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Sigmund Freud

Publié en ligne le 11 novembre 2014
Recension détaillée de Jacques Van Rillaer - Version abrégée dans SPS n° 312
Sigmund Freud

En son temps et dans le nôtre

Élisabeth Roudinesco

Seuil, 2014, 580 p., 25 €

Le métier de biographe est bien souvent une activité dont la paire de ciseaux et le tube de colle constituent l’indispensable outillage.

Michel Onfray 1

Celui qui devient biographe s’oblige au mensonge, aux secrets, à l’hypocrisie, à l’idéalisation et même à la dissimulation de son incompréhension, car il est impossible d’avoir la vérité biographique.

Sigmund Freud 2

Sommaire

1. Le Freud d’É. Roudinesco

2. Les références bibliographiques

3. Une vaste collection de détails et beaucoup de digressions

4. Des mensonges freudiens passés sous silence

5. « Environ 160 patients »

6. La minimisation de la faible efficacité des cures freudiennes

7. Marie Bonaparte : du charlatanisme et une grande déception

8. L’auto-analyse de Freud

9. L’ignorance du conditionnement freudien

10. Une conception très personnelle de l’« hystérie »

11. La valeur des interprétations freudiennes

12. La vie sexuelle de Freud

13. La question des classifications

14. Trois attaques à l’égard de Michel Onfray

15. Un chapitre manquant : « S. Freud dans notre temps »

16. Conclusion

1. Le Freud d’Élisabeth Roudinesco


Ce « Sigmund Freud » fait contraste avec les précédentes publications d’É. Roudinesco sur la psychanalyse. Autrefois ceux qui critiquaient Freud étaient qualifiés de refoulés, haineux, réactionnaires, « révisionnistes » 3 ou « antisémites masqués » 4. Ici, É. Roudinesco présente elle-même quelques aspects peu glorieux du père de l’analyse freudienne. Elle ne va cependant pas jusqu’à remettre sérieusement en question la probité intellectuelle du père de l’analyse freudienne et l’efficacité thérapeutique de sa méthode, ce qu’avait fait Michel Onfray dans la précédente biographie de Freud en français, une biographie de 620 pages très bien documentée.

É. Roudinesco rappelle que « chaque école psychanalytique a son Freud — freudiens, post-freudiens, kleiniens, lacaniens, culturalistes, indépendants —, et chaque pays a créé le sien » (p. 10).

En quatrième de couverture, elle précise que le sien « est d’abord un Viennois de la Belle Époque, sujet de l’empire austro-hongrois, héritier des Lumières allemandes et juives, […] transformant volontiers ses amis en ennemis ».

Freud, en effet, a souvent été hostile à l’égard d’amis et de disciples qui émettaient des doutes à l’égard de ses conceptions. Il disait de lui-même :

« Un ami intime et un ennemi haï ont toujours été pour moi des exigences requises par ma vie de sentiment ; je savais comment me les procurer toujours de nouveau l’un et l’autre, et il n’est pas rare que mon idéal d’enfance se soit réalisé au point qu’ami et ennemi aient coïncidé dans la même personne, non plus bien sûr simultanément ni dans une alternance plusieurs fois répétée, comme cela peut avoir été le cas dans les premières années d’enfance » 5.

É. Roudinesco présente un Freud dévoré d’ambition. Elle écrit :

« Il se comparait à Christophe Colomb, l’aventurier des mers, le découvreur du Nouveau Monde. Rêvant à une autre identité et toujours soucieux de surpasser son père en accédant, par la grâce de maîtres exceptionnels à une culture savante » (p. 39).

« D’emblée, Freud voulut faire un système de pensée
à part entière, susceptible d’être porté par un mouvement dont il
serait, non pas le chef, mais le maître. Aussi bien inscrivait-il son
enseignement dans l’héritage des grandes écoles philosophiques de
l’ancienne Grèce, auquel il ajoutait une certaine tradition laïcisée du messianisme judéo-chrétien. A une époque où se développaient le féminisme, le socialisme et le sionisme, Freud rêvait donc, lui aussi, de conquérir une nouvelle terre promise en devenant le Socrate des temps modernes » (p. 145).

Mme Roudinesco ne cesse, tout au long de son ouvrage, d’utiliser l’expression « Herr Professor  », comme le faisaient des disciples. En fait, Freud mettait ce titre sur son papier à lettre, mais il était seulement maître de conférences et donnait des cours auxquels on pouvait assister librement. Il l’a précisé à Pfister :

« A la vérité, je n’ai jamais été professeur de neurologie en titre, mais seulement maître de conférences, j’ai obtenu le titre
de maître de conférences extraordinaire en 1902, celui de maître de conférences titulaire en 1920 » 6.

Il faut reconnaître à Mme Roudinesco une heureuse évolution dans sa conception de la place de Freud dans l’histoire de la psychothérapie. Autrefois, elle le présentait comme l’auteur d’une « rupture épistémologique » radicale. Ainsi, pour la réédition du magistral ouvrage de Henri Ellenberger 7 sur l’histoire de la psychothérapie, elle avait mis la photo de Freud en couverture. A présent, elle adopte plusieurs thèses d’Ellenberger : Freud n’est qu’un auteur parmi d’autres du courant de l’analyse psychologique, beaucoup moins original que la grande majorité des gens le croient ; l’innovation la plus frappante du freudisme est le retour aux Écoles philosophiques de l’antiquité gréco-romaine ; le freudisme n’est pas une École scientifique comme l’est par exemple l’École de Pasteur, c’est une École qui présente une doctrine officielle, qui rend un culte fervent au fondateur et qui engendre des hérésies et des scissions.

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2. Les références bibliographiques

Les références bibliographiques de Mme Roudinesco sont abondantes. La personne de loin la plus citée est elle-même. On peut toutefois regretter que des références manquent curieusement pour des affirmations étonnantes ou présentées comme des nouveautés.

Exemple : É. Roudinesco écrit que « Freud fut accusé d’avoir assassiné en toute conscience son ami Fleischl pour éliminer un rival » (p. 56). On aimerait savoir qui a formulé une accusation aussi extravagante.

Certains lecteurs naïfs seront impressionnés par les références aux Archives Freud de Washington 8. Rien n’est plus facile que de trouver ces références. Il suffit de se rendre sur le site de la Bibliothèque du Congrès :
http://lcweb2.loc.gov/service/mss/eadxmlmss/eadpdfmss/2004/ms004017.pdf

On peut trouver fort regrettable que, pour les citations de Freud, Mme Roudinesco utilise le plus souvent les vieilles traductions, alors qu’il existe une excellente traduction des œuvres complètes aux PUF. Il est vrai que son ouvrage n’est pas une thèse universitaire, mais seulement un essai littéraire. Dans le clip vidéo pour la publicité du livre, Mme Roudinesco précise qu’elle a « raconté la vie de Freud comme un roman, à mi-chemin entre Stephan Zweig et Thomas Mann » 9.

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3. Une vaste collection de détails et beaucoup de digressions

L’originalité de l’ouvrage de Mme Roudinesco réside avant tout dans une kyrielle d’anecdotes et de détails, comme on en trouve dans les romans.

Exemples d’informations : « En 1892, Fliess épousa Ida Bondy, une patiente de Breuer, dont la sœur, Melanie, épousera quatre ans plus tard Oskar Rie, le médecin de la famille Freud et partenaire de Sigmund au jeu de tarot » (p. 75) ; le tapis d’Orient qui recouvrait le divan avait été offert par une certaine Mme Benvenisti (p. 95) ; Freud n’aimait pas la volaille et le chou-fleur, mais appréciait les artichauts (p. 130) ; les noms des 14 neveux et nièces de Freud ; le petit-fils de Freud, Lucian Freud, « a eu quatorze enfants de plusieurs femmes différentes » 10 (p. 518) ; lorsque Freud est arrivé le 5 juin à Paris, « il était entouré de Bullitt particulièrement élégant avec son feutre à bords roulés et sa pochette de dentelle, mais aussi de Marie Bonaparte portant une robe de grand couturier et une écharpe de zibeline » (p. 503).

La chroniqueuse fait beaucoup de digressions par rapport au sujet du livre. Ainsi on trouve de nombreuses pages sur la vie amoureuse des reines Élisabeth et Victoria, la paternité des œuvres de Shakespeare ou encore, dans le chapitre « Face à Hitler », en plus de nombreuses pages sur les persécutions des Juifs par les nazis, les relations de Heidegger avec les nazis, les cures de Weiss et Wortis, des anecdotes sur Napoléon et Thomas Mann, de longs résumés de publications de Freud (Malaise dans le civilisation, L’analyse finie et infinie, Constructions dans l’analyse, L’Homme Moïse), etc., etc.

