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Polémique autour de l’expertise collective de l’Inserm

Publié en ligne le 10 novembre 2006 - Expertise -
par Gilbert Lagrue - SPS n° 273, juillet-août 2006

Le rapport INSERM sur le trouble des conduites chez l’adolescent est le fruit d’une expertise collective faite à la demande de la Caisse nationale d’assurance maladie des professions indépendantes (CANAM) avec l’objectif d’en améliorer le dépistage, la prévention et la prise en charge et parallèlement de décrire les recherches nécessaires pour une meilleure connaissance des causes et des mécanismes de ce trouble. Un groupe pluridisciplinaire a été constitué, représentant la psychiatrie, la psychologie, l’épidémiologie, les sciences cognitives, la génétique, la neurobiologie… Le point a été fait sur l’ensemble de la littérature internationale, médicale et scientifique sur ce thème.

Pour l’avenir de ces adolescents, l’importance de ce trouble a été soulignée. Les caractéristiques en ont été décrites et des actions ont été proposées pour le dépistage et une prise en charge, permettant d’améliorer le pronostic. Ces troubles des conduites (TC) sont souvent intriqués ou associés à d’autres troubles du comportement : le trouble oppositionnel (TO), le trouble d’hyperactivité avec trouble de l’attention (THADA), réunis sous le nom de troubles extériorisés, car ils s’accompagnent d’anomalies comportementales visibles. Ils sont importants à reconnaître, car ils peuvent avoir des conséquences importantes sur l’évolution personnelle (échec scolaire), familiale, sociale et également, ce que nous développerons dans cet article, sur la survenue fréquente de dépendances aux substances psychoactives, tabac, cannabis et autres…

Les TC et les TO de l’enfance peuvent constituer une étape vers l’apparition ultérieure de comportements graves avec agressions physiques vis-à-vis d’animaux ou de personnes, destruction de biens matériels, fraudes et vols, violations des règles sociales. À 15 ans peuvent se trouver réunis les critères de la personnalité antisociale, avec un comportement caractérisé par le mépris et la transgression des droits d’autrui et des conséquences sociales graves.

Les premières manifestations peuvent apparaître tôt dans l’enfance, dès 3-4 ans ; plus leur apparition est précoce, plus graves sont les conséquences. La fréquence de ces troubles à 10-12 ans est évaluée de 5 à 9 % selon les études ; ils surviennent deux fois plus souvent chez les garçons que chez les filles.

Ces chiffres apparaissent très élevés ; ils ont cependant été établis avec les critères rigoureux du DSM (voir encadré). Les données françaises (M. Choquet : ESPAD 2003) concernent les conduites violentes (bagarres), les vols, la violation des règles. La prévalence augmente de 12 à 16 ans, puis diminue progressivement jusqu’à 20 ans ; elle varie suivant le statut familial et social. Les résultats sont globalement semblables à ceux d’autres pays.

DSM : « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders »

Cette classification des troubles psychiques a été élaborée par l’Association Américaine de Psychiatrie, à partir des avis de plusieurs centaines de psychiatres. Elle est fondée sur la description et le regroupement de symptômes ; elle a pour objectif de fournir un outil de travail pour la recherche clinique et les essais thérapeutiques, afin que les études pratiquées puissent être confrontées entre elles. Elle a été très critiquée, surtout dans notre pays, avec l’argument que les troubles mentaux sont trop variables d’un cas à l’autre pour pouvoir être classés, mais actuellement elle est universellement admise et utilisée.

Ce rapport souligne bien la possibilité de prévenir les conséquences de ces troubles grâce à un dépistage et une prise en charge précoces.

Des réactions très vives

Prenant en compte ces faits, le gouvernement a mis en place un plan de prévention des conséquences sociales (en particulier la délinquance) fondé sur le suivi avec un carnet de comportement. Tout ceci a suscité des réactions violentes, avec signature d’une pétition stigmatisant l’ensemble du rapport. On parle de « transformer les écoles en caserne », de « dénicher à la crèche les voleurs de cube ou les babille urs mythomanes », de « dérive sécuritaire »… ; on fait appel à l’opinion publique, on cherche à alarmer les parents, les écrits sont dénaturés avec des extrapolations injustifiées ; l’accusation a été portée de « droguer nos enfants, bien entendu au profit de l’industrie pharmaceutique ». Si les auteurs de ces critiques avaient étudié le rapport, ils auraient pu lire que le traitement pharmacologique du trouble des conduites peut intervenir en seconde intention. Ce chapitre représente 30 pages sur plus de 300.

