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Comment justifier l’autorité scientifique ?

Publié en ligne le 20 février 2017 - Épistémologie -
Cet article est une adaptation et une actualisation d’un exposé fait au Colloque d’ouverture du Collège de France, le 19 octobre 2007.

Beaucoup de scientifiques se plaignent du fait que, sur des questions telles que les OGM, le nucléaire, l’évolution des espèces ou le réchauffement global, le public, ainsi qu’un certain nombre d’hommes politiques, ne leur font plus confiance.

Le but de ce texte n’est pas de déterminer jusqu’à quel point cette plainte est justifiée ou non, mais plutôt de discuter dans quelle mesure il est rationnel d’accepter les théories scientifiques et de rejeter celles qui ne le sont pas (par exemple, les religions et les pseudosciences).

Science, rationalité et scepticisme

Tout d’abord, il faut remarquer que, même si les théories scientifiques sont vraies, ou approximativement vraies, il n’est pas nécessairement rationnel de les accepter. La vérité dépend du monde tel qu’il est, la rationalité dépend de l’information dont nous disposons. Il peut être rationnel pour quelqu’un qui vit dans une forêt dense et qui n’en sort jamais de penser que la Terre est plate, et on peut multiplier à l’infini de tels exemples.

De plus, la question de savoir s’il est rationnel pour les non-scientifiques, étant donné l’information dont ils disposent, d’accepter les théories scientifiques et de rejeter celles qui ne le sont pas, ne se réduit pas non plus à celle de la rationalité des chercheurs qui inventent ou perfectionnent ces théories, parce que ces derniers possèdent une information que le grand public n’a pas.

Par ailleurs, on pourrait se demander s’il est important que l’adhésion du public au discours scientifique soit rationnelle. On entend parfois dire que la science est « une nouvelle religion ». Face à cela, les scientifiques protestent en soulignant, à juste titre, que les théories scientifiques sont établies sur des bases radicalement différentes des religions ; par exemple, sur l’expérience et non sur l’interprétation de textes supposés être sacrés. Mais cette expression de « nouvelle religion » peut très bien s’appliquer à la façon dont le public non-scientifique adhère aux théories scientifiques : on peut très bien y adhérer avec une foi aveugle, la « foi du charbonnier ».

Raphaël, L’École d’Athènes (1509-1510).
Détail de la fresque : Platon tenant le Timée

Le problème est que la confiance dont jouit la science dans le public peut difficilement reposer, à long terme en tout cas, sur la foi du charbonnier. En effet, le principal impact culturel de la science sur la société est d’avoir mis en question les différentes formes de « foi ». L’attitude scientifique exige que nos assertions soient justifiées par une combinaison de raisonnements logiques et d’observations factuelles. Les discours justifiant les traditions et les religions se fondent presque toujours sur des assertions qui ne sont pas de ce type et ne résistent pas à un examen inspiré par l’esprit de la démarche scientifique. Parler d’autorité scientifique est, en un sens, un oxymore, parce que l’essence de l’attitude scientifique consiste précisément en un scepticisme radical par rapport à l’argument d’autorité.

Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles en Europe, et ensuite un peu partout dans le monde, le scepticisme scientifique a joué un rôle d’acide dissolvant petit à petit les croyances irrationnelles qui légitimaient les autorités supposées naturelles, qu’il s’agisse de la prêtrise, de la monarchie, de l’aristocratie, ou des classes et des prétendues races supérieures. Par conséquent, s’il est vrai que la science n’a pas de conséquences morales d’un point de vue strictement rationnel (à cause de l’impossibilité de passer directement de jugements de faits à des jugements de valeur), elle a eu et continue à avoir un immense impact sur les doctrines morales et politiques qui reposent sur des croyances irrationnelles.

De ce point de vue, le rôle de la science a été extraordinairement progressiste ; on pourrait même dire que les idées progressistes en politique ne sont rien d’autre que l’application du scepticisme scientifique aux doctrines qui justifient, à un moment donné de l’histoire, l’ordre social existant 1.

Le paradoxe, qui nous amène au problème qui nous occupe, c’est que le scepticisme contemporain à l’égard de la communauté scientifique 2 (souvent vue comme une caste privilégiée) et de ses théories est en partie le fruit de la révolution culturelle anti-autoritaire qui a été induite par la science moderne. Les scientifiques se trouvent un peu dans la situation de l’arroseur arrosé : comment vont-ils répondre au scepticisme qu’ils ont eux-mêmes encouragé, face par exemple aux religions, lorsque ce scepticisme se retourne contre eux ?