On est en droit de se demander si l’abondance d’informations hors sujet ou quasi sans intérêt ne sert pas avant tout à éblouir le lecteur de façon à lui faire croire qu’ici, sur S. Freud, tout est dit. Ce n’est pas du tout le cas.

4. Des mensonges freudiens passés sous silence

É. Roudinesco reconnaît que Freud n’était pas bon thérapeute. Elle écrit :

« Piètre clinicien de la folie, mais surtout soucieux de bâtir un mouvement susceptible de servir de support à ses thèses, Herr Professor se devait d’apporter la preuve devant l’opinion publique que les soldats de son armée étaient d’honorables thérapeutes » (p. 174).

Elle n’évoque nullement l’invention de guérisons, un fait largement évoqué dans des ouvrages qu’elle cite par ailleurs : Mensonges freudiens de J. Bénesteau (2002), Le Livre noir de la psychanalyse (2005), Le Crépuscule d’une idole de M. Onfray (2010). Il est indispensable de rappeler ces faits pour juger de la valeur des publications de Freud sur sa thérapie.

1. La cocaïnothérapie

Freud a publié en 1884 un article où il soutenait que la dépendance à la morphine peut être guérie en une dizaine de jours grâce à la prise de cocaïne. Il prétendait avoir traité avec succès un morphinomane. En fait, il se basait sur l’observation d’un seul cas, le traitement qu’il avait prescrit à son ami Ernst von Fleischl, lequel, suite à cette procédure, était très vite devenu totalement dépendant de la cocaïne et de la morphine, et avait développé des hallucinations typiques de la cocaïnomanie. Deux ans après ce triste événement, Freud affirmait encore publiquement qu’il était le premier à avoir trouvé un moyen de combattre efficacement la morphinomanie 11.

Peter Swales et Han Israëls, deux historiens du freudisme qui admiraient Freud au départ de leurs recherches, ont été fort ébranlés par ce mensonge que l’on découvre en lisant les lettres de Freud à sa fiancée. Swales s’est alors mis à « chercher l’homme derrière le masque » 12. Israëls, après d’autres découvertes du même genre, écrira un livre intitulé « Le charlatan de Vienne » 13.

Signalons en passant que quasi tous les auteurs qui ont sévèrement critiqué Freud se sont d’abord intéressés à la psychanalyse avec bienveillance ou avec passion. Entre autres : Popper, Piaget (analysé par Sabina Spielrein), Ellenberger (analysé par Oskar Pfister), Politzer, Crews, Ellis, Borch-Jacobsen, Sulloway, Schneiderman 14, Onfray 15.

2. Les « 18 hystériques guéris »

En 1896, dans une conférence à la Société de psychiatrie et de neurologie de Vienne, publiée le mois suivant, Freud déclare avoir « guéri » 18 hystériques grâce à la mise au jour d’expériences sexuelles « subies au temps de la première enfance », toutes refoulées. Ces guérisons sont pour lui la preuve que l’étiologie sexuelle se vérifie dans tous les cas (in allen Fällen). Il ajoute, triomphant, « je tiens cela pour un dévoilement important, pour la découverte d’un caput Nili [source du Nil] de la neuropathologie » 16.

Freud n’avait pas détaillé l’histoire de l’un ou l’autre des 18 cas, et pour cause. À la lecture des lettres à Fliess, nous découvrons que cette histoire est un « conte », pour reprendre l’expression de von Krafft-Ebing, qui avait assisté à la conférence. Dans la lettre (4 mai 1896) qui suit celle où Freud a raconté à Fliess l’accueil de sa conférence, il écrit : « Mon cabinet est vide, je n’ai pas vu de nouveau visage depuis des semaines, n’ai pu commencer aucune cure nouvelle, et aucune des anciennes n’est encore terminée  ».

Dans sa célèbre lettre du 21 septembre (1897), Freud écrit qu’il abandonne sa théorie de la séduction pour plusieurs raisons, dont celles-ci : « Les déceptions continuelles dans les tentatives pour mener une analyse 17 à son véritable terme, la fuite des personnes qui pendant un certain temps avaient été les mieux accrochées, l’absence des succès complets sur lesquels j’avais compté, la possibilité de m’expliquer autrement, de la manière habituelle, les succès partiels ». Lisons bien : « mener une analyse à son terme » ; « des succès partiels  » 18

3. Le traitement de « plus de 200 neurasthéniques »

En 1898 Freud publie un article dans la Wiener klinische Rundschau, où il écrit que la cause de la neurasthénie (on dirait aujourd’hui « dépression » ou « syndrome de fatigue chronique ») est toujours « la masturbation excessive ou des pollutions accumulées ». Il affirme avoir constaté ce fait dans « plus de 200 cas » 19.

Au sujet de cet article, il écrit à Fliess : « Il est passablement impertinent et essentiellement destiné à faire esclandre, ce à quoi il parviendra d’ailleurs » et dans la même lettre il se plaint, une fois de plus, du fait que « les cas avancent mal  », ajoutant : « Je n’en terminerai d’ailleurs aucun cette année ; pour l’année prochaine je n’aurai plus le moindre matériel de patients » 20. Dans les 287 lettres à Fliess, couvrant 17 années de pratique, on cherche en vain un exemple de neurasthénique guéri. Le nombre « 200 » apparaît tout aussi inventé par Freud que les 18 hystériques « guéris ». Freud est un conteur sans scrupules.

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5. « Environ 160 patients »

Dans une vidéo publicitaire du livre, Mme Roudinesco déclare : « Je parle pour la première fois de patients dont personne n’a parlé. Il y en a 170 en tout ou plus peut-être » 21. Du bluff ?

Dans son livre elle écrit qu’il y a « environ cent soixante patients désormais identifiés mais pour la plupart peu connus » (p. 10). Aux pages 551 à 554, elle donne une liste de ces « patients ». En fait il s’agit pour une large part de personnes venues chez Freud pour une analyse didactique. Blanton, Eitingon, Ferenczi et beaucoup d’autres cités sont des « clients » qui ont simplement fait une analyse en vue de devenir analyste reconnu par Freud. Rappelons qu’à partir des années 1920 Freud ne fait pratiquement plus que ce type d’analyse. Quand un disciple veut lui envoyer un véritable « patient », il répond par exemple : « Tout mon temps est accaparé par des médecins anglais et américains. En sorte que je travaille maintenant pour le dollar et n’arrive à rien faire d’autre » 22.

Borch-Jacobson a publié en 2011 Les patients de Freud, où il présente 31 patients dont on connaît bien à présent l’évolution 23. Il a constaté que 3 seulement ont été mieux ou ont été guéris. L’état des autres n’a guère changé ou s’est détérioré. Certains patients ont fini à l’asile, d’autres se sont suicidés (3 suicides, plus 4 tentatives).

Quand on a lu cet ouvrage, on ne trouve pas un seul patient dont É. Roudinesco aurait été la première à parler. Ses informations semblent empruntées pour une bonne part à cet ouvrage. Illustration par le cas peu connu d’un psychotique que Freud a vainement tenté de soigner. Borch-Jacobsen, qui a été le premier à révéler son nom, écrit :

« Carl Liebman subit au fil des ans tous les traitements en vogue en psychiatrie à l’époque : lobotomie, topectomie, convulsivothérapie, électrochocs. Il survécut vaillamment et dans les années cinquante, lorsque la psychiatrie américaine devint 100 % freudienne, Carl Liebman eut son heure de revanche. Tout le monde dans le milieu savait qu’il avait été en analyse avec Freud et les internes en psychiatrie de Boston se bousculaient pour rencontrer l’“Homme qui a connu Freud”, ainsi qu’on l’appelait. Lorsqu’il n’était pas mutique, Liebman racontait intarissablement ses séances avec le maître de Vienne, comment il discutait philosophie avec Freud, comment celui-ci marchait en long et en large devant le divan pendant que ses chows observaient, comment il ponctuait ses interprétations avec son cigare tout en interdisant au patient de fumer (ce qui vexait Liebman, qui y voyait un refus de sa masculinité). Longtemps, Carl Liebman salua les médecins qu’il croisait dans les couloirs d’un retentissant : “Je suis le pénis de mon père.” Il continuait par ailleurs à s’analyser par écrit pour retrouver le souvenir du jour où il avait vu sa mère nue, comme l’avait dit Freud. Il mourut en 1969, sans y être parvenu » (p. 220).

