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Marie Bonaparte

Publié en ligne le 17 janvier 2014
Ceci est la version intégrale d’une note de lecture abrégée parue dans le SPS n° 307.
Marie Bonaparte
Entre biologie et freudisme

Rémy Amouroux,
Préface de Jacqueline Carroy.
Presses Universitaires de Rennes, 2012, 276 pages, 18 €

Rémy Amouroux invite à faire un passionnant voyage à travers l’histoire de la psychanalyse en France. Il montre que la psychanalyse s’est constituée avec de nombreux acteurs, notamment avec des partisans d’une psychanalyse à la française. Il va à l’encontre de la légende de la « coupure épistémologique » que Freud aurait opérée en psychologie.

La princesse Marie Bonaparte (1882-1962) est un personnage central de la psychanalyse française : analysée par Freud (de 1925 à 1929) et devenue une amie privilégiée (elle a reçu de lui l’anneau réservé aux membres du comité secret veillant à l’orthodoxie de sa doctrine), elle était sa représentante légitime en France. Ses collègues l’avaient surnommée « Freud m’a dit ». D’autre part, son statut dans le gotha et sa fortune lui ont permis de jouer un rôle de premier plan dans la diffusion de la psychanalyse en France. Elle a cofondé et financé l’Institut de Psychanalyse de Paris et la Revue Française de Psychanalyse, ce qui lui a donné le pouvoir, pendant une trentaine d’années, de sélectionner la parution des articles en fonction de l’orthodoxie freudienne. Un de ses principaux soucis a été de relier des conceptions psychanalytiques à des découvertes biologiques, une préoccupation de Freud qui sera abandonnée en France au profit de la doctrine spiritualiste de Lacan. Elle a toutefois été très critique à l’égard d’explications psychanalytiques de maladies somatiques, du genre de celles de Pierre Marty, selon qui la santé somatique des tuberculeux dépend de leur capacité à maintenir la mère à une distance suffisante.

Rémy Amouroux fait preuve d’une grande érudition et de rigueur universitaire. Il a consulté des archives qui n’avaient pas encore été publiées. Pas toutes, loin s’en faut : M. Bonaparte a elle-même déposé une grande partie de ses archives à la Bibliothèque Nationale de France et à la Bibliothèque du Congrès (Washington) en précisant qu’elles étaient interdites de lecture jusqu’en 2020 ou 2030 ! Elle a organisé ses archives dans l’espoir que les historiens parleraient d’elle. Férue d’archives, elle a sauvé les lettres de Freud à Fliess (lettres que Freud voulait détruire), grâce auxquelles nous disposons à présent de beaucoup d’informations venant contredire l’image du savant intègre et objectif attribuée à Freud 1.

L’ouvrage, remarquablement écrit et documenté, devrait intéresser autant les adeptes du freudisme que ses critiques. En effet, comme l’écrit Jacqueline Carroy dans la préface, « il pose sur Marie Bonaparte un regard à la fois distant et bienveillant ». À côté de propos élogieux, il livre des documents qui témoignent du bluff scientifique et du bluff thérapeutique du freudisme.

Exemple. En 1924, Marie Bonaparte — qui n’avait même pas passé le baccalauréat — publie, sous pseudonyme, un article dans la revue de la Faculté de médecine de l’Université de Bruxelles, où elle soutient qu’il y a deux frigidités : la psychique (qui relève de la psychanalyse) et l’organique, due à une trop grande distance entre le clitoris et le méat urinaire. Elle écrit : « Sur 200 sujets pris au hasard dans la population parisienne, 61 % ont présenté un diamètre méato-clitoridien avoisinant 2 centimètres (de 1 ¾ centimètre inclus à 2 ¼ centimètres inclus), 8 % ont un diamètre raccourci, etc. » et elle conclut que la solution consiste en une opération permettant de réduire cette distance, une opération qu’elle se fera faire en 1927, 1930 et 1931 par un gynécologue viennois. Commentaire de R. Amouroux sur ces « observations » : « On ne peut manquer d’être étonné par ces chiffres. Où a-t-elle pu effectuer 200 observations ? On ne dispose d’aucune précision à ce sujet ». Ajoutons que ces statistiques rappellent celles publiées par Freud en 1898. Celui-ci écrit avoir observé « plus de 200 cas » de neurasthéniques, chez lesquels il a vérifié à chaque fois que l’état — qu’on appelle aujourd’hui « dépression » — est causé par la masturbation 2. Il suffit de lire les lettres à Fliess pour constater qu’à cette époque Freud manque cruellement de patients et qu’il a inventé ce nombre. Il ne se gêne d’ailleurs pas pour écrire à Fliess, en lui envoyant l’article : « C’est du pur bavardage 3. […] Il est passablement impertinent et essentiellement destiné à faire esclandre 4 ». Pour en revenir à l’article de Marie Bonaparte, signalons qu’elle le qualifiera elle-même, trente-trois ans plus tard, de « para-analytique et erroné 5 » !

La pauvreté des résultats thérapeutiques de la cure freudienne est patente dans la vie de Marie Bonaparte. La santé mentale de son premier patient, l’écrivain Valerio Jahier (analysé pendant sept ans 6), s’est dégradée jusqu’à aboutir au suicide. Échaudée par cet échec, M. Bonaparte se limitera rapidement à faire des didactiques, un job facile et quasi sans risque, comme Freud l’avait parfaitement compris dès les années 1910. Elle avait écrit qu’elle était venue chercher chez Freud « le pénis et la normalité orgastique  ». Avec le temps, elle deviendra de plus en plus critique à l’égard de la psychanalyse. Amère, à la fin de sa vie, elle écrira : « Je me suis trompée avec l’aveuglement de l’instinct, j’ai pris le désir pour l’amour. En moi en d’autres. Alors l’assouvissement de l’instinct passé, je me suis retrouvée pauvre et nue. J’ai cherché moi-même à me guérir et, plus grosse erreur, c’est Freud qui s’est trompé. Il a surestimé sa puissance, la puissance de sa thérapie  » (cité p. 54).

1 Marie Bonaparte (avec Anna Freud et E. Kris) a publié une version expurgée de ces lettres en 1950. Trois décennies plus tard, J. Masson, secrétaire des Archives Freud, a convaincu Anna Freud de publier l’intégralité (éd. allemande en 1986, française en 2006).

2 Die Sexualität in der Aetiologie der Neurose (1898). Trad., La sexualité dans l’étiologie des névroses. Œuvres complètes. PUF, III, p. 227. Signalons que quatorze ans plus tard, Freud, semblant oublier ce qu’il avait affirmé sans aucune précaution, écrira : « sur la neurasthénie on n’a pas encore procédé à des investigations psychanalytiques sérieuses » (Leçons d’introduction à la psychanalyse, 1917. Trad., Œuvres complètes. PUF, XIV, p. 162).

3 Le 1er janvier 1898. In : Lettres à Wilhelm Fliess. Édition établie par J. Masson. PUF, 2006, 766 p.

4 Le 9 février 1898. In : Ibidem.

5 In : La sexualité de la femme. PUF, 1957.

6 Durant ces années, il a consulté d’autres psychanalystes, notamment R. Lœwenstein, célèbre pour être le didacticien de Lacan.