Bertrand Jordan

Biologiste moléculaire et directeur de recherche émérite au CNRS. Auteur de nombreux articles et d’une douzaine (...)

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