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Point de vue

Plaidoyer pour les vieux

Publié en ligne le 14 avril 2016 - Sociologie -

C’est une banalité de dire que les sociétés vieillissent dans les pays occidentaux. Les experts prévoient qu’en 2050 il y aura en France métropolitaine 32 % de personnes de plus de 60 ans – donc pour certains encore actifs – contre 21 % en 2005, c’est à dire avant l’arrivée du baby-boom. Et les vieux de plus de 75 ans – ceux-là étant tous retraités – passeraient de 8 % en 2005 à 16 % en 2050. Peut-on vraiment considérer cette augmentation comme une explosion, une « révolution », un problème de société insoluble, ainsi qu’on l’entend souvent ? Car les vieux, dit-on, coûtent cher, et ce sont les actifs qui payent pour eux. Remarquons qu’ils ont tout de même cotisé pour la retraite de leurs prédécesseurs et pour leur propre sécurité sociale pendant toute leur vie. Certes, la dégradation de la santé entraîne des surcroîts de dépenses. Mais généralement les vieux sont moins consommateurs que les jeunes. Et ils aident souvent ceux-ci à s’en sortir financièrement, ils assurent les gardes de leurs petits-enfants, et beaucoup s’investissent dans des associations, étant alors très productifs pour la société.

Alors, problème économique ou conflit de culture ?

« Lutte des âges », « conflit de génération », on n’entend parler que de cela en ce moment. Les vieux et les jeunes ne se sont jamais aussi mal compris.

On sait que les personnes nées dans les années 1940 et 1950 ont profité des conditions extrêmement favorables des Trente Glorieuses au moment de leur insertion professionnelle. Ils sont arrivés sur le marché du travail dans un monde en pleine expansion économique, alors que la génération suivante y est parvenue pendant les années de crise, quand le chômage commençait à sévir. Ces derniers, les « séniors » 1, s’ils sont encore actifs, sont considérés comme coûtant trop cher, peu adaptables aux nouvelles technologies, difficilement manageables, et ayant une faible productivité : de nombreuses entreprises préfèrent les pousser vers la porte dès la cinquantaine. Quant à la génération suivante, celle des jeunes, ils connaissent le chômage à l’embauche. Et les deux générations subissent un déclassement social par rapport à leurs ainés. Car les jeunes et les moins jeunes sont plus diplômés que leurs parents, et pourtant leur réussite sociale est moins bonne. Ils éprouvent donc un violent sentiment d’injustice par rapport aux vieux, aujourd’hui retraités bien payés, qu’ils considèrent comme des assistés vivant injustement sur leur dos, véritables rentiers du vingt-et-unième siècle. Leur retraite leur permet en général de vivre correctement, souvent mieux que leurs enfants et petits-enfants.

Pourtant, à mon avis, les principales raisons de l’incompréhension entre les générations vient moins du contexte économique que du contexte culturel. En sont responsables d’abord la prise de possession du terrain culturel par la télévision, puis l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux, entraînant non seulement une évolution dans le travail, largement positive d’ailleurs, mais également un changement profond des modes de vie. Différences de savoir, besoin accru de confort et de plaisirs, illettrisme frappant toutes les classes de la société comme le constatent de nombreuses enquêtes (il y a cinquante ans, un titulaire du certificat d’études avait une belle écriture et un excellent français sans faute d’orthographe), autant de facteurs contribuant à un cloisonnement et à un éloignement de plus en plus grand des générations. Déjà les quadragénaires ne comprennent plus les adolescents ; que dire alors des sexagénaires et plus ? Car tandis que les vieux n’ont pas eu une enfance très différente de celles de leurs propres parents, il n’y a plus aucun rapport entre celle d’un enfant actuel et celle de ses grands-parents. Pour qui a été élevé dans les années cinquante, il s’établit l’impression qu’on ne laisse maintenant plus assez de temps à la réflexion, que tout va trop vite, que les jeunes veulent tout et tout de suite, et surtout que l’effort est une valeur qui a disparu dans une partie de la jeunesse.

On a entendu récemment une chanson de Goldman (destinée à rapporter de l’argent aux restos du cœur), « Toute la vie », qui a suscité un incroyable tollé sur le net. Elle montre une bande de jeunes reprochant à une bande de « vieux » d’avoir gâché leur présent et leur avenir : « Vous aviez tout  : liberté, plein-emploi. Nous c’est chômage, violence et sida […] Vous avez raté, dépensé, pollué », tandis que les vieux répondent : « Tout ce qu’on a, il a fallu le gagner, à vous de jouer, mais faudrait vous bouger ».

