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L’argumentation de Jean Calvin contre la sindonologie

Publié en ligne le 25 juin 2006 - Science et religion -
par Élie Nicolas - SPS n° 271, mars 2006
Sindonologie : Nom donné à une « discipline » censée étudier le suaire (et uniquement lui).

Il y a quelques mois la chaîne câblée KTO, confessionnelle et catholique, a montré un documentaire très favorable au suaire de Turin sans présenter aucune opinion contraire. Seuls les membres du CIELT 1 ont eu droit à la parole et à l’image. Il faut bien admettre, après l’analyse au 14C et les études historico-critiques de Paul-Éric Blanrue 2 précédemment engagées par Henri Broch 3, que tout cela n’a pas convaincu les croyants, essentiellement catholiques d’ailleurs, les protestants semblant relativement imperméables aux vertus des reliques. La bibliographie sur le sujet est extrêmement abondante 4, cependant les ouvrages sérieux sur le sujet sont, finalement, assez peu nombreux. L’histoire chronologique mettant en cause l’authenticité du suaire a fait l’objet de publications déjà fort anciennes puisqu’on trouve une publication la relatant dès 1821 sous la plume de Jacques-Auguste-Simon Collin de Plancy dans un ouvrage en trois volumes intitulé Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, dans les pages 100 à 102 5. Cependant les pages 99 à 106 sont consacrées aux suaires que l’on trouve ici et là en Europe.

Des arguments d’ordre historique et théologique

Comme le dit l’article, la bibliographie sur le « suaire » est surabondante. Dans nos colonnes, le texte le plus récent est celui de la rubrique « Sornettes » du n° 262, qui est consacrée aux efforts désespérés des partisans de l’authenticité pour tenter de nier les résultats de la datation au Carbone14. Le texte que nous publions ici apporte des arguments d’ordre historique et théologique qui peuvent renouveler en partie le débat en des termes peut-être plus accessibles aux non-physiciens. Tout semble indiquer que le combat acharné d’une fraction des catholiques en faveur de l’authenticité est lié à des tensions internes à l’Église, où s’opposent modernistes et traditionalistes ; la référence à Calvin ne convaincra guère ces derniers, mais peut contribuer à éclairer les croyants de bonne foi.

Un détracteur aux sources de la foi

La foi ne se nourrit manifestement pas de preuves. Il m’est apparu comme évident d’aller m’alimenter aux sources de la foi, puisque c’est la foi qui fonde les prétentions des pro-sindonologues et de voir si le Nouveau testament permet de confirmer les allégations des tenants de l’authenticité du suaire de Turin. En prenant un des meilleurs guides qui soit, le juriste et théologien réformateur Jean Calvin. Celui-ci a écrit de très nombreux traités théologiques, mais il y a, au moins, deux ouvrages que tous les scientifiques zététiciens ou non devraient posséder : Advertissement contre l’Astrologie judiciaire 6 dans lequel Calvin critique férocement l’astrologie divinatoire (c’est-à-dire judiciaire) et le Traité des reliques 7 qui nous intéresse au premier chef, et qui a été écrit en 1543. Dans ces deux ouvrages, Calvin ne fait, évidemment, pas une critique « scientifique » des sujets traités. Il y fait une analyse rationnelle suivant une logique théologique de l’impossibilité de l’existence d’un art divinatoire fondé sur l’interprétation de la position des étoiles. L’intérêt de s’adresser à Calvin est multiple. D’une part, c’est un croyant dont personne ne peut mettre la foi en doute. C’est également un redoutable logicien (au sens de son époque bien évidemment), mais, en plus, son étude se place à un moment de l’histoire du suaire où celui-ci n’a pas encore été transporté à Turin 8.

Les pérégrinations du suaire

Un court rappel historique de l’errance du suaire n’est, ici, pas inutile. En avril 1349, début de la construction de l’église Sainte-Marie de Lirey, dans laquelle sera entreposé, plus tard, pour ostentation, le suaire ; elle sera terminée en 1353. En 1370 l’évêque de Troyes interdit les ostentations en arguant que les évangiles ne font pas mention d’un suaire ; en 1390 l’oncle du pape Clément VII devient propriétaire du suaire par épousailles ; celui-ci, par sa bulle du 6 janvier 1390, autorisera la reprise officielle des ostentations du linceul. Le 6 juin 1483 il apparaît dans l’inventaire des reliques de la Sainte-Chapelle de Chambéry. Le 26 avril 1506 le pape Jules II signe une bulle qui autorise le culte public du linceul et précise même qu’il est reconnu comme « unique linceul dans lequel Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même fut enveloppé au tombeau  ». Dans la nuit du 3 au 4 décembre 1532 un incendie ravage le lieu où le linceul est entreposé et une partie de celui-ci est abîmée, il est alors restauré, et finalement le 16 septembre 1578 il est transporté à Turin où il se trouve encore 9.