Des réponses claires et précises à ces critiques ont heureusement été faites : par exemple l’article de Martine Perez dans Le Figaro du 24 mars 2006 et surtout la mise au point du Professeur Philippe Jeammet dans Le Monde du 22 mars 2006 ; cette dernière a d’autant plus de poids que le Professeur P. Jeammet est un des pédopsychiatres de référence en France. On retrouve pour ce problème, les mêmes positions passionnelles que celles suscitées par Le Livre Noir de la Psychanalyse. Ceci traduit le retard de la France en ce domaine par rapport aux pays anglo-saxons. Il n’est que de parcourir la bibliographie très complète des chacun des chapitres de ce livre, pour constater que les références aux travaux français sur ce thème sont très rares.

Les principaux points de l’étude de l’INSERM

Une lecture attentive de l’expertise INSERM permet de souligner les points principaux suivants :

  • Le concept de troubles renvoie à un ensemble de perturbations, caractérisées par un dysfonctionnement comportemental, relationnel et psychologique d’un sujet, en référence aux normes attendues pour son âge.
  • L’expression clinique du TC, du TO et du THADA souvent associés est fonction de l’âge du sujet. « Les comportements d’opposition et d’agressivité prédominent dans la petite enfance et tendent à diminuer ultérieurement ». Dans les deux tiers des cas, le diagnostic posé dans l’enfance est retrouvé à l’adolescence.
  • Les facteurs responsables sont multiples, familiaux, sociaux et génétiques : le facteur héréditaire est multigénique, influençant l’expression de nos émotions. « Elles surgissent du plus profond de notre cerveau biologique ; plus elles sont intenses, plus elles sont difficiles à contrôler, principalement les émotions négatives, de rage, de peur, de colère. On devient alors dépendant de l’environnement qui les suscite », (Professeur Jeammet). En l’absence d’une intervention spécifique des adultes, parents, enseignants, éducateurs, personnel de santé, ces enfants émotionnellement vulnérables deviennent rapidement prisonniers de leurs réactions affectives. Il y a un continuum entre le normal et le pathologique ; la frontière s’établit à partir du moment où le trouble se pérennise et a des conséquences sur la vie familiale, la scolarité et ultérieurement la vie sociale.
  • Chez les adolescents et adultes jeunes, ayant des conduites à risques pour eux-mêmes, en consommant des substances psychoactives, ou vis-à-vis de la société avec agression, vols, délinquance, on retrouve avec une fréquence significative dans les antécédents, des troubles du comportement, anciens, remontant à l’enfance, en particulier le TC (30 à 60 % des cas).

Fondé sur les critères du DSM, un dépistage précoce est possible

Il repose sur les observations faites par les parents et les enseignants et secondairement sur l’intervention des psychologues, pédiatres et pédopsychiatres auprès de ces derniers. Pour les plus âgés, ceci est complété par des questionnaires validés. Ainsi la nature et l’importance du trouble et son association à d’autres perturbations psychologiques pourront être précisées.

Science et politique
Photo sur fond du logo Inserm illustrant un appel contre le projet Sarkozy.

Le gouvernement met en place, par l’intermédiaire de son ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, un « plan de prévention de la délinquance ». La décision politique que le gouvernement entend prendre relève de choix qui sont les siens, et que tout citoyen ou tout parti politique est en droit de critiquer (ou d’approuver). On peut y dénoncer le côté sécuritaire, regretter que la répression prenne le pas sur la prévention et les moyens de cette prévention. Mais l’amalgame avec le rapport de l’Inserm est la confusion que nous souhaitons dénoncer. « Un rapport hallucinant sur les jeunes et la délinquance, qui est la principale source d’inspiration du projet de loi de Sarkozy » affirme le site re-so.net, site « anti-sarko » 1. Qu’est-ce qui permet d’affirmer cela ? La simple lecture du projet de loi suffit pour se rendre compte que les mesures proposées (d’ordre social, judiciaire, des compétences des différentes collectivités, des sanctions) ne sont absolument pas évoquée dans le rapport de l’Inserm. Et en supposant un tel lien (qui reste à prouver), qu’est-ce qui permet de déduire un biais idéologique du rapport de l’Inserm ? C’est un raccourci en forme d’amalgame : le rapport de l’Inserm, s’il doit être critiqué, ne peut l’être que sur les affirmations et les résultats scientifiques qu’il énonce, ou sur la méthode qui a été mis en œuvre, mais pas sur le fait qu’un ministre prétende s’en servir comme alibi à des décisions d’ordre politique, ou plus exactement, qu’on attribue à un ministre cette légitimation par le rapport Inserm, légitimation que l’intéressé n’a pas formulée lui-même.