Cela devient chez Mme Roudinesco :

« J’ai reconstitué l’histoire de Carl Liebman à partir des récits qu’il a lui-même confiés à ses psychiatres. […] Au fil des années, il devint un cas célèbre, subissant tous les traitements possibles liés aux “progrès” de la psychiatrie asilaire : électrochocs, convulsiothérapie, topectomie. Par la suite, il n’oublierait jamais son fétiche adoré, et quand on lui rendait visite pour entendre l’histoire légendaire de sa cure avec Herr Professor, au milieu des chows-chows et des cigares, il répétait ce qu’il disait chaque jour à ses médecins et à ses infirmiers : “Je suis le pénis de mon père” » (p. 409 ; 417).

Chacun pourra juger du degré d’emprunt, d’autant plus que — dans un étonnant moment de sincérité — elle avoue : « je ne lis pas bien l’anglais et je me débrouille en allemand. […] Je me suis toujours fait aider » 24.

Chacun pourra comparer sur le site lesinrocks 25,

 d’une part, la réponse de Mme Roudinesco à la question « qu’avez-vous découvert d’inédit sur l’existence de Freud au fil de votre enquête ? » : « Beaucoup de choses : les patients d’abord, comme le fétichiste Carl Liebman. J’introduis dans le récit l’histoire des patients » et

 d’autre part, la note 2 de sa page 409 : « J’ai reconstitué l’histoire de Carl Liebman à partir des récits qu’il a lui-même confiés à ses psychiatres. […] Borch-Jacobsen donne une version qui minimise trop la lucidité de Freud sur le tragique de cette cure. Cf. Les patients de Freud, op. cit. ». L’ouvrage de Borch-Jacobsen précède de 3 ans celui dans lequel Mme Roudinesco prétend avoir révélé son existence ! Les « découvertes » d’É. Roudinesco c’est du bluff.

Silberstein, Dirsztay, Veneziani, Hönig, Mayreder étaient quasi inconnus des spécialistes avant le travail de Borch-Jacobsen. C’est ce chercheur qui a reconstitué leur biographie. Le cas Csonka était connu seulement sous un pseudonyme avant les recherches de Borch-jacobsen 26.

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6. La minimisation de la faible efficacité de la cure freudienne

Mme Roudinesco écrit, avec raison, qu’il est essentiel de voir de près tous les patients de Freud pour faire un bilan de sa pratique :

« C’est bien parce que les psychanalystes n’ont pas voulu se confronter à ces cures non racontées par Freud qu’ils n’ont jamais pu produire de véritable évaluation de sa pratique. Toutes tendances confondues — kleiniens, lacaniens,
post-lacaniens, ferencziens, etc. —, ils se sont contentés de commenter, tel un corpus canonisé, l’histoire d’Anna O. et les “cas” relatés dans les Études sur l’hystérie, ainsi que les fameuses Cinq psychanalyses dont trois seulement peuvent être qualifiées de cures. Aussi ont-ils laissé le champ libre aux anti-freudiens » (p. 325).

Toutefois, elle minimise manifestement les échecs de Freud ainsi que les désillusions de Freud lui-même sur l’efficacité de sa pratique. Certes elle donne cet exemple :

« En avril 1922, quand Kardiner affirma devant lui que la psychanalyse ne pouvait nuire à personne, Freud lui montra deux photographies de Frink, l’une prise avant son analyse (octobre 1920) et l’autre un an après. Sur la première, Frink ressemblait à l’homme que Kardiner avait connu, et sur l’autre il avait l’air hagard et décharné » (p. 341).

Mais, pour bien d’autres cas, elle minimise. Exemples :

Anna O. (Bertha Pappenheim) :

« À plusieurs reprises, elle manifesta une grande hostilité à l’égard de la psychanalyse, refusant d’apporter quelque commentaire que ce soit sur le destin légendaire d’Anna O., notamment après la publication des Études sur l’hystérie. Fut-elle guérie de quelque chose ? Oui sans aucun doute. Sa vie eût-elle été la même si elle n’avait jamais croisé Breuer ? Nul ne le sait » (p. 92s).

La version est un peu moins positive que dans son best-seller de 1999 où elle écrivait : « En consultant les archives, les historiens modernes ont démontré que le fameux cas Anna O., présenté par Freud et Breuer comme le prototype de la guérison cathartique, n’aboutit pas en réalité à la guérison de la patiente. […] Si elle ne fut pas guérie de ses symptômes, elle devint bel et bien une autre femme  » 27.

Les faits : Ellenberger a découvert son dossier médical dans la clinique suisse où elle avait été placée, faute d’être aidée par la psychanalyse. On y lisait que la patiente — dont Freud a écrit à plusieurs reprises qu’elle avait été guérie de tous ses symptômes 28 — présentait nettement plus de troubles après le traitement qu’avant et qu’elle était même devenue morphinomane durant la cure. Ellenberger a publié ces faits en 1972 29. Précisons que Mme Roudinesco écrit p. 61 que « Henri Ellenberger reste le meilleur historien de la psychiatrie dynamique ».

A propos des patientes des Études sur l’hystérie  :

« Aucune d’elles ne fut “guérie”, mais rien ne permet de dire que leur existence ne fut pas transformée par l’expérience de la cure » (p. 91)

Il suffit de lire Freud lui-même pour constater que la « transformation » n’a rien eu de glorieux. Il écrira en 1913 que ses premiers patients ne guérissaient pas (mais qu’il allait désormais faire autrement : vaincre les « résistances » plutôt qu’informer) : « Ce fut une grave déception de voir le résultat escompté faire défaut. Comment pouvait-il donc se faire que le malade, qui savait maintenant ce qu’il en était de son expérience vécue traumatique, se soit pourtant conduit comme s’il n’en savait pas plus qu’autrefois ? À la suite de la communication et de la description du trauma refoulé, pas même le souvenir de celui-ci ne voulait émerger » 30.

Freud illustrera le caractère éphémère des cas traités dans les Études sur l’hystérie par celui d’Emmy von N., traitée en 1889-1890. Dans une note ajoutée en 1924, il écrira qu’elle s’était faite traiter par d’autres médecins et que l’un d’eux (Auguste Forel) lui avait confié : « Elle était venue dans un état misérable, avait récompensé le traitement hypnotique par un succès extraordinaire pour, ensuite, devenir subitement hostile au médecin, le quitter et réactiver toute l’ampleur de son état de maladie » 31.

Reconnaissons à É. Roudinesco le mérite d’écrire que Freud lui-même a échoué à se libérer de sa tabacomanie :

« En 1917, âgé de soixante et un ans, Freud essaya une nouvelle fois de cesser de fumer. Mais, contre toute logique rationnelle, il réussit à se convaincre que l’œdème douloureux qu’il ressentait au palais était
consécutif au sevrage et il recommença de plus belle à allumer des cigares pour aiguiser ses facultés intellectuelles. [...] Seul l’homme qui souffre peut accomplir quelque chose, pensait-il, tout en affirmant sans cesse que la passion du cigare n’était
pas du ressort de la psychanalyse. Malgré des années de travail sur lui-même, Freud était toujours aussi névrosé. » (p. 224s) 32.

Elle montre aussi que l’éducation freudienne n’a pas été optimale : son fils Martin « n’avait pas de surmoi » (p. 302), Olivier était « névrosé, fragile et bizarre » (p. 303), quant à Anna, Freud avoua qu’il ne parvenait ni à la libérer de lui, ni à se séparer d’elle » (p. 313). Des années d’analyse « incestueuse » n’en avait pas fait une femme autonome 33.

Mme Roudinesco ne dit quasi rien au sujet du pessimisme de Freud quant à l’efficacité de sa thérapie. Elle se contente de cette petite phrase, écrite au sujet des conflits Freud-Ferenczi : « Ferenczi reprochait à Freud son désintérêt progressif pour l’aspect thérapeutique de la psychanalyse, son hostilité envers les patients psychotiques, son manque d’empathie dans la cure » (p. 451). Elle qui déclare avoir lu toutes les correspondances de Freud déjà publiées, elle aurait pu donner quelques citations pour illustrer son propos. Exemples :

Le 17-1-1930 Ferenczi écrit à Freud : « Je ne partage pas votre point de vue selon lequel la démarche thérapeutique serait un processus négligeable ou sans importance, dont il ne faudrait pas s’occuper, pour la seule raison qu’il ne nous semble pas tellement intéressant. Moi aussi, je me suis souvent senti “fed up” à cet égard, mais j’ai surmonté cette tendance, et je suis heureux de pouvoir vous dire que c’est précisément là que toute une série de questions se sont replacées sous un autre éclairage, plus vif, peut-être même que le problème du refoulement ! » 34.