Eh bien, au risque de passer pour une affreuse réactionnaire, j’ose dire que je suis d’accord avec Goldman ! Je ne reviens pas sur le sida, dont l’origine est lointaine et qui est maintenant pratiquement jugulé dans les nations riches. Les vieux ont connu d’autres sidas, comme la tuberculose et le cancer, qu’on ne savait pas guérir. La violence, elle, est due à la mauvaise prise en charge du manque d’éducation et de repères idéologiques d’une partie de la jeunesse par la société actuelle. Quant à la pollution, elle est le fait de l’individualisme qui s’est développé dans le capitalisme libéral débridé de nos sociétés, auquel les jeunes participent en consommant à tout va vêtements, appareils connectés et gadgets divers.

Effectivement, il y a cinquante ans, tout le monde trouvait du travail. Chacun, même le plus pauvre, avait des perspectives constantes d’amélioration, qui subsistèrent jusque dans les années 1980. Cependant la jeunesse ne fut pas rose non plus pour cette génération. Les tâches abondaient car il fallait reconstruire toute la société. Le bâtiment suivait péniblement : les appartements étaient sales et ne possédaient pas le confort, au bureau on s’entassait dans des pièces vétustes, les amphithéâtres à l’université étaient bondés. Dans les usines, c’était la chaîne, le travail des champs était dur, on fauchait parfois à la main. On attendait longtemps pour avoir le téléphone, et la télévision en noir et blanc – quand on la possédait – était réduite à deux ou trois chaînes. On travaillait beaucoup, à l’école c’était la semaine de cinq jours et demi, avec trois mois de vacances en tout et beaucoup de devoirs le soir. L’école n’était d’ailleurs obligatoire que jusqu’à 14 ans, bientôt jusqu’à 16 ans. Les femmes ne connaissaient ni la pilule ni l’IVG, n’avaient pas le droit d’ouvrir un compte en banque et d’avoir un chéquier sans l’autorisation de leur mari et, comme je l’ai dit plus haut, on mourait de nombreuses maladies qu’on ne savait pas soigner. Bref, la vie était loin d’être un long fleuve tranquille. Toutes les améliorations qu’on a connues, c’est la génération des vieux qui les a apportées. Je me demande ce que diraient les jeunes actuels si on les mettait dans la situation qu’ont connue les vieux il y a cinquante ans.

Les vieux qui s’incrustent dans la recherche

Il y a cinquante ans, justement, Brel chantait « Les vieux », qui « ne parlent plus », qui « ne rêvent plus », et dont les « livres s’ensommeillent », et de Gaulle disait que « la vieillesse est un naufrage » (il est vrai qu’il ne pensait pas à lui mais à Pétain !). Maintenant, l’après-retraite est devenue la troisième partie de l’existence, aussi longue que la jeunesse, et souvent pleine d’activités. Dans la plupart des professions, on attend avec impatience ce moment, où l’on espère profiter enfin de l’existence, voyager, s’occuper des petits-enfants, participer à des activités sociales et culturelles.

Ce n’est cependant pas toujours le cas. La plupart des artistes – musiciens, peintres, écrivains, architectes… – ont envie de continuer leur activité, et ils trouvent parfois dans cette période de leur vie leur plus grande créativité – Verdi a composé ses plus beaux opéras âgé de près de quatre-vingt ans, Picasso peignait toujours autant au même âge, Alain Resnais et Manuel de Oliveira ont réalisé des films originaux jusqu’à leurs derniers jours (106 ans pour le second !), et l’on voit des musiciens de plus de quatre-vingt ans diriger encore de grands orchestres. Quant aux scientifiques, c’est souvent le moment où ils ont envie d’élargir leur champ de réflexion, se pencher sur l’histoire des sciences, faire de la vulgarisation, ou tout simplement continuer les projets qu’ils ont engagés, éventuellement même en proposer de nouveaux. Car, comme disait Victor Hugo qui en connaissait un rayon : « ne rien faire est le bonheur des enfants et le malheur des vieux ». Le problème est que s’ils sont salariés du public, et contrairement aux politiques et aux membres du privé qui peuvent éventuellement rester en place jusqu’à des quatre-vingts ans et plus, ils sont tenus de prendre leur retraite à 65 ans (il est vrai qu’ils ont la sécurité de l’emploi). Cependant, ils ont la possibilité de demander à être « émérites » pour continuer à participer – bénévolement bien sûr – à la vie de leurs laboratoires. Mais ils ne peuvent plus diriger une équipe, être responsables de crédits, exercer des fonctions administratives ou diriger une thèse (à moins qu’elle ait été commencée avant l’éméritat). C’est parfois une source de problèmes et même un véritable déchirement si le chercheur est chef d’une équipe engagée dans un projet et que l’équipe va être alors dissoute. Beaucoup de jeunes chercheurs pensent d’ailleurs que les vieux n’ont pas à intervenir dans les discussions concernant le futur, car celui-ci ne les concerne pas. C’est se priver des connaissances qu’ils ont acquises au cours des ans, de leur savoir-faire et de leur expérience conquis au fil des succès ou des échecs.

