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Dossier- Gestion des déchets

La réversibilité dans le projet de stockage profond

Publié en ligne le 24 juillet 2018 - Nucléaire -

Jusque dans les années 1980, la question du stockage définitif des déchets nucléaires hautement radioactifs intéressait peu l’opinion publique. Les polémiques autour des pratiques d’immersion de déchets en mer dans les années 1960 1 n’avaient jamais atteint une véritable visibilité nationale. C’est à partir de 1987, avec la vaste campagne géologique de l’Andra dans quatre départements français (Ain, Aisne, Maine et Loire, Deux-Sèvres) pour y réaliser des prospections dans l’optique d’identifier un site d’enfouissement, que la question du stockage des déchets s’est installée dans la sphère publique. À l’époque, les prospections suscitent de vives controverses dans les territoires concernés et contraignent l’Agence à abandonner les recherches sur ces sites. Cette controverse interpelle le politique qui décide de s’emparer du sujet. Le 9 février 1990, Michel Rocard décide d’un moratoire d’un an qui suspend les prospections. Le Premier ministre saisit ensuite le Parlement qui fait appel à l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix technologiques et scientifique) et confie au député Christian Bataille la mission de revoir l’intégralité du dispositif. Un an plus tard, l’élu du Nord dépose un projet de loi qui portera son nom. C’est à l’occasion des débats parlementaires sur ledit projet de loi que la question de l’irréversibilité de ce mode de stockage est pour la première fois soulevée. Dans un souci de consensus, la loi intègre le thème de la « réversibilité ». En 1998, ce concept s’impose : le Gouvernement annonce par un communiqué que la politique de gestion des déchets nucléaires s’inscrit désormais clairement dans une logique de réversibilité, rappelant au passage que « la condition de l’acceptabilité des décisions tient à leur réversibilité » et qu’il est « capital que les générations futures ne soient pas liées par les décisions déjà prises et puissent changer de stratégie au vu des évolutions techniques et sociologiques intervenues ».

Quelques années plus tard, en 2006, le Parlement vote une loi dans laquelle il retient le stockage profond comme solution de gestion à long terme pour les déchets de haute activité (HA) et de moyenne activité à vie longue (MA-VL) en exigeant que ce stockage s’effectue « dans le respect du principe de réversibilité ».

Du concept à la réalité

Définition de la réversibilité

D’abord envisagée sous le prisme technico-économique de la récupérabilité, la réversibilité a progressivement été abordée sous l’angle décisionnel : des exigences opérationnelles ont donc été ajoutées pour permettre aux générations futures de « marquer une pause dans la mise en œuvre de Cigéo ou de revenir en arrière ».

Déchargement d’une coque en béton (Centre de stockage de l’Aube)
© Andra - Déclic Brienne

À l’issue du débat public organisé en 2013, l’Andra a retenu une définition de la réversibilité : « la réversibilité est la capacité à offrir à la génération suivante des choix sur la gestion à long terme des déchets radioactifs, incluant notamment le scellement d’ouvrages de stockage ou la récupération de colis de déchets ; cette capacité est notamment assurée par un développement progressif et flexible du stockage ».

En juillet 2016, le Parlement a précisé cette définition dans une loi : « la réversibilité est la capacité, pour les générations successives, soit de poursuivre la construction puis l’exploitation des tranches successives d’un stockage, soit de réévaluer les choix définis antérieurement et de faire évoluer les solutions de gestion ». Sur le plan pratique, le Parlement précise que cette réversibilité « est mise en œuvre par la progressivité de la construction, l’adaptabilité de la conception et la flexibilité d’exploitation d’un stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs permettant d’intégrer le progrès technologique et de s’adapter aux évolutions possibles de l’inventaire des déchets consécutives notamment à une évolution de la politique énergétique. Elle inclut la possibilité de récupérer des colis de déchets déjà stockés selon des modalités et pendant une durée cohérente avec la stratégie d’exploitation et de fermeture du stockage ». Cette définition constitue la feuille de route des travaux menés par l’Andra en matière de réversibilité.

Le développement incrémental de Cigéo

Si le stockage géologique est conçu pour être fermé à terme – confinant ainsi la radioactivité des colis et ne nécessitant plus d’actions humaines – sa réversibilité implique qu’il doit être flexible aux évolutions futures (changement de cap dans la politique énergétique, découverte scientifique, avancées technologiques…) pendant son exploitation.

