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Une science « citoyenne » est-elle possible ?

Publié en ligne le 13 juin 2005 - Sociologie -

Il suffit de lire les journaux et d’écouter les conversations : un peu plus chaque jour, les nouveaux pouvoirs que donne la science fouettent notre imagination en même temps qu’ils suscitent des interrogations inédites, associées à autant de nouvelles craintes. La science porterait-elle la menace comme la nuée l’orage ? Les angoisses contemporaines n’ont certes rien de spécialement postmoderne : l’homme primitif qui a, pour la première fois, utilisé un grattoir à peau de bête pour égorger un rival musclé s’était certainement fait un petit peu peur, lui aussi. Mais ce qui a changé, c’est le registre des questions, l’ampleur des doutes et l’ambivalence des avis.

Entre culte de la technique et célébration de la nature

Prenons l’exemple des transformations qui, grâce à la science, modifient déjà notre rapport au corps et promettent de le bouleverser. Certains esprits, qui les craignent, les diabolisent d’emblée : les généticiens, insistent-ils, nous conduisent vers une « posthumanité » proprement inhumaine, au sein de laquelle les bases mêmes de notre « nature » seront proprement liquidées. D’autres esprits, les « techno-prophètes », se déclarent à l’inverse enthousiastes : spéculant sur l’avenir des travaux en intelligence et en vie artificielles, ils encensent le futur, annonçant même pour bientôt la venue d’esprits sans entrave, libérés du corps, affranchis des passions, et même au bord d’accéder à l’immortalité. Mais les citoyens que nous sommes, comment pourraient-ils savoir lesquels ont raison ? À quoi devrions-nous céder, au catastrophisme édifiant ou à l’optimisme techniciste ?

Ces questions, ou d’autres du même type (aujourd’hui soulevées par les OGM ou le nucléaire, demain par les premières applications des nanosciences), nous aimerions pouvoir les trancher d’une façon ferme et définitive. Mais, écartelés entre le culte de la technique et la célébration de la nature, nous ne parvenons ni à les appréhender rationnellement ni à les discuter collectivement.

Cela ne vient pas de notre indifférence. Les questions liées aux sciences et aux technologies trouvent un écho dans tous les esprits : plus un seul citoyen qui n’ait son opinion sur la science. Cette opinion peut être sommaire, il arrive qu’elle soit guidée par l’émotion suscitée par tel ou tel événement, mais cela ne la rend pas moins réelle. En ce sens, les citoyens sont tous devenus épistémologues. Ils ont compris que la science, augmentée de ses applications, s’est immiscée dans leurs vies au point d’être désormais un « fait social total ». Du coup, tenaillés entre l’engouement et la crainte, ils s’interrogent : qu’est-ce qui, dans la science, est discutable ? Comment savoir ce que les scientifiques font exactement ? En quoi leurs travaux sont-ils pertinents pour nous ?

Si chacun d’entre nous était capable de se faire un jugement éclairé sur les grands enjeux du moment, l’affaire serait simple. Mais nous sommes loin du compte. Dès lors, comment discuter ensemble des grands choix scientifiques et techniques sans sombrer dans la cacophonie ou le simplisme ? Comment produire une « rationalité délibérative » capable de transcender le chaos des arguments ? Et quelles procédures de décision inventer qui feraient de l’incertitude et des risques un fardeau partagé, et partagé équitablement ?

Nouveau : le public veut dire son mot

Une avancée récente est à noter : l’idée selon laquelle les citoyens ont un rôle à jouer semble de plus en plus largement admise. On a pris acte de ce que la science est devenue un « jeu à plusieurs », qu’elle ne fait plus intervenir seulement les spécialistes, de sorte que les décisions ne peuvent plus être prises comme autrefois. Mais des conflits surgissent dès qu’il s’agit de tracer les contours des rôles des différents acteurs. De nombreux observateurs jugent qu’il convient surtout d’associer le public à une vaste entreprise de « communication » : dans leur esprit, il s’agit seulement de demander aux scientifiques de présenter de façon simple ce qui n’est nullement simple. Il faut bien sûr encourager les chercheurs dans cette voie, mais sans négliger le fait que le public, même s’il se sait profane, n’hésite plus à revendiquer d’autres rôles que celui d’auditeur. Il a bien compris que ses jugements, à défaut d’être rationnels ou éclairés, sont en général raisonnables. Il ne réclame donc pas seulement davantage de pédagogie de la part de ceux qui savent. Il souhaite aussi pouvoir faire entendre ses arguments. La communication ne peut plus être pensée à sens unique.