L’épistémologie peut-elle nous sauver ?

Une première tentative de réponse consiste à se tourner vers les discours sur la science, ceux des philosophes, sociologues ou historiens des sciences. Ces discours sont souvent plus facilement accessibles que les discours scientifiques, même s’ils restent évidemment réservés à un public relativement restreint. Dans un sens, c’est ce qu’ont tenté de faire divers philosophes des sciences pendant la première moitié du XXe siècle, qu’on pourrait appeler pro-scientifiques ou classiques (comme par exemple Popper ou les positivistes logiques, tels que Carnap et Reichenbach). Mais la période actuelle est dominée par le discours de penseurs « post-positivistes », comme on les appelle parfois (par exemple Kuhn ou Feyerabend), et ceux-ci insistent sur les aspects non-rationnels de l’entreprise scientifique.

On peut donc considérer que les efforts de justification du discours scientifique « de l’extérieur », par les philosophes ou les historiens, ont échoué. Au contraire, le discours qui domine souvent aujourd’hui a tendance à produire des effets de délégitimation de l’entreprise scientifique. Le but des épistémologues classiques était de décrire la « logique de la science », la façon de raisonner des scientifiques. Ils essayaient de caractériser ce qui fait que l’entreprise scientifique est une entreprise rationnelle. Mais si l’on soutient, comme il me semble raisonnable de le faire, que la rationalité scientifique n’est pas différente de la rationalité de la vie quotidienne et n’est qu’un raffinement et une extension de celle-ci 3, alors on comprend facilement pourquoi la tentative des épistémologues devait nécessairement se heurter à de grandes difficultés.

Raphaël, L’École d’Athènes (1509-1510).
Détail de la fresque : Aristote

En effet, pensons d’abord à la rationalité de la vie quotidienne. Tous nos discours sur le monde ont inévitablement un aspect inductif. Et justifier cet aspect-là est compliqué. Pourquoi est-il rationnel de penser que le soleil va se lever demain, que les corbeaux sont noirs et les cygnes blancs ou encore que la façon la plus rapide d’aller en train de Paris à Bruxelles consiste à se rendre à la gare du Nord, plutôt qu’à une autre gare ? Je ne veux évidemment pas dire que les assertions ci-dessus ne sont pas vraies ou qu’il n’est pas rationnel de les accepter ; je veux simplement souligner qu’il est extrêmement difficile de caractériser abstraitement ce qui fait qu’elles sont rationnelles. S’il est difficile de caractériser la rationalité d’idées simples et évidentes comme celles mentionnées ici, et qui sont à cent lieues des moindres subtilités du discours scientifique, quel espoir a-t-on de caractériser la rationalité de ce discours ?

Le problème est que la rationalité dépend d’une façon extrêmement compliquée du contexte, et c’est cette dépendance qu’on est incapable de décrire précisément. C’est cette difficulté qui permet à tant de gens de contester l’existence d’une distinction entre rationnel et irrationnel. L’astuce, si l’on peut dire, est toujours la même : exiger des rationalistes qu’ils fournissent des règles de rationalité (autres que les lois de la logique) universellement valides et, cela, nous ne pouvons pas le faire. Nous ne pouvons que donner les exemples, dans des circonstances données où certains jugements, par exemple que le soleil se lèvera demain, sont manifestement plus rationnels que d’autres.

En ce sens, la discussion sur la rationalité est parallèle à celle sur des « questions » comme la vérité (entendue comme correspondance avec la réalité) ou l’existence du monde extérieur à ma conscience : dans tous les cas, on ne peut jamais répondre au sceptique que par des exemples.

Observons par ailleurs que les scientifiques, dans leurs écrits proprement scientifiques, ne cherchent jamais à démontrer qu’ils font de la science ; ou à expliquer en quoi leur démarche est vraiment scientifique, par opposition à celle des astrologues, de Freud, de Marx, etc. Ces questions-là sont typiquement de nature épistémologique ; les scientifiques tendent aussi parfois d’y apporter des réponses, mais en dehors de leur travail proprement scientifique. Dans celui-ci, ils donnent des arguments, et des arguments souvent valides, mais cette validité dépend du contexte et « saute aux yeux » de celui qui le comprend mais est impossible à caractériser sans justement comprendre ces arguments et le contexte dans lequel ils s’insèrent.