Réponse de Freud : « Je vous accorderais volontiers que ma patience avec les névrosés s’épuise dans l’analyse et que, dans la vie, j’ai une tendance à l’intolérance vis-à-vis d’eux » 35. (Notons que Mme Roudinesco parle de « psychotiques » là où Freud parle de « névrosés », c’est-à-dire les seuls patients qu’il disait du ressort de sa méthode)

Dans son journal, Ferenczi notera deux ans plus tard : « Le point de vue pessimiste [de Freud] communiqué aux quelques intimes : les névrosés sont de
la racaille, juste bons à nous entretenir financièrement et à nous
permettre de nous instruire à partir de leur cas : la psychanalyse
comme thérapie serait sans valeur. Ce fut le point où je refusai de le suivre. […] Je refusais d’abuser ainsi de la confiance des patients » 36.

Si j’ai bien lu, Mme Roudinesco ne cite aucune des nombreuses lettres de Freud qui montrent clairement qu’il avait fini par perdre ses illusions sur l’efficacité de sa méthode. Par exemple :

A Oskar Pfister en 1909 : « Un peu par plaisanterie, mais aussi à vrai dire sérieusement, nous avons coutume de
reprocher à notre psychanalyse d’exiger, pour être appliquée, un état normal et de se heurter à une barrière dans les anomalies
établies dans le psychisme, ce qui revient à dire que la psychanalyse trouve ses meilleures conditions d’application là où on
n’en a pas besoin, chez les gens normaux » 37.

A Binswanger le 8 mai 1911 : « Récemment, j’ai envoyé plusieurs nègres (devinez pourquoi on les appelle ainsi dans le jargon analytique) à Maeder [un collègue de Binswanger] ». Binswanger ignorant la réponse, Freud lui explique le 28 mai : « Les nègres proviennent d’une vieille blague courante chez nous ; on appelle la cure psychanalytique “un blanchiment de nègre”. Je me console souvent en me disant que si nous sommes si peu performants au niveau thérapeutique, nous apprenons au moins pourquoi on ne peut l’être davantage » 38. L’éditeur de la correspondance de Freud et Binswanger précise, en note, que cette comparaison signifie « l’inutilité patente de la psychanalyse, le “travail des Danaïdes” psychothérapeutique ».

Mme Roudinesco ignore les notions élémentaires de la pratique psychologique. En témoigne par exemple cette déclaration :

« Les patients qui venaient de leur plein gré à la Berggasse se sentaient en général satisfaits. D’où ce paradoxe : les cures furent d’autant plus “réussies” qu’elles résultaient d’un choix librement consenti de la part du sujet » (p. 325).

Il n’y a là aucun paradoxe  ! Tout psychothérapeute sait que la motivation à se faire traiter est capitale pour la bonne évolution d’un traitement.

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7. Marie Bonaparte : du charlatanisme et une grande déception

La princesse Marie Bonaparte (1882-1962) est un personnage central de la psychanalyse française : analysée par Freud (de 1925 à 1929) et devenue une amie privilégiée (elle a reçu de lui l’anneau réservé aux membres du comité secret veillant à l’orthodoxie de sa doctrine), elle était sa représentante légitime en France. Son statut dans le gotha et sa fortune lui ont permis de jouer un rôle de premier plan dans la diffusion de la psychanalyse en France.

1) É. Roudinesco écrit à son sujet :

« Sous le pseudonyme d’A.E. Narjani, elle venait de publier en Belgique un article dans lequel elle vantait les mérites d’une intervention chirurgicale, en vogue à l’époque, qui consistait à rapprocher le clitoris du vagin afin de transférer l’orgasme clitoridien vers le vagin. Elle croyait ainsi remédier à la frigidité féminine et expérimenta l’opération sur elle-même, à Vienne, sans jamais obtenir le moindre résultat »
(p. 388).

É. Roudinesco ne donne aucune référence, et pour cause. Dans sa thèse de doctorat consacrée à M. Bonaparte, Rémy Amouroux rapporte que Bonaparte avait été convaincue par Gustave Le Bon que les femmes dont le clitoris est éloigné du vagin sont condamnées à la frigidité. Amouroux ajoute : « Là où Le Bon ne propose aucune solution, Narjani fait intervenir la chirurgie » 39. Il est faux de dire qu’il s’agit d’« une intervention chirurgicale, en vogue à l’époque ».

En 1924, alors qu’elle n’avait même pas passé le baccalauréat, Bonaparte réussit à publier, sous le pseudonyme de Narjani, un article dans la revue de la Faculté de médecine de l’université de Bruxelles, où elle soutient qu’il y a deux frigidités : la psychique (qui relève de la psychanalyse) et l’organique, due à une trop grande distance entre le clitoris et le méat urinaire. Elle écrit : « Sur 200 sujets pris au hasard dans la population parisienne, 61 % ont présenté un diamètre méato-clitoridien avoisinant 2 centimètres (de 1 ¾ centimètre inclus à 2 ¼ centimètres inclus), 8 % ont un diamètre raccourci, etc. » et elle conclut que la solution consiste en une opération permettant de réduire cette distance, une opération qu’elle se fera faire en 1927, 1930 et 1931 par un gynécologue viennois.

Commentaire d’Amouroux sur ces « observations » : « On ne peut manquer d’être étonné par ces chiffres. Où a-t-elle pu effectuer 200 observations ? On ne dispose d’aucune précision à ce sujet ». J’ajoute que ce nombre rappelle curieusement celui des neurasthéniques que Freud prétendait avoir traité en 1898 (voir §4). Bonaparte elle-même, 33 ans plus tard, qualifiera cet article de : « para-analytique et erroné » 40 !

2) É. Roudinesco écrit :

« Freud mena avec elle, de 1925 à 1928, et par tranches successives, l’une des cures les plus réussies de toute l’histoire de sa pratique : il lui évita le suicide et de multiples transgressions destructrices » (p. 389).

Elle, qui a eu accès aux archives de Bonaparte, devrait savoir ce qui suit. La princesse a écrit qu’elle était venue chercher chez Freud « le pénis et la normalité orgastique ». Avec le temps, elle est devenue de plus en plus critique à l’égard de la psychanalyse. Amère, à la fin de sa vie, elle écrira :

« Je me suis trompée avec l’aveuglement de l’instinct, j’ai pris le désir pour l’amour. En moi en d’autres. Alors l’assouvissement de l’instinct passé, je me suis retrouvée pauvre et nue. J’ai cherché moi-même à me guérir et, plus grosse erreur, c’est Freud qui s’est trompé. Il a surestimé sa puissance, la puissance de sa thérapie » (cité par Amouroux, p. 54).

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8. L’auto-analyse de Freud

É. Roudinesco écrit :

« En août 1897, Freud prétendit qu’il était en train de faire une “auto-analyse”. Manière de remettre en cause, sans le dire, tout le système de pensée qu’il avait élaboré jusque-là. Mais cette affaire se solda elle aussi par un fiasco. […] Croyant pendant un moment que l’“auto-analyse” avait vraiment démarré, il finit par admettre qu’elle était impossible :
“Mon auto-analyse reste interrompue. J’ai compris pourquoi. Je ne peux m’analyser moi-même qu’avec des connaissances objectivement acquises (comme un étranger). L’auto-analyse proprement dite est impossible, sinon il n’y aurait pas de maladie. Comme j’ai encore affaire à quelques énigmes dans mes cas, cela doit forcément m’arrêter dans mon auto-analyse aussi.” Inventé pour tenter de sortir d’une impasse, le concept introuvable
d’auto-analyse fit fortune dans la communauté freudienne, laquelle reçut l’idée que seul Freud, en tant que “père fondateur” de la discipline, avait réellement pratiqué une investigation de soi qui pourrait servir de modèle initiatique à toute une généalogie des filiations à venir » (p. 83).

Mme Roudinesco reprend à son compte la longue étude que Borch-Jacobsen et Sonu Shamdasani ont consacré à l’histoire de l’« auto-analyse » de Freud et au concept d’analyse didactique 41. Elle cite l’ouvrage ailleurs, mais pas pour la question de l’auto-analyse de Freud.

Notons d’abord qu’il suffit de lire les lettres à Fliess pour constater que ce qui a motivé Freud à mieux se comprendre ne visait pas à remettre en cause son système de pensée, mais simplement à aller moins mal :

« Le principal patient qui m’occupe, c’est moi-même. Ma petite hystérie, fortement accentuée par le travail, a un peu avancé dans sa solution. D’autres choses restent encore cachées. C’est d’elles que dépend en premier lieu mon humeur.
Cette analyse est plus difficile que n’importe quelle autre. C’est elle aussi qui paralyse la force psychique dont j’ai besoin pour présenter et communiquer ce qui a été acquis jusqu’ici. Je crois pourtant que cela doit être fait et que c’est une pièce intermédiaire nécessaire dans mes travaux » 42.