Une vaste polyphonie de l’insignifiance

Par ailleurs, la diffusion des savoirs se heurte à un obstacle gigantesque, qui tient en ce que nous sommes déjà noyés sous le flux de messages de toute sorte. Comment la subtile épistêmê pourrait-elle percer ce bruit de fonds aux allures de muraille ? La science n’est pas l’opinion commune. Elle la dépasse toujours et la contredit souvent. Pour s’expliciter, elle a donc besoin de temps. Or aujourd’hui, ce qui, sophistiqué, circonspect, demande une élaboration, de la lenteur, se trouve menacé d’engloutissement sous un poids grandissant d’écume. C’est une simple affaire de prolifération : à force de s’autocélébrer, à force de promouvoir la vétille comme épopée du genre humain, les formes modernes de la communication se transforment en une vaste polyphonie de l’insignifiance. Nul message élaboré, construit, raffiné, ne parvient à y surnager.

La science à la marge des esprits

Le scientifique que je suis ne peut s’empêcher d’établir un lien (causal bien sûr) entre ce panorama et deux faits désormais bien visibles : le premier tient en ce que les connaissances scientifiques, même les plus élémentaires,
ne font pas partie du savoir commun ; le second est que les étudiants, dans presque tous les pays européens, rechignent de plus en plus à s’engager dans des carrières scientifiques. Les commentateurs parlent d’une « désaffection » à l’égard de la science. Mais s’agit-il d’une affaire d’affect à proprement parler ? La baisse des vocations scientifiques est-elle vraiment le résultat d’un désamour des jeunes vis-à-vis de la science ? Il se pourrait tout simplement que la science ne les « touche » plus : non pas au sens où elle leur serait devenue indifférente, mais parce que, noyée, enfouie sous le flot du reste, elle ne parviendrait même plus à entrer en contact avec eux, à les atteindre.

Comment ne pas voir en effet qu’en ces temps où l’idée même de futur s’affadit, voire s’efface, où seul le court terme est privilégié, la science est devenue la première victime d’une « crise de la patience » qui touche tous les secteurs de la vie sociale ? La télévision, seule capable de toucher le grand public, ne prend manifestement plus le temps de l’évoquer autrement que sous l’angle de l’actualité-spectacle ou de la caricature. La loi de l’audimat a tout balayé sur son passage. Du coup, en tant que corpus singulier, la science disparaît peu à peu du paysage. Ses applications ont beau être omniprésentes, elle demeure à la marge des esprits.

Les scientifiques : un problème d’attitude

Quant aux scientifiques, ne renforcent-ils pas de leur côté, par leur attitude de plus en plus technicienne, l’idée selon laquelle la science serait une entreprise purement productiviste et non plus une aventure intellectuelle ? L’indifférence que nombre d’entre eux affichent pour les questions qui transcendent l’efficacité immédiate de leurs disciplines laisse le champ libre à des formes très superficielles de communication. En vertu du vieux dicton qui commande au cordonnier de s’arrêter au rebord de la chaussure, l’enseignement qu’ils ont reçu a cultivé en eux un désintérêt ravageur pour toutes les questions trop vite qualifiées de « non scientifiques ».

Le résultat de ce rétrécissement est qu’on semble se contenter de la promotion de simples vulgates ou de ritournelles qui encombrent aujourd’hui les opinions et les discours. Des nouveaux résultats de recherche il n’est parfois donné qu’une présentation aux intonations quasi-publicitaires. Tout cela ne dope guère nos facultés de discernement.

Ne faudrait-il pas vite retrouver le désir de penser les savoirs ? Répandre leurs saveurs essentielles ? Et au passage, pourquoi pas, lentement re-érotiser l’acte de connaître ?

Ouvrages d’Etienne Klein

Physicien au CEA et professeur à l’Ecole Centrale de Paris, Etienne Klein a publié plusieurs ouvrages

 Petit voyage dans le monde des quanta, collection Champs (poche), éditions Flammarion, 2004
 Les tactiques de Chronos, éditions Flammarion, 2003, présenté par Jean-Pierre Thomas dans SPS 262 de mai 2004.
 Quand la science a dit c’est bizarre, éditions Le Pommier, 2003.
 La science nous menace-t-elle ?, collection Petite Pomme du savoir, éditions Le Pommier, 2003.
 Le temps existe-t-il ?, collection Petite Pomme du savoir, éditions Le Pommier, 2002.