Cela explique aussi la relative indifférence des scientifiques face aux débats épistémologiques. Pour reprendre une boutade de Richard Feynman, les scientifiques réagissent aux débats entre épistémologues un peu comme les oiseaux réagissent à ceux des ornithologues : ils continuent à faire de la science, comme les oiseaux continuent à voler.

Néanmoins, les critiques de l’épistémologie classique ont contribué au changement assez radical qui s’est produit, à partir des années 1960, dans les discours « cultivés » sur la science, lesquels ont incontestablement eu des effets de décrédibilisation des sciences ; et c’est cette évolution qui devrait inquiéter les scientifiques.

Faut-il revenir à la « foi du charbonnier » ?

On peut évidemment répondre que, pour apprécier la rationalité des scientifiques, il suffit de lire leurs travaux ; mais les scientifiques eux-mêmes savent très bien qu’un individu donné n’est jamais capable de comprendre plus qu’une toute petite fraction de ces travaux. Que faire pour le reste ? Faut-il revenir à la foi du charbonnier ?

Pas nécessairement ; pour illustrer la différence de rationalité entre science et non-science, on peut utiliser une généralisation d’un argument classique, dû au philosophe David Hume, qui montre pourquoi il n’est pas rationnel de croire aux miracles (voir encadré).

David Hume (1711-1776) et les miracles

Supposons, dit Hume, que, comme c’est le cas pour la plupart des gens, vous n’ayez jamais vu un miracle vous-même, mais que vous ayez simplement entendu des gens vous rapporter (par exemple via la Bible) l’existence de miracles. Est-il rationnel d’y croire ? Non, répond Hume, parce que vous savez, par votre expérience personnelle, qu’il existe des gens qui se font des illusions ou qui cherchent à tromper d’autres personnes. Par contre, un miracle, vous n’en avez aucune expérience personnelle. Par conséquent, il est plus rationnel de croire que le fait que vous entendiez un récit de miracle s’explique en supposant que quelqu’un se trompe ou vous trompe plutôt qu’en supposant qu’un miracle s’est réellement produit.

Hume ne dit évidemment pas qu’il ne faut croire qu’en ce qu’on perçoit directement, mais plutôt qu’il faut exiger de son interlocuteur que, si ce qu’il dit contredit l’ensemble de toutes nos expériences passées, il apporte des preuves de ce qu’il avance qui soient plus crédibles que ces expériences elles-mêmes, en particulier que l’expérience quasi-quotidienne de gens qui se trompent ou nous trompent. Hume était manifestement content de son argument puisqu’il écrivait qu’il « doit au moins réduire au silence la bigoterie et la superstition les plus arrogantes et nous délivrer de leurs impertinentes sollicitations  » 4.

L’argument est important non plus tant en ce qui concerne les miracles religieux traditionnels, auxquels peu de gens croient aujourd’hui, au moins en France, mais parce qu’il donne un bon exemple de la façon rationnelle de procéder pour effectuer un tri entre les diverses opinions auxquelles nous sommes confrontés. On peut et on doit poser la même question au garagiste qui vend des voitures d’occasion, au banquier qui fait miroiter des dividendes fabuleux, au politicien qui promet la sortie du tunnel après des années d’austérité, au journaliste qui rend compte d’événements se passant dans des pays lointains, ainsi qu’au physicien, au prêtre ou au psychanalyste : quels arguments me donnez-vous pour qu’il soit plus rationnel de croire ce que vous dites plutôt que de supposer que vous vous trompez ou que vous me trompez ? De plus, la longue liste des erreurs scientifiques passées rend le défi du sceptique encore plus difficile à relever. Ce point mérite d’être souligné, parce que les erreurs scientifiques sont souvent invoquées, comme argument indirect, par les partisans des religions et des pseudo-sciences, alors que ces erreurs fournissent en réalité des arguments en faveur d’un scepticisme accru, y compris évidemment à l’égard des doctrines non scientifiques.

Notons également que Hume ne dit pas que cette façon de raisonner permet toujours d’arriver à des conclusions correctes. En effet, il donne l’exemple d’un prince indien qui refusait de croire que l’eau gèle chez nous en hiver et il approuve sa façon de raisonner : l’eau se solidifie abruptement autour de zéro degré et le prince, vivant dans un climat chaud, n’avait aucune raison de penser qu’un tel phénomène soit possible ; il était par conséquent rationnel pour lui de ne pas croire sur parole son interlocuteur venu d’Europe. Hume donne une règle méthodologique qu’il est rationnel de suivre en toutes circonstances ; mais que cette règle mène ou non à la vérité dans un cas particulier ne peut être garanti a priori et dépend du degré d’information que nous possédons dans ce cas-là.