Sur le plan technique, la réversibilité repose sur trois grandes fonctionnalités : (1) la capacité de retrait des colis, (2) la capacité d’action sur le processus de stockage et (3) la capacité d’évolution de la conception. Les deux dernières fonctionnalités sont notamment liées à l’architecture souterraine, à sa modularité et à son mode de développement incrémental. L’occupation progressive de l’espace est pensée de manière à préserver la capacité d’action, qu’il s’agisse du développement de nouvelles zones de stockage, du prolongement des faisceaux de liaison, de modifications de dimensions des alvéoles ou modules, ou d’évolutions des techniques de creusement des ouvrages. Cette flexibilité devrait permettre aux générations futures d’avoir le choix de continuer d’exploiter l’installation comme prévu initialement, de la faire évoluer ou de revenir en arrière. Possible aussi pour elles d’accélérer ou d’en ralentir la construction. Possible encore d’anticiper ou de reporter la fermeture définitive de Cigéo. Les plans initiaux pourront aussi être modifiés pour s’adapter à de nouveaux types de colis de déchets, à des moyens de creusement plus performants, ou encore pour intégrer les nouvelles connaissances acquises. Dans la même logique, une phase industrielle pilote au début de l’exploitation permet de commencer prudemment et progressivement les activités de stockage et de vérifier en conditions réelles les conditions complètes de maîtrise de l’installation.

Tout au long de l’exploitation (prévue sur quatre générations, soit environ 120 ans), des moyens techniques rendront le centre flexible. Sur le plan de la récupérabilité, des mesures faciliteront le retrait éventuel de colis de déchets : robots pour retirer les colis, capteurs pour suivre leur évolution, revêtements spécifiques pour empêcher la déformation des alvéoles… Le suivi du stockage permettra d’évaluer son comportement et de prolonger ou non la durée de récupérabilité.

Les expériences de réversibilité

Le retrait de déchets stockés est-il possible à réaliser ? Des exemples existent-ils ailleurs dans le monde ? Dans la chimie sur les sites d’Herfa-Neurode 2 (Allemagne) et de StocaMine 3 (Alsace) comme dans le nucléaire au WIPP 4 (États-Unis), l’expérience a montré qu’une récupérabilité des déchets était toujours possible. Outre-Atlantique, une opération de retrait avait été réalisée au WIPP entre 2007 et 2008 pour des colis qui n’avaient pas été caractérisés. L’opération a été réalisée avec succès. A contrario, l’expérience allemande dans la mine d’Asse montre que l’absence de prise en compte de la réversibilité dans la conception initiale de l’installation complexifie le retrait des colis si cette opération est décidée.

Une réversibilité dégressive dans le temps

La réversibilité donne la possibilité de faire évoluer le mode de gestion et de s’adapter aux évolutions des connaissances et de l’attente de la société. Toutefois, l’intégration de cette notion pose des défis, lesquels ne sont pas uniquement techniques. Dispositif hybride, respectant la réversibilité sur le court terme mais privilégiant l’irréversibilité sur le long terme, il tient sa force dans sa capacité à articuler ces deux principes originellement opposés. De plus, cette possibilité de revenir en arrière et de récupérer les déchets est non seulement limitée dans le temps, mais elle est aussi dégressive : plus le temps va passer, plus cette récupération sera complexe pour, à long terme, finir par être quasiment impossible et très coûteuse.

Le coût de la mesure

Les choix de conception justifiés par la réversibilité ont un impact sur le coût total du projet Cigéo. Toutefois, cette mesure imposée par la loi est difficile à estimer spécifiquement, tant les dispositions participant à la réversibilité sont intégrées dans la conception. Des réflexions sont en cours sur la méthodologie applicable. Les générations actuelles provisionnent l’ensemble des coûts nécessaires pour permettre la mise en sécurité définitive des déchets radioactifs qu’elles produisent, ainsi que des déchets anciens produits depuis les années 1960. Ces provisions couvrent les propositions techniques retenues pour assurer la réversibilité de Cigéo pendant le siècle d’exploitation. Si les générations suivantes décidaient de faire évoluer leur politique de gestion des déchets radioactifs, par exemple si elles souhaitaient récupérer des colis, elles en assureraient le financement. La prise en compte de la réversibilité dès la conception du stockage permet de limiter cette charge potentielle.

Et après ?