En fait le conte de l’auto-analyse de Freud a pris corps après que Jung a proposé en 1912 que les psychanalystes s’analysent mutuellement dans l’espoir de dépasser les conflits d’interprétations qui minaient l’unité de la jeune association psychanalytique. Freud a été d’emblée conquis par l’idée, non pour lui-même mais pour les autres. Il a alors déclaré qu’il avait déjà réalisé son analyse par lui-même. Il a ajouté que c’est cette auto-analyse qui lui avait permis ses principales découvertes, passant sous silence ses très nombreuses lectures.

Il est vrai que Freud en est venu à la théorie du complexe d’Œdipe à l’occasion de l’analyse de rêves datant de cette époque. Signalons au passage que l’historiographe donne une version inexacte d’un événement capital de l’élaboration de cette théorie :

« Attaché à sa jeune mère séduisante et qui l’aimait de façon égoïste, Freud la regardait dans son enfance comme une femme à la fois virile et sexuellement désirable. Lors d’un voyage en train, entre Freiberg et Leipzig, il fut ébloui par sa nudité » (p. 25).

Notons qu’elle avait écrit 2010 : « Freud souffrait d’une phobie des déplacements depuis le jour où, enfant, il avait eu l’occasion de passer une nuit dans un train avec sa jeune mère, et sans doute deviné sa nudité » 43. Alors : « ébloui par la vue » ou « a sans doute deviné » ?

En fait, voici ce qu’écrit Freud à Fliess le 3 octobre 1897 : « Ma libido s’est éveillée envers matrem, et cela à l’occasion d’un voyage fait avec elle de Leipzig à Vienne, au cours duquel nous avons dû passer une nuit ensemble et où il m’a certainement été donné de la voir nudam ».

Il est vrai que Freud est pour le moins ambigu : « nous avons dû » … « certainement ». Quoi qu’il en soit, il n’a pas dit qu’il avait été « ébloui ». On peut toutefois admettre que ce souvenir ou faux souvenir a marqué Freud. Comme on peut le lire plus haut (§ 5), il avait convaincu son patient Carl Liebman qu’il devait retrouver le souvenir du jour où il avait vu sa mère nue…

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9. L’ignorance du conditionnement freudien

En 1896, Freud publie sa théorie de la séduction : les troubles hystériques et obsessionnels sont causés par des expériences sexuelles dans la prime enfance et leur refoulement ; la condition nécessaire et suffisante pour guérir est de retrouver le souvenir de ces expériences.

Il précise que la mise en évidence de ces scènes fut très difficile, car leur souvenir n’était jamais conscient. Il écrit qu’il lui a fallu « dans la plupart des cas au moins cent heures de travail d’analyse » 44. La même année, il écrit dans la Revue Neurologique  :

« Les malades ne racontent jamais ces histoires spontanément, ni ne vont jamais dans le cours d’un traitement offrir au médecin tout d’un coup le souvenir complet d’une telle scène. On ne réussit à réveiller la trace psychique de l’événement sexuel précoce que sous la pression la plus énergique du procédé analyseur et contre une résistance énorme, aussi faut-il leur arracher le souvenir morceau par morceau » 45.

Quelques années plus tard, les souvenirs arrachés morceau par morceau deviendront des souvenirs spontanément racontés par les femmes « hystériques ». Freud racontera alors qu’il a été victime de leurs fantasmes 46.

Il a fallu attendre 1974 pour qu’un lecteur de Freud, l’épistémologue Frank Cioffi (Université de Kent), publie un article sur cette contradiction et pose la question : « Freud était-il un menteur ? » 47. Aujourd’hui la majorité des historiens du freudisme ont compris que Freud a manifestement conditionné ses patientes à raconter ces histoires de séduction.

Pour Mme Roudinesco ce n’est pas encore évident. Elle se contente de noter brièvement, en reconnaissant implicitement la validité des analyses des historiens qu’elle qualifie par ailleurs de « révisionnistes » et d’« anti-freudiens radicaux » :

« On peut se demander qui inventait les prétendus abus et autres agissements pervers que l’on disait dissimulés au sein d’honorables familles. Freud lui-même ou les patientes qui lui faisaient croire en l’existence d’une entreprise de séduction systématique des adultes envers les enfants ? » (p. 80)

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10. Une conception très personnelle de l’« hystérie »

É. Roudinesco écrit qu’à la fin du XIXe siècle

« l’hystérie était devenue dans toute l’Europe l’expression d’une révolte impuissante des femmes contre un pouvoir patriarcal hanté par le spectre d’une possible féminisation du corps social » (p. 63)

Elle ne met pas en question le concept d’« hystérie », très courant au XIXe siècle, qui finira par être éliminé du DSM en 1994 à cause de la grande diversité de ses significations. Freud précisait « les symptômes les plus fréquents » comme ceci (en 1926) : « une paralysie, contracture ou action involontaire ou décharge motrices, une douleur, une hallucination » 48. Comme nous l’avons vu plus haut, il a expliqué l’hystérie d’abord par des séductions réelles dans l’enfance, dont le souvenir a été « refoulé ». Ensuite il a évoqué le refoulement de fantasmes de séduction (principalement des fantasmes œdipiens). Dans ses dernières formulations sur l’hystérie, il a répété que l’explication réside dans le refoulement d’expériences vécues pathogènes 49.

Constatons que Mme Roudinesco donne une explication sociologique (le pouvoir patriarcal redoutant la féminisation) qui n’a rien à voir avec la conception freudienne du refoulement.

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11. La valeur des interprétations freudiennes

É. Roudinesco se contredit sur la valeur des interprétations freudiennes. Tantôt elle écrit que Freud était « un virtuose de l’interprétation foudroyante » (p. 312) et elle présente sans recul critique des interprétations typiquement freudiennes comme celle-ci :

« Freud écrivait que le premier homme qui avait renoncé au plaisir d’uriner sur une flamme était le héros d’une grande conquête de la civilisation — la maîtrise du feu — puisqu’il donnait ainsi à la femme (son indispensable alter ego) les moyens d’entretenir un foyer » (p. 431).

Tantôt elle critique des interprétations, notamment celles de faits cliniques. Par exemple, elle écrit au sujet du (trop) célèbre cas de l’Homme aux loups :

« Freud se livra, pour écrire l’histoire de Pankejeff, à un véritable travail de reconstruction biographique, au point d’“inventer”, à coups d’interprétation, des événements qui n’avaient sans doute jamais eu lieu, tout le récit étant centré sur l’enfance du patient et sur sa sexualité » (p. 249).

Elle critique également le pansexualisme des interprétations freudiennes, qu’elle explique par son absence de relations sexuelles :

« La vie charnelle du plus grand théoricien moderne de la sexualité aura duré neuf ans. Cependant, jusqu’à l’âge de soixante ans, et alors même qu’il ne profitait pas de la liberté sexuelle qu’il préconisait dans sa doctrine, Freud fit de nombreux rêves érotiques : il prenait un plaisir particulier à les analyser et ne cessait par ailleurs de chercher des causes “sexuelles” à tous les comportements humains » (p. 68).

Elle rappelle toutefois que ce pansexualisme a cessé en 1920, avec la théorie des pulsions de mort :

« Et dès lors, la causalité strictement sexuelle qu’il avait invoquée jusqu’alors contre Jung et contre tous les dissidents ne suffisait plus à expliquer les pathologies et autres névroses, qu’elles fussent ou non traumatiques » (p. 271).

É. Roudinesco reprend aussi à son compte la classique critique des interprétations défensives de Freud :

« Freud se livrait à des interprétations systématiques à propos de conflits politiques ou doctrinaux en maniant à tort et à travers le sacro-saint complexe d’Œdipe, transformé progressivement par ses imitateurs en une psychologie familialiste. Ainsi appliquait-il ses concepts, non seulement aux textes littéraires, mais à des situations conflictuelles d’une grande banalité. Et il refusait de voir que cette évolution menaçait de faire de la psychanalyse une nouvelle théologie qui permettrait de neutraliser toute forme de contradiction ou d’engagement » (p. 180).

Réjouissons-nous de cette heureuse évolution. En 1999, dans son best-seller, elle affirmait une conception rigoureusement familialiste :

« La famille est — nous le savons grâce à la psychanalyse — à l’origine de toutes les formes de pathologies psychiques : psychoses, perversions, névroses, etc. » 50.

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12. La vie sexuelle de Freud

1. La passion œdipienne.

Dès que Freud a parlé de l’universalité du complexe d’Œdipe, il a rencontré des critiques. Les divergences de vue avec Jung ont commencé par là, en mai 1912.

A ma connaissance, nul n’a mieux que Michel Onfray rassemblé un ensemble d’indices qui montrent que Freud a éprouvé véritablement un désir sexuel pour sa mère et un désir de mort pour son père. L’erreur de Freud est d’avoir supposé chez tout être humain la même configuration psychique. Onfray suppose que cette universalisation est une défense : « sa névrose [à Freud] ne lui paraît plus insupportable une fois étendue à chacun » 51.