Nous avons déjà indiqué [3] comment étendre le raisonnement humien à d’autres types de propositions, comme par exemple : « la matière est composée d’atomes », « certaines substances gardent un effet thérapeutique même après avoir été hautement diluées » ou « Dieu est amour ».

En ce qui concerne la physique et les sciences naturelles, on dispose de deux types d’arguments pour répondre au sceptique : d’une part, la technologie est réellement un « miracle » (indépendamment des jugements de valeur que l’on peut porter sur ses bienfaits ou ses méfaits) ; nous y sommes trop habitués pour penser en ces termes, mais si l’on pouvait voyager dans le temps et amener des voitures ou des avions au XVIIIe siècle, ils seraient sûrement considérés (du moins à première vue) comme des miracles. Mais, à la différence des miracles auxquels fait allusion par exemple la Bible, les miracles technologiques sont reproductibles et visibles par tous et fournissent donc une réponse au sceptique.

Mais il existe un deuxième « miracle », à savoir l’adéquation entre une multitude d’observations et d’expériences et les prédictions déduites des théories scientifiques. De nouveau, il y a quelque chose de réellement miraculeux dans le fait que, dans un monde où l’avenir est tellement imprévisible, l’on puisse prévoir avec une grande précision où va s’arrêter une aiguille sur un cadran à la fin d’une expérience. Bien sûr, ce genre d’arguments laisse ouvertes de nombreuses questions, mais il indique comment, en principe, répondre au sceptique et montrer que le discours scientifique n’est ni une pure illusion ni une pure tromperie.

Les conclusions que l’on peut tirer de la généralisation de l’argument de Hume sont plus modestes que celles que tentaient d’établir les épistémologues classiques. En effet, on ne caractérise pas ici la rationalité de l’entreprise scientifique, mais on montre qu’elle n’est pas une pure illusion, contrairement à bien d’autres discours. Cet argument permet de voir qu’il existe un immense écart entre science et non-science, mais sans permettre de le décrire précisément 5.

La réponse esquissée ci-dessus est d’ailleurs probablement, dans ses grandes lignes, la réponse apportée par les scientifiques à leurs contradicteurs sceptiques. Un siècle de débats épistémologiques nous a menés à une conclusion malheureusement relativement banale : les succès spectaculaires des sciences montrent qu’on a affaire à une activité extrêmement rationnelle, mais l’on est incapable de « saisir » celle-ci de l’extérieur sans entrer dans la logique du discours scientifique lui-même.

Les limites de l’argument de Hume sur les miracles

Malheureusement, l’argument de Hume et sa généralisation (la technologie, et les expériences menées en laboratoire) ne permettent pas de répondre entièrement au sceptique. Le grand public n’a accès qu’à la technologie ; seuls les effets de celle-ci sont visibles aux yeux de tous. De plus, certains des sujets sur lesquels porte la contestation idéologique sur les sciences sont parfois très éloignés de toute application technologique : la théorie de l’évolution par exemple n’a pas, en tant que telle, d’applications technologiques manifestes (la théorie du Big Bang non plus). On peut très bien imaginer que le monde a été créé il y a X années par une divinité quelconque de façon à être ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire de façon à ce que toutes les applications médicales ou génétiques de la biologie fonctionnent exactement comme elles le font. Dans une telle vision des choses, la théorie de l’évolution est fausse, mais il est impossible de réfuter ces vues en invoquant uniquement les succès de la technologie. Il faut faire appel à l’étude des fossiles et ce sont bien ces études qui sont jugées avec suspicion par les adeptes du créationnisme. Ceux-ci penseront, par exemple, que les scientifiques ont un biais laïque qui les pousse à accepter l’évolution plus qu’il ne serait rationnel de le faire. Que peut-on répondre ?

Les cas des récentes controverses

Un autre problème se pose en ce qui concerne les technologies « récentes » comme le nucléaire, les OGM, les nanotechnologies ou les ondes électromagnétiques, où ce qui est contesté n’est pas le fonctionnement de la technologie ou son explication scientifique, mais les assertions des scientifiques sur les dangers potentiels.