Un principe de gouvernance

La société civile, partie prenante du projet depuis son origine, continuera d’être impliquée. Pour ce faire, l’Andra propose une gouvernance participative : avant chaque étape clé, l’ensemble des acteurs concernés (riverains, collectivités, évaluateurs, État…) se réunirait pour faire le bilan de l’exploitation du stockage, discuter des perspectives à venir, faire un point sur l’avancement des recherches en France et à l’étranger sur la gestion des déchets radioactifs et réexaminer les conditions de réversibilité. Les décisions prises lors de ces rendez-vous s’appuieraient sur les résultats des réexamens périodiques de sûreté de l’ASN (Autorité de sureté nucléaire), le retour d’expérience de l’exploitation du stockage et de sa surveillance, ainsi que par les progrès scientifiques et technologiques. Ainsi, tout au long de la vie de Cigéo, il y aura de nombreuses décisions à soumettre à la gouvernance et des autorisations à obtenir de l’ASN. Elles permettront d’étendre peu à peu l’exploitation. Le développement de Cigéo sera progressif et jalonné.

L’Andra a engagé une concertation afin de co-construire avec les parties prenantes le schéma de gouvernance de Cigéo. Au-delà de ses aspects techniques, la phase industrielle pilote permettra de tester le bon fonctionnement de cette gouvernance et en constituera un pilier fondamental pour décider de la poursuite du projet. Par ailleurs, afin de garantir la participation des citoyens, l’Andra élaborera et mettra à jour périodiquement, en concertation avec l’ensemble des parties prenantes et le public, le plan directeur de l’exploitation de Cigéo. Ce document permettra de tracer les décisions prises et de montrer le jalonnement des décisions restant à prendre.

La fermeture de Cigéo

Pour mettre en sécurité de manière définitive les déchets radioactifs, Cigéo devra être refermé après son exploitation. Les générations futures décideront des opérations de fermeture. L’Andra conçoit Cigéo pour qu’il puisse être refermé de manière progressive. L’Andra propose donc que le franchissement de chaque nouvelle étape de fermeture, notamment le scellement des alvéoles de stockage, fasse l’objet d’une autorisation spécifique. Concernant la fermeture définitive du stockage, le Parlement a décidé que seule une loi pourrait l’autoriser.

Puits d’accès du Laboratoire de Meuse Haute-Marne
© Andra - Philippe Demail

Cigéo est conçu de manière à être fermé à terme et à garantir la protection des personnes et de l’environnement par des dispositions passives. Cette sûreté passive constitue la différence fondamentale de fonctionnement avec un entreposage. La sûreté après fermeture reposera pour l’essentiel sur la conception du stockage et sur le milieu géologique, qui sert de barrière naturelle à très long terme, mais ne dépendra d’aucune action humaine. Toutefois, une surveillance sera maintenue après la fermeture du stockage aussi longtemps que la société le souhaitera et des actions seront menées pour conserver et transmettre sa mémoire.

Ce texte est une adaptation et une mise à jour d’un article plus développé publié dans la Revue générale du nucléaire (mai-juin 2016).

Les grandes étapes du choix pour la gestion des déchets radioactifs

La question des déchets radioactifs a été abordée dès les années 1950 et le début de la production d’électricité électronucléaire, aux États-Unis notamment […]. Plusieurs voies de gestion commencent à être imaginées : immersion, stockage en formation géologique, stockage dans les glaces polaires ou dans des zones désertiques, envoi dans l’espace… À la fin des années 1950, une distinction commence à être faite entre les déchets radioactifs en fonction de leur niveau de radioactivité et de leur durée de vie. De nombreux pays évacuent certains de leurs déchets de faible activité en les immergeant pour profiter de la dilution apportée par le milieu marin. Les déchets de haute activité restent entreposés dans l’attente d’une solution définitive. Des recherches sont initiées par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) pour conditionner les déchets HA (vitrification) et les déchets MA-VL (cimentation, bitumage).

La solution du stockage s’impose progressivement

C’est au cours des décennies 1960 et 1970 que le stockage s’impose au sein de la communauté scientifique internationale comme solution de référence pour la mise en sécurité définitive des déchets radioactifs. C’est le principe de confinement de la radioactivité qui prévaut, l’approche par dilution dans les fosses océaniques ou par enfouissement dans les sédiments sous-marins étant progressivement abandonnée. Les autres voies examinées, comme l’envoi des déchets dans l’espace, sont apparues non réalistes ou trop dangereuses. Le premier centre de stockage de déchets radioactifs français est ouvert dans le département de la Manche en 1969 […]. Au début des années 1970, avec le développement de la controverse sur le nucléaire, […] l’opinion publique commence à se faire entendre plus fortement […]. La Suède vote en 1977 une loi interdisant le développement du parc nucléaire national tant que l’industrie nucléaire n’aura pas fait la preuve qu’il existe une solution sûre et définitive pour gérer les déchets à vie longue. Les recherches suédoises s’orienteront alors vers la solution du stockage profond.