Mme Roudinesco s’accorde à dire que l’Œdipe était avant tout un problème de Freud. Elle fournit même une information que j’ignorais : enfant, Freud aurait désiré sexuellement la mère d’une fillette de son âge. Elle croit même pouvoir généraliser : « Le jeune Freud, saisi par un désir charnel, préférait voir en chaque fille l’ombre portée de sa mère au point d’en tomber amoureux. » (p. 35). Elle ajoute que l’Œdipe de Sophocle n’a « rien à voir avec l’Œdipe réinventé par Freud, coupable d’un double désir : tuer le père et posséder sexuellement le corps de la mère. » (p. 105). C’est ce qu’avait déjà montré très clairement en 1967 le grand helléniste J.-P. Vernant, qu’elle ne cite malheureusement pas 52.

2. L’abstinence

É. Roudinesco écrit : « Dès 1893, voyant que Martha était épuisée par ses grossesses successives, Freud avait décidé de recourir une fois de plus à l’abstinence. […] Âgé d’à peine quarante ans, et souffrant parfois d’impuissance, il libéra Martha de la crainte permanente de la maternité en renonçant à toute relation charnelle. Elle se sentit moins angoissée et lui plus curieux de se livrer à une telle
expérience qui excitait son imagination : il considérait en effet que la sublimation des pulsions sexuelles était l’art de vivre réservé à une élite, seule capable d’accéder à un haut degré de civilisation. La vie charnelle du plus grand théoricien moderne de la sexualité aura donc duré neuf ans. » (p. 68)

En fait, on trouve dans quelques lettres à Fliess des indications sur son abstinence. La première le 20-8-1893 : « nous vivons à présent dans l’abstinence ». La dernière le 11-3-1900 : « Tu sais combien mes jouissances sont limitées ; je n’ai pas
le droit de fumer quoi que ce soit de bon, l’alcool ne m’apporte absolument rien, j’ai fini de procréer ». A Jung, la dernière allusion, le 2-14-1910 : « Le regain d’érotisme qui nous a occupé pendant le voyage a lamentablement fondu aux peines du temps de travail ». Notons que Freud est alors âgé de 56 ans.

En fait, rien ne prouve que Freud n’ait plus eu par la suite des activités sexuelles avec sa femme ... ou sa belle-sœur. D’autre part, Mme Roudinesco ne donne aucune citation pour fonder l’affirmation que Freud voulait faire « l’expérience » de l’abstinence et que cela « excitait » son imagination. Faute de preuves, il s’agit simplement d’une hypothèse (que l’on pourrait baser sur le fait que Freud, voyant du sexe partout, était un homme frustré). Affirmée comme un fait, il faut l’ajouter aux nombreuses légendes déjà crées par Mme Roudinesco 53.

3. Les relations avec Minna

Jones a fait état de ce qu’il qualifiait de « légende médisante » : Freud aurait eu des relations intimes avec Minna, sa belle-sœur, qui cohabitait dans son appartement. Plusieurs historiens ont accumulé des documents qui semblent montrer que ce n’était pas une légende. Boch-Jacobsen a fait le point sur la question, sur la base de divers témoignages récemment consultables et de la découverte d’un registre d’hôtel où Freud et Minna avaient partagé le même lit. Mme Roudinesco s’acharne à nier la réalité de cette relation. Dans le petit opuscule où elle a tenté de critiquer le livre d’Onfray, près d’un tiers de ses pages est consacré à « l’affaire Minna » 54 ! Elle répète ici : « cette “liaison” n’a sans doute jamais existé » (p. 297) 55

Pourquoi cet acharnement à affirmer l’intégrité morale de Freud ? Borch-Jacobsen explique :

« Dans aucune autre discipline, la question de l’intégrité du fondateur ne se pose avec une telle acuité. Que Marx ou Einstein, par exemple, aient trompé leur femme n’affecte en rien la validité ou non de leurs théories respectives. S’il en va différemment en psychanalyse, c’est parce que la psychanalyse est une “science testimoniale”, comme le dit le philosophe Frank Cioffi, basée sur les données recueillies par Freud dans le secret de son cabinet et l’intimité de son auto-analyse. Personne d’autre n’étant en mesure de vérifier l’exactitude de ses “observations”, ni de les répliquer de façon indépendante, il est crucial pour la théorie qu’il ait été un témoin d’une probité et d’une impartialité absolues » 56.

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13. La question des classifications


É. Roudinesco écrit :
« Ni psychiatre ni sexologue, Freud rejetait toutes les formes de nomenclatures. Et, du coup, il ne pensait pas sérieusement que l’on
pût analyser les fous puisque chez eux l’inconscient était à nu. C’est
ainsi que, quand il avait affaire à la folie individuelle, il tentait toujours de la “névrotiser” » (p. 168).

Freud tentait-il de « névrotiser » les psychoses pour les traiter ? On voudrait des exemples. En fait, Freud a tenté quelques cures de psychotiques, notamment Carl Liebman, mais sans aucun succès et il a écrit à plusieurs reprises que sa méthode ne permet pas de traiter des psychoses (je suppose que c’est ce trouble qu’évoque Mme Roudinesco en écrivant « folie »). Dans l’Abrégé de psychanalyse, son dernier livre :

« Il nous faut renoncer à essayer sur le psychotique notre projet de guérison. […] Nous avons choisi les
névroses pour être nos objets d’étude, parce qu’elles sont les seules à
sembler accessibles aux méthodes psychologiques de nos interventions » 57.

Freud rejetait-il toute forme de nomenclature ? Absolument pas. Il était fier d’avoir introduit en psychopathologie une nouvelle entité : la « névrose d’angoisse » 58. Nous avons vu plus haut (§ 8) qu’il s’appliquait à lui-même le diagnostic, très courant à l’époque, d’hystérique.

Il utilisait constamment ces étiquettes : neurasthénie, paranoïa, perversions (homosexualité, pédophilie, sadisme,...), névroses hystérique, phobique, obsessionnelle, traumatique, narcissique (la “schizophrénie” de Bleuler).

Mme Roudinesco les reprend d’ailleurs sans aucune réticence ni esprit critique. Elle parle par exemple de Dora comme d’une « malheureuse jeune fille hystérique » (p. 111), alors que les historiens qui ont examiné de près la vie de cette patiente (Ida Bauer) n’ont trouvé aucune raison de la qualifier d’« hystérique ». Borch-Jacobsen conclut ces recherches en disant : « Ida Bauer ne manifesta aucun signe de névrose ou d’instabilité psychique dans sa vie d’adulte » 59.

Pourquoi Freud l’a-t-il qualifiée d’« hystérique » ? Dora avait été amenée par son père chez Freud pour soigner son irritabilité et son humeur dépressive, et pour qu’elle cesse d’exiger de lui qu’il rompe sa relation adultère avec la femme d’un ami, M. K. Alors âgée de 18 ans, elle avait subi quatre ans plus tôt des avances sexuelles de M. K. Ce dernier avait profité d’un moment où ils étaient seuls pour « la serrer brusquement contre lui et lui appliquer un baiser sur les lèvres ». Dora avait ressenti « un violent dégoût » et s’était enfuie. Le diagnostic de Freud ne s’est pas fait attendre. Une adolescente que refuse les avances d’un homme mûr est « évidemment » une « hystérique » :

« Le comportement de cette enfant de 14 ans est déjà complètement et totalement hystérique. Je tiendrai sans hésiter pour une hystérique toute personne chez qui une occasion d’excitation sexuelle provoque principalement ou exclusivement des sentiments de déplaisir » 60.

Rappelons que Mme Roudinesco a été une des principales porte-parole de la campagne de boycottage du DSM en France 61.

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14. Trois attaques à l’égard de Michel Onfray

1. Une erreur de date

É. Roudinesco écrit : « Michel Onfray va jusqu’à affirmer que Freud obligea Minna à avorter d’un enfant de lui en 1923, oubliant qu’à cette date elle avait … cinquante-huit ans » 62. Malheureusement Mme Roudinesco cite Le Crépuscule d’une idole sans donner la page. J’ai eu beau relire les pages où Onfray évoque la probable liaison de Freud avec sa belle-sœur, je n’ai pas trouvé cette affirmation. A supposer que cette erreur de datation m’ait échappé, je signale que ce genre de coquille est quasi inévitable dans tout gros livre et que c’est donc le cas de Mme Roudinesco elle-même. Elle évoque (p. 433) Nikolaus von Coudenhove-Kalergi en donnant sa date de naissance (1894) et de mort (1972), puis précise que Freud connaissait bien son livre paru à Berlin en 1901. Si je compte bien, cet auteur a publié son livre à l’âge de … six ans.