Il existe toutefois une analogie conceptuelle avec la question du créationnisme. En effet, diront les sceptiques, qu’est-ce qui nous dit que des risques dont les conséquences se manifesteront dans l’avenir ne nous sont pas « cachés » (volontairement ou non) par les scientifiques dont les discours se veulent rassurants ? Les jugements de ces scientifiques ne sont-ils pas biaisés par leurs liens avec les gouvernements ou l’industrie ? Répondre en invoquant les succès actuels de la technologie ne permet pas de dissiper ces craintes, puisqu’elles concernent précisément l’avenir. De nouveau, que répondre (même si, répétons-le, ces craintes concernant la technologie sont à bien des égards très différentes du créationnisme) ?

Avant de tenter de discuter de ces problèmes, il faut éliminer une réponse assez fréquente chez les scientifiques et, en général, chez ceux qui veulent défendre la science, et qui consiste à rejeter ces critiques en les accusant de commettre « l’erreur génétique », c’est-à-dire de juger les opinions en fonction du statut, ou des sources de revenus, de ceux qui les émettent et non pas des qualités (empiriques ou logiques) de ces opinions. Pour comprendre le problème tel qu’il se pose au commun des mortels, imaginons un magistrat qui soit directement payé par une des parties et qui rende un jugement favorable à celle-ci. Supposons que le jugement soit rédigé dans un jargon juridique incompréhensible (pour un non spécialiste). Il semblerait alors parfaitement rationnel de se méfier du jugement et c’est rejeter cette méfiance, en la taxant « d’erreur génétique », qui serait une erreur. En effet, il faut tenir compte de l’information dont on dispose (le fait que le magistrat est payé ; le texte du jugement étant incompréhensible). Le scepticisme humien, qui après tout est un scepticisme par rapport à l’honnêteté et aux capacités cognitives humaines, mènerait justement, dans ce cas, à considérer comme rationnel le fait de douter du jugement.

Mais pourquoi est-ce différent en ce qui concerne les sciences ? Les articles scientifiques sont encore plus incompréhensibles que les textes juridiques (même pour les scientifiques ne travaillant pas directement dans la discipline concernée), alors pourquoi ne pas juger de la fiabilité de leurs travaux en se basant sur le fait qu’ils sont payés, comme ils le sont très souvent, par des gens (laboratoires pharmaceutiques, gouvernements ou multi-nationales) qui ont intérêt à ce que les résultats annoncés par les scientifiques (sur la sécurité des OGM ou du nucléaire ou sur l’analyse des fossiles) soient précisément ce qu’ils sont ?

Cette attitude sceptique se mêle parfois à des considérations irrationnelles, mais elle est loin d’être aussi irrationnelle que ne le supposent bon nombre de scientifiques ; en fait, prise en tant que telle, elle est parfaitement rationnelle et est en fait du même type que le scepticisme humien (méfiance vis-à-vis d’assertions non directement vérifiables faites par d’autres êtres humains). Pour répondre à ce scepticisme, il faut donner des raisons de faire confiance à la communauté scientifique et cela suppose un minimum d’analyse psychologique et sociologique du fonctionnement de cette communauté. Si l’on pense que le débat est suffisamment ouvert à l’intérieur de cette communauté, malgré les sources de financements « suspectes », et qu’il y a suffisamment de gens compétents qui y travaillent, alors on aura tendance à lui faire confiance en ce qui concerne la multitude d’opinions qu’elle émet sur les sujets à propos desquels nous n’avons aucun moyen de vérifier directement ce qui est affirmé. Et cette confiance sera rationnellement justifiée pour autant que les prémisses du raisonnement (sur l’ouverture et la compétence) le soient.

Pour prendre l’exemple de l’évolution, on pourrait argumenter de la façon suivante : la communauté des biologistes a démontré son efficacité de multiples façons (c’est l’argument de la technologie). Les gens qui étudient l’évolution (soit les fossiles, soit les mécanismes liés à la sélection naturelle) font partie de cette communauté, ou au moins sont en contact direct avec elle et, donc, si ces chercheurs se livraient à une fraude massive ou faisaient preuve d’une extrême incompétence (au point de se tromper, mettons, sur le fait même de l’évolution), cela serait détecté et dénoncé par le reste de la communauté qui a donné, elle, des preuves directes de son efficacité. Et on peut faire des raisonnements semblables à propos du nucléaire ou des OGM, au moins en ce qui concerne les craintes exagérées qui existent à leur sujet 6.