De surcroît, n’est pas « émérite » qui veut. Par exemple au CNRS, ce statut concerne seulement les anciens directeurs de recherche, et il ne peut être renouvelé qu’une seule fois (ce qui porte à 75 ans l’âge maximum d’un émérite). Ils peuvent alors – et même doivent – prendre part à l’accroissement des connaissances scientifiques, à la valorisation des résultats et au partage de la culture scientifique, technique et industrielle, mais attention, dans le cadre de leur laboratoire. Si leurs activités sont utiles à la science dans son ensemble, qu’ils consacrent par exemple leur temps à la vulgarisation, à organiser des expositions ou animer des évènements scientifiques, ils ne seront pas émérites puisqu’ils ne contribuent pas au rayonnement de leur propre laboratoire, et que c’est lui qui, en dernier recours, va porter le poids de leur présence.

Dans le passé – et actuellement dans des sociétés non occidentales – on accordait une certaine considération aux personnes âgées. Dans la recherche, la perception des vieux est loin de celles d’aînés ayant acquis une expérience qui pourrait être profitable à leurs jeunes collègues. Ils sont perçus comme de bienheureux babyboomers ou plus anciens encore, sur lesquels la pression de la concurrence, des publications, de l’administration, des demandes de crédit, était incroyablement plus faible dans le passé, et qui n’y sont plus soumis même s’ils continuent à travailler. Ils prennent des bureaux aux jeunes, utilisent des crédits (pourtant pas bien importants en général !), ennuient les ingénieurs avec leurs sempiternelles questions sur le fonctionnement de leur ordinateur et donnent de leur laboratoire une image vieillotte, rebutant d’éventuels candidats, etc... Aussi de nombreux jeunes chercheurs considèrent-ils que les vieux doivent quitter les lieux immédiatement après leur retraite. Évidemment, on ne peut les chasser s’ils sont émérites, mais on ne leur accorde plus nécessairement les crédits qu’ils demandent dans la limite de leur dotation, on les considère souvent comme quantités négligeables. Ils ne participent pas aux conseils, on leur demande de bien vouloir se serrer pour laisser des bureaux seuls aux plus jeunes – oubliant que ce sont parfois eux qui ont fait la réputation de leur laboratoire et produisent encore des résultats importants et que, lorsqu’ils étaient jeunes, ils ont souvent partagé à plusieurs des bureaux vieillots. S’ils ne sont plus émérites, ils doivent quitter leur laboratoire, à part dans certaines institutions plus accommodantes qui ont créé un statut leur permettant de continuer à le fréquenter 2, tout en leur demandant de ne plus se prévaloir d’appartenir à leur ancienne institution. Paradoxalement, ils sont invités en même temps à archiver leurs placards de paperasses – à l’époque où les ordinateurs n’étaient pas personnels, on gardait tout sur papier – et à en jeter le moins possible car ceux-ci pourraient servir aux générations futures !