2. Freud « fasciste » ?

É. Roudinesco écrit qu’Onfray va jusqu’à affirmer que Freud était « fasciste » (p. 446). Elle ne donne pas la moindre citation. Évidemment, Onfray est bien plus nuancé. Il conclut et résume son chapitre sur l’idéologie de Freud par ces mots :

« En politique, les publications témoignent, Freud campe donc sur des positions publiques anticommunistes, antibolcheviques, antisocialistes, anti sociaux-démocrates et puis, de manière exclusivement privée, les correspondances le prouvent, sur des thèses favorables à l’austro-fascisme de Dollfuss et au fascisme de Mussolini » (p. 532).

Pour Mme Roudinesco, avoir des opinions favorables, en privé, de deux « fascistes » c’est « être fasciste ».

3. Freud : un bourreau ? ; Höss : son substitut pour ses sœurs ?

Onfray écrit, au sujet de ce qu’il considère une trop forte relativisation de la distinction du normal et du pathologique chez Freud :

« On comprend que, pour des raisons de survie psychique personnelle, Freud ait professé une grande proximité de vie psychique perturbée avec ses analysés. Mais, au-delà, cette affirmation théorique péremptoire fonde un nihilisme ontologique durable : si le fou équivaut à l’homme en bonne santé psychique, si l’asile psychiatrique se trouve rempli de malades mentaux se distinguant à peine des médecins censés les soigner, si le médecin ne se sépare guère du malade, alors tout vaut tout et, désormais, rien ne permet plus de penser
ce qui distingue le bourreau de sa victime.

Comment dès lors penser, par exemple, la solution
finale qui va concerner la famille de Freud ? De quelle
manière saisir intellectuellement ce qui psychiquement
distingue sa sœur Adolphine morte de faim dans le
camp de Theresienstadt, ou ses trois autres sœurs, disparues dans les fours crématoires d’Auschwitz en 1942, et Rudolf Höss, le commandant de ce camp de sinistre
mémoire si rien ne les distingue psychiquement, sinon
quelques degrés à peine visibles et comptant pour si
peu que Freud n’a jamais théorisé cet écart minime pourtant tellement majeur ? » 63

Cela devient chez É. Roudinesco :

« Plusieurs rumeurs
ont circulé sur la déportation des sœurs de Freud. Michel Onfray va jusqu’à affirmer
que Rosa, Mitzi et Paula auraient croisé Rudolf Höss à Auschwitz et il imagine que celui-ci aurait été, face à elles, un substitut de leur frère, puisque Freud, bourreau lui-même, et fasciste adepte de Mussolini, aurait été incapable de penser la différence
entre un bourreau et une victime » (p. 517).

Quand je lis ce que la chroniqueuse attitrée du Monde écrit sur ce qu’elle a lu, je pense toujours à ce qu’a dit Nietzsche :

« Pour mesurer la finesse ou la débilité constitutionnelle des esprits les plus judicieux, il suffit de prendre garde à leur façon de comprendre et de reproduire les opinions de leurs adversaires : là se trahit l’envergure naturelle de chaque esprit » 64.

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15. Un chapitre manquant : « S. Freud dans notre temps »

Mme Roudinesco a intitulé son livre : « Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre  ». Son livre comporte quatre parties : Vie de Freud – Freud, la conquête – Freud en sa demeure – Freud derniers temps. L’épilogue évoque le sort dramatique des sœurs que Freud avait laissées à Vienne (on apprend par ailleurs que Freud a emporté 2000 de ses 3000 antiquités …), la vie des enfants et petits-enfants de Freud, les restrictions de la consultation des Archives Freud, quelques auteurs qui ont remis en question des légendes freudiennes.

Autrement dit : le sous-titre est trompeur. Ici nulle évocation du désintérêt croissant pour le freudisme « dans notre temps », un désintérêt qui, il est vrai, ne s’observe guère en France et en Argentine, encore que, dans ces deux pays, le lacanisme domine largement le freudisme traditionnel. Concernant cette exception française, le lecteur peut consulter d’É. Roudinesco Pourquoi la psychanalyse ? où se lit :

« La France est le seul pays au monde où ont été réunies pendant un siècle les conditions nécessaires à une intégration réussie de la psychanalyse dans tous les secteurs de la vie culturelle, aussi bien par la voie psychiatrique que par la voie intellectuelle. Il existe donc dans ce domaine une exception française » ; « La France est aujourd’hui le pays d’Europe ou la consommation des psychotropes (à l’exception des neuroleptiques) est la plus élevée et où, simultanément, la psychanalyse s’est le mieux implantée, aussi bien par la voie médicale et soignante (psychiatrie, psychothérapie) que par la voie culturelle (littérature, philosophie) » 65.

Notons en passant que Mme Roudinesco n’a toujours pas l’air d’avoir compris le lien entre la domination de la psychanalyse dans le secteur de la santé mentale et la quantité de psychotropes consommés. Dans les pays où les TCC se sont bien développées — par exemple aux Pays-Bas — la consommation des psychotropes est beaucoup plus faible que dans l’Hexagone 66

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Conclusion

Je ne peux pas mieux conclure que Frédéric Pagès, qui écrit dans Le Canard enchaîné  :

« Entre “légende noire” et “légende dorée”, Roudinesco cultive une position “centriste”, très pratique pour occuper le terrain. Jamais elle ne donne l’impression d’être descendue au fond de la mine. Pas de document inédit, pas de pépite ramenée de la Bibliothèque du Congrès, à Washington, où les archives Freud restent jalousement gardées par des freudiens orthodoxes, qui décident des documents à déclassifier. Citant généralement des ouvrages en langue française, cette biographie ratisse large mais manque de profondeur » 67.

En 1908, Alfred Hoche, professeur de psychiatrie à Fribourg, concluait son étude des publications de Freud par cette formule : « Il est certain qu’il y a du nouveau et du bon dans la doctrine freudienne de la psychanalyse. […] Malheureusement, le bon n’est pas neuf et le neuf n’est pas bon » 68.

La formule s’applique à la chroniqueuse : « Il est certain qu’il y a du nouveau et du bon dans le “Freud” de Roudinesco. Malheureusement, le bon n’est pas neuf et le neuf n’a quasi guère d’intérêt ».

Bruxelles, 4-11-2014
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1 Le Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne. Grasset, 2010, p. 583.

2 Lettre à Arnold Zweig, 31 mai 1936. In S. Freud & A. Zweig (1973) Correspondance 1927-1939. Trad. Gallimard.

3 Mme Roudinesco jouait évidemment sur l’ambiguïté du mot. Cf. Pourquoi tant de haine ? Navarin, 2005, p. 16.

4 Expression utilisée pour discréditer l’ouvrage de J. Bénesteau, (2002) Mensonges freudiens (Bruxelles : Mardaga, 2002, 400 p.) et dissuader le directeur du Nouvel Observateur de faire un dossier sur la sortie du Livre noir de la Psychanalyse (Paris : Les Arènes, 2005). Voir la réaction indignée de Laurent Joffrin : “Le journaliste et les psys”. La Règle du Jeu, 2006, n° 30, p. 164 à 168.

5 L’interprétation des rêves (1900) G.W. II/III 487 ; Œuvres complètes, IV 533.

6 Lettre du 9-6-1924. In Freud-Pfister, Correspondance, trad., p. 144. A moins d’avoir mal lu, je n’ai pas trouvé cette mise au point dans le Freud d’É. Roudinesco.

7 Ellenberger, Henri (1970) The Discovery of the Unconscious. The History and Evolution of Dynamic Psychiatry. Basic Books. 932 p. Trad. : A la découverte de l’inconscient. Histoire de la psychiatrie dynamique. Ed. Simep, 1974. Rééd. : Histoire de la découverte de l’inconscient. Fayard, 1994, 976 p.

8 Dans une vidéo de présentation du livre, É. Roudinesco précise qu’elle est allée une semaine aux Archives, sans doute le temps de visiter les locaux et de faire quelques photocopies.https://youtu.be/3jd3TmBcnrY

9 À 2m20 de :

10 Sic. On se doute que si Lucian a eu « plusieurs femmes », elles étaient « différentes ».

11 Pour des détails : Han Israëls (2005) Freud cocaïnothérapeute. In C. Meyer et al., Le livre noir de la psychanalyse. Les Arènes, p. 67-71. Éd. de Poche 10/18 : p. 88-92. — Borch-Jacobsen, M. (2011) Les patients de Freud. Éd. Sciences Humaines, p. 18-27.