La plupart des scientifiques trouvent cette façon de raisonner très convaincante. Mais c’est, en partie au moins, parce qu’ils ont une expérience directe du fonctionnement de la communauté scientifique, une espèce de sociologie intuitive du milieu, qui les mène à penser que les idées vraies, en général, finissent tôt ou tard par l’emporter. Mais ce n’est pas nécessairement le cas pour les non-scientifiques. Quelles raisons ont-ils, eux, voyant les choses de l’extérieur, d’accorder à la communauté scientifique le minimum de confiance nécessaire pour qu’il soit alors rationnel d’accepter ce qu’elle dit ?

De la justice, on dit que, pour être crédible, elle ne doit pas seulement être neutre, mais paraître neutre. Est-ce que la communauté scientifique donne les apparences de neutralité qui permettraient au public d’avoir rationnellement « confiance dans la science » ?

Neutralité et apparence de neutralité

Indiquons brièvement certains facteurs qui peuvent mettre en péril cette apparence de neutralité.

Le problème des fraudes et des erreurs, par exemple la publication de l’article de Benveniste sur la « mémoire de l’eau » dans Nature ou la thèse des frères Bogdanov [6]. Si l’on prend en considération le fait que la communauté scientifique est composée d’êtres humains et non d’anges, ces fraudes et erreurs ne sont pas si fréquentes que cela et sont, malgré tout, assez souvent dénoncées. Mais le grand public n’a pas les moyens d’évaluer la fréquence de ces fraudes et erreurs et cela produit certainement un fort effet de délégitimation de la science.

Le problème de la corruption ou de la décadence (possible) de l’institution scientifique. L’idée étant ici que la science a peut-être réalisé des choses extraordinaires dans le passé, mais qu’elle ne le fait plus de nos jours, à cause, soit de la commercialisation de la culture, soit de la crise de l’enseignement, soit de la nécessité croissante d’obtenir des financements, soit de la bureaucratisation de la recherche, soit de l’influence croissante des effets de mode (ou d’une combinaison de ce qui précède).

La question des sources de financement. La recherche a évidemment besoin d’argent ; si celui-ci ne vient pas du secteur public, il sera recherché dans le secteur privé. Il est évident que cette dernière source ne paraît pas neutre (même en supposant que la recherche ainsi financée le soit). Malheureusement, les sources publiques elles-mêmes paraissent de moins en moins neutres, parce que les gouvernements donnent de façon croissante l’impression d’être liés aux grandes entreprises et aux multinationales (ou, du moins, ils ne se soucient pas beaucoup de ne pas donner cette impression).

Finalement, il y a le lien entre scientifiques et militaires. Pendant la guerre du Viêt-Nam, comme durant la probablement longue période actuelle de « guerre à la terreur », des milliers de scientifiques ont travaillé et travaillent directement pour l’armée et les organisations chargées de l’espionnage. Ils construisent de (véritables) armes de destruction massives, capables d’éliminer une bonne partie du genre humain. D’autres, plus nombreux encore, acceptent de l’argent venant de sources militaires pour accomplir des recherches civiles, sans se soucier des effets de légitimation du militaire (ou de délégitimation de la science) que cela produit. Dans de nombreux endroits du monde, la science est dénoncée, pour des raisons religieuses ou politiques, comme « occidentale ». Cette idée est, il est vrai, facilement critiquable d’un point de vue théorique : la science, comme toutes les assertions de fait, est vraie ou fausse, pas occidentale ou non, et elle est de plus en plus pratiquée par des non-occidentaux. D’autre part, que des gens aient des pratiques moralement condamnables n’implique absolument pas que leurs assertions factuelles soient fausses. Mais le problème de la confiance se repose. Il est parfaitement rationnel de se méfier de gens que l’on considère comme étant sans scrupules. Et, comme la domination occidentale sur le reste du monde a été entièrement fondée sur sa supériorité militaire, qui repose elle-même sur la technologie, tenter de maintenir cette supériorité (même si c’est en vain), contribue fortement à faire apparaître la science comme suspecte. Pourquoi tant de scientifiques sont-ils indifférents au discrédit que la collaboration entre eux et les militaires jette sur la science, particulièrement dans le tiers-monde ?

