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La réponse de Didier Nordon à A. Lenoire et J.-P. Krivine

Publié en ligne le 19 mars 2006 - Épistémologie -
par Didier Nordon - SPS n° 271, mars 2006

Quelques précisions

Je ne crois que ce que je vois, mais ce que je vois est incroyable ! Le désir de comprendre bute sur un obstacle : les hommes. Autant d’hommes, autant de mystères. Ils écrivent une histoire extravagante, frappée au sceau de la déraison plutôt qu’à celui de la raison. Nul ne les comprend bien. Plus étrange encore, nul ne se comprend bien lui-même. L’existence de l’homme est aussi stupéfiante que, disons, l’influence astrale. Comme elle est avérée, elle pose un problème beaucoup plus difficile. On sait depuis longtemps qu’aucun homme n’a l’esprit parfaitement sain. Chacun a un grain - manies, idées fixes, exaltations, phobies, tout genre de névroses, risibles ou dramatiques... Que signifie cette présence obligée d’un grain ? Pourquoi a-t-il fallu que notre espèce vive en déséquilibre permanent, toujours à la recherche d’elle-même et n’y parvenant jamais, mette tant d’intelligence au service de tant de bêtise, cause tant de malheur à rechercher le bonheur ? L’homme ne le sait pas, donc échappe à lui-même. C’est un manque que, je crois, il ne comblera pas. Peut-être la science expliquera-t-elle l’émergence de la complexité. Mais cela n’expliquera pas notre espèce, qui, plus encore que complexe, est bizarre. Penser que la science saura un jour en expliquer les dérèglements est, aujourd’hui, une croyance. Si la science parvient effectivement à le faire, ceux qui professent cette croyance auront eu raison contre moi.

Le croyant en Dieu perçoit des aspects que je ne perçois pas, ai-je écrit. Je ne songeais pas aux faits douteux. Les apparitions de la Vierge me troublent moins que ce prodige : le monde matériel est commun à tous, mais les diverses interprétations qui en sont données sont aussi nombreuses que les civilisations, voire que les hommes. Le même spectacle (la nature, l’activité humaine) emplit l’un d’un amour sincère pour le Seigneur qui a permis cela, révolte l’autre à l’idée des cruautés commises par les hommes et par la nature, est source inépuisable de réactions variées. Qui peut se targuer de comprendre le fourmillement extraordinaire de perceptions hétérogènes que les hommes ont du monde, et d’interprétations incompatibles qu’ils en donnent ?

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De la désagrégation à laquelle notre cerveau est promis, J.-P. Krivine déduit que rien ne reste de la conscience après la mort. Soit. Mais tous les hommes savent ce que devient le corps. Seule une partie en tire la même conclusion. La démonstration de J.-P. Krivine pècherait-elle ? Oui. Une démonstration ne convainc jamais que ceux dont les conceptions s’apparentent de suffisamment près aux conceptions de son auteur. Les Anciens avaient sûrement des preuves de l’existence de leurs dieux. Mais c’étaient leurs preuves, adaptées à leur état d’esprit. Mon « culot » est de tenir pour non valables des preuves que je n’ai pas examinées.

En s’interdisant de considérer les autres comme plus fous que lui, plus bêtes, plus menteurs, ou plus lâches devant la condition humaine, comment un rationaliste explique-t-il qu’ils ne sont pas tous convaincus par ses démonstrations ?

Selon A. Lenoire, le dynamisme de la science s’oppose à l’immobilisme des croyances. Mais, sans cesse, les religieux réinterprètent les textes, les retraduisent, polémiquent dessus ! Un catholique n’a pas la même foi aujourd’hui qu’en 1850. Ses craintes, ses espoirs, ses questions, ses pratiques, sont autres. Il ne croit plus au purgatoire, mange de la viande le vendredi, n’écoute plus la messe en latin et tient l’infaillibilité pontificale pour un dogme !

Quant à la science, loin d’être un lieu de constante remise en question, elle est devenue une cité où règnent les conformismes, la bureaucratie, les orthodoxies. Elle produit trop de résultats pour qu’un chercheur puisse les vérifier tous par lui-même, fût-ce au sein de sa propre spécialité. Il croit donc ses collègues sur parole et réexamine fort peu leurs affirmations. Certes, faire confiance aux scientifiques ne revient pas au même que faire confiance aux astrologues. Reste que, jour après jour, les scientifiques étoffent la rubrique « faits divers ». Eux aussi savent mentir et se mentir, tromper et se tromper, bluffer, promettre plus qu’ils ne pourront tenir. La course au « publier ou périr » fait de la fraude un problème réel. Chacun s’appuie en hâte sur des travaux eux-mêmes publiés en hâte. La réception d’une théorie dépend en partie de l’habileté médiatique et de la puissance institutionnelle de celui qui la promeut. Le Big Bang est, pour qui n’a pas refait les calculs menant à ce modèle, un récit qu’il admet de confiance : ce n’est pas une croyance, ça ?

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Contre l’accusation de relativisme, je ne me défendrai pas. Je soutiens les idées qui me paraissent justes et n’ai aucun souci de l’étiquette qu’on colle dessus. Cela dit, quel terme s’oppose à relativisme ? Est-ce absolutisme ? Si oui, je préfère en effet le relativisme.

Publié dans le n° 271 de la revue


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