En France

En 1979, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs est créée au sein du CEA pour gérer le Centre de stockage de déchets radioactifs de la Manche et rechercher des solutions pour les déchets les plus radioactifs. L’Andra oriente ses études vers le stockage en formation géologique et conclut à la nécessité d’étudier directement, au moyen de laboratoires souterrains, les roches qui paraissent a priori favorables sur le territoire français […]. Le Parlement s’est activement saisi de la question de la gestion des déchets radioactifs dès 1991. Une première loi sur la gestion des déchets radioactifs, dite « loi Bataille », du nom de son rapporteur, a fixé les grandes orientations des recherches à mener sur la gestion des déchets à haute activité et à vie longue. Trois axes ont été retenus […]. La loi avait prévu quinze années de recherche afin que chaque axe puisse faire l’objet d’une proposition étayée scientifiquement et techniquement […]. En 2005, l’Andra et le CEA ont remis à l’État les résultats des recherches menées sur les trois axes.

Avis de l’Autorité de sûreté nucléaire (1er février 2006)

« L’ASN considère que la faisabilité technologique de la séparation et de la transmutation n’est pas acquise à ce jour. Même en cas de mise en œuvre d’une telle solution, l’élimination des déchets radioactifs de haute activité et à vie longue ne sera pas totale. Une autre solution de référence est nécessaire.

L’ASN considère que l’entreposage de longue durée ne peut pas constituer une solution définitive pour la gestion des déchets radioactifs de haute activité à vie longue […]. [Les] examens mettent en évidence que des résultats majeurs relatifs à la faisabilité et à la sûreté d’un stockage ont été acquis sur le site de Bure. L’ASN considère que le stockage en formation géologique profonde est une solution de gestion définitive qui apparaît incontournable ».

La loi du 28 juin 2006 : le choix du stockage

Sur la base des résultats des quinze années de recherche, de leur examen par les différents évaluateurs et du débat public de 2005-2006 […], le Parlement entérine le choix du stockage profond réversible pour la gestion à long terme des déchets HA et MA-VL et fixe des échéances pour sa mise en œuvre […]. L’Andra a été chargée de poursuivre les études et recherches afin de concevoir et d’implanter un centre de stockage profond de telle sorte que sa demande d’autorisation puisse être instruite en 2015. Sous réserve de son autorisation, la loi prévoit sa mise en service en 2025. Le Parlement a également demandé que ce stockage soit réversible pour une durée d’au moins 100 ans, et que soient poursuivies les études sur la séparation/transmutation qui doivent être conduites en lien avec celles menées sur les futures générations de réacteurs nucléaires et sur les réacteurs pilotés par accélérateur dédiés à la transmutation des déchets.

La loi du 25 juillet 2016 : les modalités de création du stockage

En 2016, le Parlement a fixé la définition de la réversibilité et précisé les conditions d’autorisation de mise en service d’un stockage en couche géologique profonde. Il a prévu des modalités de concertation avec l’ensemble des parties prenantes et le public. L’exploitation du centre devra débuter par une phase industrielle pilote. Elle fera l’objet d’un rapport et d’un examen par l’ensemble des acteurs. La poursuite éventuelle du projet fera l’objet d’une loi et d’une autorisation spécifique de la part de l’Autorité de sûreté nucléaire.

Source : site de l’Andra, cigéo.com

1 L’immersion des déchets radioactifs était une pratique mise en œuvre par de nombreux pays pendant plus de quatre décennies, à partir des années 1940. Entre 1967 et 1969, la France a procédé à des immersions au large des côtes. La stratégie était alors une lente dilution des radionucléides dans l’eau, de sorte que leur concentration, et donc leur impact, reste négligeable. En 1969, la France a opté pour le stockage à terre.

2 Située en Allemagne, Herfa-Neurode est la plus grande décharge souterraine de déchets industriels dangereux au monde.

3 Dans l’ancienne mine de potasse Joseph-Else, creusée dans le sous-sol de Wittelsheim (Haut-Rhin), StocaMine stocke 44 000 tonnes de déchets chimiques.

4 Le Waste Isolation Pilot Plant (WIPP) est un centre de stockage de déchets radioactifs situé au Nouveau-Mexique (États-Unis).