Calvin ne fait pas une étude historico-critique 10 de la provenance du suaire, soit qu’il n’ait pas connaissance de cette histoire, soit qu’il considère le problème historique comme secondaire dans la mesure où il démontre logiquement et théologiquement l’impossibilité d’un tel objet. Il conjecture donc l’authenticité du suaire suivant trois axes : la profusion des suaires dément leur authenticité, les rites d’ensevelissement des juifs à cette époque infirme l’idée même d’un linceul couvrant entièrement le corps du crucifié et l’évangile ne donne rien qui puisse attester l’existence d’une telle relique, bien au contraire.

Premier argument de Calvin : la multiplicité des suaires

Le premier axe est une analyse « statistique », il fait le catalogue de tous les lieux qui prétendent détenir tout ou partie d’un linceul/suaire « absolument authentique ». Il cite les villes de Nice, Aix-la-Chapelle, Le Trect 11, Besançon, Cadouin en Limousin 12, une ville de Lorraine située au Pont d’Aussois et même des morceaux épars qui se trouvent à San Salvador en Espagne et aux augustins d’Albi. À la suite de ce catalogue, il déclare de façon fort logique : « Car quiconque estime le suaire être en un certain lieu, il fait faussaires tous les autres qui se vantent de l’avoir. » Outre le catalogue des suaires existants en Europe, il met également en cause des suaires dont plus personne ne parle aujourd’hui comme le suaire que la Vierge Marie aurait mis sur les parties honteuses de Jésus et qui est exposé à Saint-Jean de Latran, mais on en montre un autre dans l’église des augustins à Carcassonne ; le suaire de « la Véronique », quant à lui, est exposé à Saint Pierre de Rome 13. Pour être complètement exhaustif sur le sujet des « suaires » miraculeux, il faut parler ici du Mandylion. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un suaire, mais du portrait de Jésus. Connu d’après de nombreuses textes en langue syriaque, rédigés entre le IVe et le IXe siècle, qui racontent qu’Hannan (ou Ananias) peintre officiel du roi d’Edesse Abgar V Ukama, peignit le portrait du Christ sur un linge de coton blanc dont ce dernier venait de se servir pour essuyer la sueur de son visage.

Second argument : le rite funéraire juif

Le second axe de contestation de Calvin se situe sur le plan ethnographique. Il reprend le témoignage de saint Jean 14 qui affirme que Jésus fut enseveli à la façon des Juifs. Calvin précise que la façon dont les Juifs ensevelissent leurs défunts est encore pratiquée de la même manière qu’en son temps : « les Juifs observent encore aujourd’hui ». De même que l’étude de « leurs livres qui montrent l’usage ancien » atteste la permanence des rites de funérailles des israélites. Les Juifs dans leurs rites funéraires enveloppent à part le corps jusqu’aux épaules, puis enveloppent la tête dans un « couvre-chef le liant à quatre coins » alors que tous ceux qui prétendent avoir le suaire montrent un grand linceul qui couvrait tout le corps. Il est sûr de son fait, citant à nouveau saint Jean 15 qui rapporte le témoignage de saint Pierre qui vit les linges du linceul d’un côté du tombeau et le suaire de l’autre. De même, Calvin fait une digression étymologique expliquant la signification du mot suaire, il faut l’entendre comme « un mouchoir ou couvre-chef et non pas pour un grand linceul qui serve à envelopper le corps ». Et de conclure que soit saint Jean est un menteur, soit « tous ceux qui se vantent d’avoir le vrai suaire sont convaincus de fausseté ».