L’appel des « collectifs AntiSarko contre le projet de loi de prévention de la délinquance » illustrait son texte (qui ne mentionne nulle part le rapport de l’Insem) avec l’image d’un bébé sur fond du logo Inserm, avec le sous-titre « cet enfant est un sataniste potentiel » (reproduite ci-dessus). Amalgame trop voyant ? Une nouvelle illustration ne mentionnant plus l’Inserm a pris place (voir ci-contre).

Jean-Paul Krivine

L’étude du contexte social et familial est essentielle ; il joue un rôle très important dans la survenue et l’extériorisation des troubles.

Des facteurs génétiques et périnataux doivent être recherchés : troubles psychopathologiques familiaux et consommation de substances psychoactives par la mère pendant la grossesse. Ce dernier facteur a été plus récemment reconnu ; il peut modifier le développement cérébral du fœtus et influencer à long terme le devenir neurocomportemental de l’enfant :

  • Le tabagisme maternel est associé significativement à la survenue d’un TC et/ou d’un THADA à l’adolescence, principalement chez le garçon et à une dépendance tabagique précoce chez la fille.
  • L’utilisation du cannabis par la mère enceinte peut être à l’origine de troubles du comportement chez l’enfant, en particulier l’impulsivité et un défaut de l’attention.
  • L’usage de cocaïne apparaît très dangereux, avec augmentation de l’ensemble des troubles extériorisés à l’adolescence.

Des actions de prévention peuvent être mises en œuvre

Elles sont de plusieurs types en fonction des facteurs de vulnérabilité présents. La « prévention sélective » porte sur des groupes à risques en raison de facteurs sociaux et familiaux : zones urbaines sensibles, situation de précarité, alcoolisme familial…La « prévention indiquée » cible des sujets présentant des facteurs de risques individuels ou en manifestant les premiers symptômes : jeunes en échec scolaire, comportement agressif…

Les programmes utilisés ont toujours de multiples facettes ; ils ont surtout été réalisés dans les pays anglo-saxons (États-Unis, Canada) et scandinaves. Des critères très précis ont été établis, longuement détaillés dans le rapport. Ils visent à réduire les difficultés scolaires, l’agressivité, la violence et à plus long terme, la délinquance. Ils agissent à la fois sur l’environnement, enseignants et parents, sur les « pairs » et sur les enfants eux-mêmes.

Il ne s’agit donc pas de détecter de « futurs délinquants », mais d’étudier les facteurs de vulnérabilité qui risquent d’aboutir plus tard à la consommation de drogues et aux conduites antisociales, et d’intervenir de façon précoce pour tenter de les prévenir. C’est là ce qui ressort d’une lecture attentive et objective de cette expertise.

Les stratégies proposées reposent sur des données bien établies et validées, principalement aux États-Unis et au Canada. Les résultats ont été publiés par rapport à des groupes de contrôle et dans deux tableaux (p. 314-315) : les résultats de 12 interventions sont résumés. Par exemple le « Montreal Prevention Experiment » utilise simultanément chez des enfants de 7-9 ans des actions générales parents-enseignants et des actions individuelles, fondées sur des stratégies comportementales et cognitives : apprentissage des compétences sociales, gestion du stress, gestion des émotions, gestion de la colère. La « Preschool Curriculum Study » propose un programme similaire dès 3-4 ans. Les résultats obtenus chez les adolescents de 10-15 ans sont très positifs : diminution des comportements agressifs et des bagarres, moins d’actes de délinquance, moins d’abus de substances psychoactives. Ces interventions sont d’autant plus efficaces qu’elles interviennent plus précocement, dès 3 à 4 ans.

Dans l’étude des facteurs psychopatholologiques associés à la dépendance tabagique, les travaux ont initialement porté sur les troubles intériorisés ; le rôle des états anxieux et dépressifs a bien été mis en évidence. Les troubles extériorisés occupent également une place importante, en particulier dans les stades d’initiation ou du passage au tabagisme.

Le trouble des conduites avec manifestations de personnalité antisociale est associé à l’adolescence à l’usage régulier du tabac, du cannabis et de l’alcool avec un risque multiplié par 4. Ce trait persiste chez l’adulte où il est retrouvé pour le tabagisme avec forte dépendance, pour l’alcoolodépendance, avec dans ces cas, un mauvais pronostic pour le sevrage.

Chez des enfants de 11 ans, l’existence d’un TC ou d’un TO, multiplie par 2 à 3 la probabilité à l’âge de 14 ans d’un usage régulier du tabac, de l’alcool et surtout du cannabis. Chez des adolescents de 14 à 16 ans, la probabilité de l’évolution de l’essai de la cigarette vers la dépendance dix ans plus tard est multipliée par 1, 3 pour les troubles intériorisés, par 16 pour les TC avec les symptômes de la personnalité antisociale.