Ce problème des chercheurs et enseignants-chercheurs retraités est assez spécifique de la France et de certaines autres nations européennes. Aux États-Unis, ils continuent leur carrière tant qu’ils sont capables d’obtenir les crédits pour les mener à bien et les professeurs gardent leurs postes dans certaines universités aussi longtemps qu’ils le veulent... et le peuvent. Il est vrai qu’ils ne touchent pratiquement pas de pension, sauf s’ils ont cotisé à des retraites complémentaires durant leur vie. Certains de ces vieux actifs ne le sont donc que parce qu’ils ont besoin de gagner un peu d’argent. Pour pallier ce problème, le National Institutes of Health (NIH) a proposé de payer les scientifiques seniors afin qu’ils cèdent leurs postes à de plus jeunes. L’initiative s’est soldée par un échec car le nombre de recrutements de jeunes n’a pas augmenté. Il a d’ailleurs été démontré que la libération de postes de chercheurs partant à la retraite ne conduit jamais à un recrutement supplémentaire, et que c’est même souvent le contraire, parce que le laboratoire s’affaiblit. À titre d’illustration, la figure ci-dessous montre la proportion de « vieux » et de « jeunes » chercheurs ayant reçu une subvention – un « grant », c’est sur ce système qu’est essentiellement fondée la recherche aux USA. On voit qu’elle a dramatiquement diminué pour les jeunes au bénéfice des vieux au cours de ces dernières années. En Inde, le journal Hindustan Times a publié les résultats d’une enquête montrant que l’âge moyen des scientifiques « au top niveau » était de 70 ans. Et une analyse récente montre que les groupes les plus productifs sont ceux qui contiennent des couples composés d’un jeune chercheur parrainé par un vieux. La conclusion est « qu’il y a bien un problème d’âge, mais pas nécessairement un problème de vieil âge ».

Proportion de « vieux » et de « jeunes » chercheurs
ayant reçu une subvention

La revue Nature a publié récemment un article intitulé « The retirement debate : Stay at the bench, or makeway for the nextgeneration », ou : « Le débat sur la retraite : rester au boulot ou faire de la place à la génération suivante ». Y sont donnés plusieurs exemples de chercheurs ayant continué à travailler après leur retraite, dont certains estiment qu’ils ont fait pendant cette période le travail le plus important de leur existence, que ce soit dans leur ancien domaine ou dans un nouveau. Et en Allemagne, où le problème est à peu près le même qu’en France (la retraite y est officiellement à 65 ans), on cite le cas d’un chercheur, l’immunologiste Klaus Rajewsky, qui ne voulait pas s’arrêter en 2001 lorsqu’il a eu 65 ans et a été recruté dans la célèbre Harvard MedicalSchool à Boston. Puis, à l’âge de 74 ans, il a accepté l’offre de revenir en Allemagne pour y être chef d’une équipe dans le centre de Médecine Moléculaire de Berlin. Chacun se débrouille comme il peut pour trouver une solution lui permettant de continuer à travailler, et éventuellement même à diriger une équipe travaillant sur ses projets.

Conclusion

La gérontophobie dans les laboratoires s’explique donc naturellement par la période de crise que nous traversons. On sait les difficultés actuelles des jeunes à obtenir un poste pérenne dans la recherche publique et la pénurie financière des laboratoires. Les jeunes savent que les « vieux » ont été recrutés à des âges très tendres, en général avant leur thèse 3. Que, maintenant retraités, ils désirent continuer leur activité professionnelle sans avoir à en subir toutes les contraintes. C’est une demande incompréhensible et même insupportable pour des jeunes obligés de travailler plus longtemps avant d’arriver à la retraite et imaginant difficilement qu’ils auront alors envie de continuer encore ! Pourtant, ceux qui ont cinquante ans en ce moment verront arriver rapidement leur retraite et peut-être réaliseront-ils à ce moment qu’ils auraient bien envie de continuer encore à travailler, terminer au moins les projets en cours, et être considérés en regard de ce qu’ils ont produit dans le passé.

Mais l’explication tient également à l’idéologie du jeunisme qui s’est développée dans la société et qui s’infiltre dans toutes les activités, y compris intellectuelles. Sois jeune ou tais-toi, pourrait être la devise de nos sociétés. Pourtant, comme le disait Jean Rostand : « on n’est pas vieux tant qu’on cherche ».

1 On utilise maintenant le mot « sénior » qui signifie, dans une entreprise, en principe « plus de 45 ans », et au mieux « préretraité ». Dans la SNCF, les cinémas, les musées, il signifie « plus de soixante ans ». Le mot « troisième âge » est un euphémisme inventé pour éviter le mot « vieux », de même que « mal-entendant » a remplacé « sourd ». Il correspond aux personnes âgées de plus de 65 ans qui ne sont pas encore entrées dans la dépendance.

2 Un argument souvent entendu est qu’ils posent un problème de sécurité, car ils ne sont pas couverts s’ils ont un accident en rendant visite à leur ancienne institution. Or, s’ils subissaient un dommage, les soins seraient pris en charge par leur régime de sécurité sociale et le cas échéant par leur couverture santé complémentaire personnelle.

3 Rappelons cependant que c’était avec un salaire ne dépassant pas la bourse de thèse actuelle.