Troisième argument : l’absence du suaire dans les Écritures

Le troisième axe d’appréhension de Calvin concerne les textes qui fondent la foi. Les arguments qu’il développe le plus sont, bien évidemment, ceux qui touchent aux aspects scripturaires. Reprenant les écritures, Calvin s’étonne, avec ironie, que les évangélistes, si prompts à faire la relation des miracles accomplis par Jésus qui n’ont rien laissé de tangible à l’histoire, ne disent rien d’un tel miracle. Un autre événement provoque l’étonnement de notre auteur : il concerne le fait qu’aucun des auteurs du Nouveau Testament ne fasse mention de disciples ou de femmes présentes lors de la visite du tombeau qui auraient emporté au dehors les linges signalés par saint Pierre. Or le sépulcre était gardé par des « gendarmes » qui avaient le linceul à leur disposition. Il est permis de supposer qu’ils auraient pu le vendre à de zélés disciples de Jésus pour, justement, en faire des reliques. D’autant que les pharisiens, en les poussant au faux témoignage du vol du corps par les disciples pendant la nuit 16, auraient pu facilement susciter la vénalité de ces gardiens peu scrupuleux. De même, lorsqu’un suaire brûle « il s’en est toujours trouvé un nouveau le lendemain » pour lequel on affirmait que c’était le même que celui de la veille, qu’un miracle aurait sauvé du feu et que « la peinture était si fraîche que le mentir n’y valait rien 17 ».

Une démonstration plus convaincante pour les croyants ?

Comme on vient de le voir en suivant les démonstrations de Calvin, si la science laisse les croyants incrédules devant les preuves de l’inauthenticité des linceuls du Christ en général et du suaire de Turin en particulier, la simple lecture des évangiles et l’application de la logique la plus élémentaire permet de conclure à l’inconsistance de la thèse soutenue par les prosindonologues. Ce qui était vrai pour Calvin au milieu du XVIe siècle n’a, pour l’instant, pas été infirmé par la découverte de textes pré-ou post-bibliques ni même de nouveaux manuscrits des récits évangéliques.

Destiné aux croyants, cet argumentaire présenté par Calvin n’est pas inintéressant non plus pour les non-croyants. Un avis pertinent venu de l’intérieur même de la religion ne peut qu’être un soutien supplémentaire à la manifestation de la vérité.

2 Paul-Eric Blanrue, Miracle ou imposture ? L’histoire interdite du « suaire » de Turin, Golias, 1999, et L’histoire dans tous ses états, Book-e-book, 2003, p. 144-157.

3 Henri Broch, Le paranormal, éditions du Seuil, 1985, et Au cœur de l’extra-ordinaire, Book-e-book, 2002 (2e éd.), p. 318-320.

4 Paul-Eric Blanrue, op. cit., p. 272.

5 Jacques-Auguste-Simon Collin de Plancy, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, 1821 ; disponible sur gallica.bnf.fr.

6 Jean Calvin, Advertissement contre l’Astrologie judiciaire, édition critique par Olivier Millet, Genève, Droz, 1985.

7 Jean Calvin, Traité des reliques, texte présenté par Irena Backus, Genève, Grands Textes, Labor et Fides, 2000. On trouve également ce traité inséré dans l’ouvrage de J.-A.-S. Collin de Plancy (voir note 5) dans le volume trois, aux pages 255 à 334 du fichier au format pdf.

8 Op. cit. p. 38-42

9 Pour une histoire détaillée, de même qu’une analyse de l’état du dossier voir : http://www.ldi5.com/sindo.php

10 Au XVIe siècle cette technique d’étude des faits historiques n’a pas encore été élaborée ou plutôt ne s’est pas encore généralisée. Même si l’on peut légitimement considérer que la critique de la donation de Constantin faite par Lorenzo Vala et publiée en 1442 fonde la méthode historico-critique.

11 Probablement Trèves.

12 Le suaire de Cadouin vaut, à lui seul, le détour, voir : http://www.best-of-perigord.tm.fr/sites/semitour/cadouin/cloitre.html [disponible sur archive.org — 27 juillet 2019]

13 Il faut bien évidemment comprendre dans mon propos que les suaires en question sont exposés au moment où Calvin écrit.

14 Jean 19, 40 : « Ils prirent donc le corps de Jésus, et l’enveloppèrent de bandes, avec les aromates, comme c’est la coutume d’ensevelir chez les Juifs. »

15 Jean 20, 6-7 : 6 « - Simon Pierre, qui le suivait, arriva et entra dans le sépulcre ; il vit les bandes qui étaient à terre, 7 - et le linge qu’on avait mis sur la tête de Jésus, non pas avec les bandes, mais plié dans un lieu à part. »

16 Matthieu 28, 13 : « en disant : Dites : Ses disciples sont venus de nuit le dérober, pendant que nous dormions. »

17 Il est probable qu’il s’agisse là d’une allusion à l’incendie de décembre 1532.