Le THADA, associé dans plus de la moitié des cas aux TC, peut se poursuivre chez l’adolescent et l’adulte. Il prédispose lui aussi à l’usage de substances psychoactives, principalement le tabac et le cannabis, avec un risque multiplié par plus de 2.

Parmi les usagers des drogues « dures », héroïne, cocaïne… le trouble psychologique le plus souvent retrouvé (>50 % des cas), est la personnalité antisociale. Les polyconsommations, alcool, tabac, cannabis, sont significativement associées chez des adolescents de 12-20 ans à des conduites d’agression (bagarres), de vol et de destruction, de violations de règles établies (absentéisme scolaire, fugues) [1].

Ainsi les manifestations des troubles extériorisés, qui débutent dès l’enfance, peuvent se poursuivre chez l’adolescent et l’adulte jeune où il est associé de façon très significative à l’usage des drogues licites ou illicites.

La question alors posée est de savoir si la prise en charge précoce des TC, des TO et du THADA, dès la première enfance, pourrait éviter le début de la consommation de substances psychoactives à l’adolescence, comme elle semble capable de réduire la survenue de troubles du comportement aux conséquences graves.

Dans les 12 programmes de prévention étudiés dans les tableaux des pages 314-315, 4 d’entre eux ont évalué les résultats à 14-17 ans ; tous les 4 indiquent que ces adolescents consomment moins de tabac, d’alcool et de drogues illicites.

Ainsi ces actions précoces de prévention, fondées sur des apprentissages de comportement et de pensées, apparaissent capables d’éviter de graves troubles sociaux ultérieurs et de réduire le risque d’usage de drogues licites et illicites, avec tout le cortège de souffrance que cela représente pour le sujet et pour son entourage. Malheureusement le retard de notre pays en ce domaine est très important, malgré le rapport du Professeur Tubiana 2.

Bases neurobiologiques

Certaines caractéristiques du développement cérébral permettent de distinguer deux périodes essentielles dans l’évolution des comportements :

La période initiale, avant 3-4 ans est celle au cours de laquelle se mettent en place les réseaux neuronaux dont le développement peut être modulé par les stimulations extérieures et où certains réflexes conditionnés peuvent être acquis. Les actions de prévention devraient idéalement intervenir dès cette période, car l’apprentissage des comportements adaptés a les plus grandes chances d’efficacité, s’il intervient pendant cette période de structuration du cerveau. En France, l’existence des écoles maternelles constitue un atout considérable pour la mise en place de ces mesures de prévention. C’est l’âge et le lieu où l’on peut enseigner aux enfants les premières règles de la vie en société, la maîtrise de soi, la résistance aux pulsions et aux sollicitations extérieures, la confiance en soi, la gestion du stress et des émotions.

La seconde période se situe entre 15 et 20 ans ; il existe alors un asynchronisme dans la maturation et les fonctions de certaines zones cérébrales ; l’amygdale, zone limbique, siège des émotions et le cortex visuel arrivent à maturité vers 16-18 ans ; au contraire le cortex préfrontal, qui contrôle le comportement et les émotions, a un développement retardé qui se poursuit jusqu’à 20-21 ans. Il y a donc une période de quelques années où l’adolescent est plus vulnérable, sensible à toutes les incitations extérieures, aux messages sensoriels, source d’émotion et de pulsion mal contrôlées. Le début de l’usage des substances psychoactives se fait presque toujours avant 20 ans.

En conclusion

En conclusion, l’attitude négative prise par les auteurs de cette pétition est véritablement un procès d’intention risquant de retarder la mise en place de stratégies ayant fait leurs preuves dans d’autres pays, l’« Evidence Based Prevention ». Bien évidemment, il faut « éviter de tomber dans des dérives toujours possibles ici ou là, mais qui nous menacent moins que le laisser-faire d’aujourd’hui ». (P. Jeammet).

Références

1 | Choquet M. La violence scolaire à l’école à partir de l’enquête ESPAD, 2003, in « Troubles des conduites chez l’adolescent » ; p : 397, 1 vol. INSERM, 2005.
2 | Clark D. “Childhood antisocial behaviour and adolescent use disorders”. Alcohol Research and Health, 2002 ; 26 : 109-113.
3 | Lagrue G. « Développement des addictions chez les adolescents : Rôle de la vulnérabilité psychologique ». Alcoologie et Addictologie, 2005 ; 27 : 47-51.
4 | Tubiana M., Arthus M., Jeammet P. « Rapport sur la santé mentale des enfants des enfants d’âge scolaire ». Bull. Acad.

1 http://www.re-so.net/article.php3?id_article=2522 [disponible sur archive.org — 15 août 2019].

2 Académie de Médecine, 2003.