12 Malcolm, Janet (1986) Tempête aux Archives Freud. Trad., PUF, p. 94.

13 Écrit en néerlandais et traduit en allemand : De Weense kwakzalver. Amsterdam : Bert Bakker, 1999, 192 p. — Der Wiener Quacksalber. Verlag Dr. Bussert & Stadeler, 2006, 184 p. En français

15 Oserai-je m’ajouter à la liste de ces illustres personnages ? Des faits : en 1972, j’ai défendu ma thèse de doctorat sur Freud en étant un « croyant » ; j’ai fait ma didactique de 1965 à 1969 ; j’ai pratiqué l’analyse freudienne pendant une dizaine d’années, avant de me « déconvertir » à la fin des années 1970.

16 “Sur l’étiologie de l’hystérie” (1896) G.W., I 439 ; Œuvres complètes, PUF, III 162.

17 Freud souligne « eine », ce qui veut dire « une seule ».

18 Entre ces deux lettres, Freud ne cesse de se plaindre de la même chose : quasi pas de patients, aucune guérison. Pour des citations détaillées de ces lettres, voir mon article Le freudisme : un conte scientifique.

19 “La sexualité dans l’étiologie des névroses” (1898) G.W., I 502 ; Œuvres complètes, PUF, III 227.

20 Op. cit., lettre du 9-2-1898, p. 381.

21 Voir à 1’45 : https://youtu.be/fLUDObqQnCw

22 à Pfister, le 3-11-1921. In Freud, S. & Pfister, O. (1963) Correspondance. 1909-1939. Trad., Gallimard.

23 Éd. Sciences Humaines (Auxerre), 224 p., Pour un compte rendu :
Les patients de Freud .

24 Présentation à la librairie Mollat, à la 8e minute : https://youtu.be/3jd3TmBcnrY

26 Les patients de Freud. Destins. Éditions Sciences Humaines, 2011, 224 p.

27 Pourquoi la psychanalyse ? Fayard, p. 30. Italique d’É. R.

28 Par exemple dans Selbstdarstellung (1925) : « En extériorisant librement l’affect, le symptôme était balayé et ne reparaissait plus. Grâce à ce procédé, Breuer réussit après un long et pénible travail à libérer sa malade de tous ses symptômes » (G.W., XIV 45).

29 The story of “Anna O.” : A critical review with new data. Journal of the History of the Behavioral Sciences, 1972, 8 : 267-279 — « L’histoire d’“Anna O.” Étude critique avec documents nouveaux ». L’Évolution psychiatrique, 1972, 37 : 693-717.

30 “Sur l’engagement du traitement” (1913) G.W., VIII 475 ; Œuvres complètes. PUF, XII 182.

31 Études sur l’hystérie (1895) G.W. I 162 ; Œuvres complètes. PUF, II 124.

32 « affirmant sans cesse que la passion du cigare n’était
pas du ressort de la psychanalyse ». « Sans cesse  » ? Freud aurait dit, à un disciple qui regardait son cigare, que parfois un cigare n’est rien d’autre qu’un cigare. A ma connaissance, il ne l’a jamais écrit. En fait, il y voyait un substitut de la masturbation. Le psychanalyste Peter Gay, dont Mme Roudinesco dit toujours le plus grand bien, écrit : « La jouissance que fumer procurait à Freud, ou plutôt son besoin invétéré, devait être irrésistible, car après tout, chaque cigare constituait un irritant, un petit pas vers une autre intervention et de nouvelles souffrances. Nous savons qu’il reconnaissait son addiction, et considérait le fait de fumer comme un substitut à ce “besoin primitif” : la masturbation. À l’évidence, son auto-analyse n’avait pas atteint certaines strates ». Cité in P. Grimbert, P. (1999) Pas de fumée sans Freud. Psychanalyse du fumeur. Colin, p. 223.

33 L’expression « analyse incestueuse » désigne, chez les analystes, ce type de traitement. Cf. le texte du psychanalyste canadien P. Mahony : “Freud, thérapeute familial”, Le Livre noir de la psychanalyse. Les Arènes, 2005, p. 463-469.

34 Freud, S. et Ferenczi, S., Correspondance. Tome III. Trad., Calmann-Lévy, p. 432.

35 Ibidem, p. 435.

36 Note du 4-8-19323. In Ferenczi, S. (1985) Journal clinique. Trad., Payot, p. 255.

37 Freud, S. (1966) Correspondance 1873-1939. Trad., Gallimard, p. 299.

38 In Correspondance avec Binswanger. Trad., Calman-Lévy, p. 133.

39 Amouroux, Rémy (2012) Marie Bonaparte. Entre biologie et freudisme. Presses Universitaires de Rennes, p. 182.

40 In : La sexualité de la femme. PUF, 1957.

41 Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse. Les Empêcheurs de penser en rond, 2006, p. 65 à 83. Compte rendu de cet ouvrage : Le dossier Freud : enquête sur l’histoire de la psychanalyse.

42 Lettre du 14-8-1897. Freud, S. (1887-1904) Lettres à Wilhelm Fliess. Edition établie par J. M. Masson, Trad., PUF, 2006, p. 331.

43 Le conquérant des lumières sombres. In Le Monde. Hors série. Une vie, une œuvre. Sigmund Freud, 2010, p. 18.

44 “Sur l’étiologie de l’hystérie”, G.W. I 458 ; Œuvres complètes, III 180.

45 “L’hérédité et l’étiologie des névroses” (1896) G.W. I 418 ; Œuvres complètes, III 117.

46 Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse (1933) G.W. XV 128 ; Œuvres complètes, XIX 203.

47 Cioffi, F. (1974) Was Freud a liar ? The Listener, Febr. 7 : p. 172-174. Rééd. in Cioffi (1998) Freud and the question of pseudoscience. Chicago : Open Court, p. 199-204.

48 Inhibition, symptôme et angoisse (1925) G.W. XIV, 140 ; Œuvres complètes, PUF, XVII 228.

49 Ibidem, p. 196.

50 Pourquoi la psychanalyse ? Fayard, p. 167.

51 Le Crépuscule d’une idole. Op. cit., p. 198.

52 Vernant, J.-P. (1967) Œdipe sans complexe. Rééd. in : J.-P. Vernant J.-P. & P. Vidal Naquet, (1972) Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Maspéro. 3e éd. 1977, p. 75-98.

53 Voir : <http://www.arenes.fr/IMG/pdf/Roudin...>
ou taper dans Google : Roudinesco.legendes.pdf

54 Mais pourquoi tant de haine. Seuil, 2010, p. 49-62.

55 De son côté, J.-A. Miller n’attache guère d’importance à cette affaire : « La morale de Freud se dégage de sa forme de vie : une vie de travail acharné, d’ambition, assez étriquée sur le plan sexuel, qu’il ait ou non couché avec sa belle-sœur (ce que je lui souhaite)... ». “En finir avec Freud ?” Philosophie Magazine, 2010, 36 : 15.

56 Borch-Jacobsen, M. (2010) D’Œdipe à Tartuffe : l’affaire Minna. In : C. Meyer et al., Le livre noir de la psychanalyse. Les Arènes, 2e éd., p. 162.

57 Abrégé de psychanalyse (1940) G.W. XVII 99. Œuvres complètes, PUF, XX 266, 277.

58 Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé, en tant que “névrose d’angoisse” (1895) Œuvres complètes, PUF, III 29-58.

59 Les Patients de Freud, Op. cit., p. 90. Pour une biographie de Dora, voir pp. 85-92.

60 Fragment d’une analyse d’hystérie (1905) Œuvres complètes, PUF, VI 208s.

61 Sur la question, délicate il faut le dire, des classifications, voir : Utilité et dangers des catégorisations psychopathologiques, Science et pseudo-sciences, 2013, n° 303.

62 L’hypothèse de l’avortement de Minna a été avancée pour la première fois par Peter Swales, dont Kurt Eissler — le célèbre gardien du Temple des Archives Feud — disait : « Il était très habile à dénicher des documents. Il avait un flair tout à fait étonnant pour savoir où aller et il avait une extraordinaire mémoire » (cit. in J. Malcolm, Tempête aux Archives Freud. Trad., PUF, 1986, p. 113).

63 Le Crépuscule d’une idole. Op. cit., p. 566.

64 Aurore (1881) Trad., Œuvres philosophiques complètes. Tome IV. Gallimard, 1970, § 431.

65 Éd. Fayard, 1999, pp. 130, 20.

66 Cf. P. Légeron (2005) Trop de Prozac, trop de divan : la double exception française. In C. Meyer et al., Le Livre noir de la psychanalyse. Paris : Les Arènes, p. 292-299. Éd. « 10/18 », p. 372-381.

67 24-9-2014, « Pas bio, mon Sigmund ? »

68 Zentralblatt für Nervenheilkunde und Psychiatrie, 31, p. 184. Cité par Borch-Jacobsen & Shamdasani, op. cit., p. 98.