Il est évident que répondre convenablement à ces interrogations, à supposer que cela soit possible, prendrait beaucoup de temps. Néanmoins, elles suggèrent au moins une chose : pour être crédible, la communauté scientifique, ainsi que celle qui l’entoure et la finance, devrait suivre des règles éthiques extrêmement strictes, dont on voit mal comment elles pourraient être acceptées ou imposées. Par conséquent, il y a tout lieu de craindre que le scepticisme à l’égard des sciences ait de beaux jours devant lui, et que, de plus, il ne soit pas uniquement dû, comme on aimerait peut-être le croire, à l’irrationalité des masses.

Références

[1] Susan Haack, Evidence and Inquiry. Towards Reconstruction in Epistemology, Blackwell, Oxford, 1993.
[2] Susan Haack, « Le bras long du sens commun : En guise de théorie de la méthode scientifique », Philosophiques, Volume 30, numéro 2, Automne 2003.
[3] Jean Bricmont, « Comment peut-on être positiviste ? », sur le site www. pseudo-sciences.org
[4] Alan Sokal, Pseudosciences et postmodernisme. Adversaires ou compagnons de route ?, Odile Jacob, Paris, 2005.
[5] Analyse de la thèse de Mme Élizabeth Teissier intitulée « Situation épistémologique de l’astrologie à travers l’ambivalence fascination/rejet dans les sociétés postmodernes », 2001. Bernard Lahire, Philippe Cibois, Dominique Desjeux, Jean Audouze, Henri Broch, Jean-Paul Krivine, Jean-Claude Pecker, Denis Savoie et Jacques Bouveresse. Sur le site www. pseudo-sciences.org
[6] Suzy Collin-Zahn, « Les frères Bogdanov : science ou fable ? », Science et pseudo-sciences n° 313, juillet 2015. Sur www. pseudo-sciences.org

1 Ce qui ne veut pas dire que les scientifiques appliquent leur scepticisme spontané à ces doctrines. En tant qu’individus relativement privilégiés des sociétés dans lesquelles ils vivent, ils peuvent très bien succomber aux illusions auto-justificatrices auxquelles le pouvoir et les privilèges mènent naturellement, dans toute société.

2 J’utiliserai dans ce texte plusieurs fois cette expression de « communauté scientifique », mais elle sera prise dans un sens vague, et je ne veux nullement suggérer qu’il n’existe pas de désaccords profonds au sein de celle-ci. Mais, comme on le verra plus loin, la perception par le public de cette communauté, vue à tort ou à raison comme relativement homogène, joue un grand rôle dans l’opinion que celui-ci se fait des sciences.

3 Comme le dit très bien Susan Haack ([1], p. 137), « [...] il n’y a pas de raison de penser que [la science] soit en possession d’une méthode de recherche spéciale qui ne soit pas à la disposition des historiens, ou des détectives, ou du commun des mortels ». Cité dans Susan Haack [2].

4 Lucide, Hume ajoutait que cet argument « servira aussi longtemps que le monde durera. Car, je présume, c’est aussi longtemps qu’on trouvera des récits de miracles et de prodiges dans toute l’histoire, sacrée et profane. » David Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduit par Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF-Flammarion, Paris 1983 [1748], 247p (p. 184).

5 Alan Sokal introduit l’idée qu’il existe un continuum entre sciences et pseudo-sciences, plutôt qu’une ligne de démarcation, comme le voulaient les épistémologues classiques ; avec, à un extrême, les théories scientifiques bien établies, comme la théorie atomique, et à l’autre extrême, l’astrologie, le christianisme, etc. Entre les deux, on trouve des théories peu établies ou spéculatives, comme la théorie des cordes ou la fusion froide ([4], p. 45).

6 Il n’est pas simple de déterminer exactement la portée de ce genre d’arguments. En effet, il existe des universités ayant des départements de théologie ou des départements de sociologie capables de décerner un titre de docteur à une astrologue (Mme Teissier, voir [5]), et on ne peut pas dire que, dans ces cas-là, la communauté scientifique ou académique exerce, sur ce qui se fait dans ces départements, le contrôle indirect dont l’existence est invoquée ci-dessus. Il faudrait analyser en détail les lignes de partage entre les différentes disciplines pour raffiner l’argument développé ici.

Publié dans le n° 318 de la revue


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L' auteur

Jean Bricmont

Jean Bricmont est physicien et essayiste belge, professeur émérite de physique théorique à l’université (...)

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