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Que peut-on faire de la religion ?

Publié en ligne le 16 janvier 2012
Que peut-on faire de la religion ?

Jacques Bouveresse
Éditions Agone, 2011, 190 pages, 19 €

Le but de cet ouvrage (que le titre ne dévoile pas de façon explicite) est de comparer, en les contrastant, les points de vue, très différents, de Russell et Wittgenstein sur la religion 1.

Comme souligné dès l’introduction, « à présent, alors que nous assistons à une campagne pour la reviviscence de la religion avec toute l’habileté des techniques de publicité moderne, une réaffirmation des arguments de l’incroyant semble particulièrement souhaitable ». Et, la position de Russell sur la question, qui n’a pas pris une seule ride, est on ne peut plus tranchée : « il y a eu étonnamment peu d’opposition à la plupart des empiètements par les intérêts ecclésiastiques. Une raison de cela semble être la croyance répandue que la religion est aujourd’hui douce et tolérante et que les persécutions constituent une chose qui appartient au passé. C’est une illusion dangereuse. (…) On risque visiblement beaucoup moins, aujourd’hui, de susciter des réactions d’indignation en insultant l’intellect de ses concitoyens par des assertions d’un dogmatisme effarant ou des raisonnements d’une débilité affligeante qu’en heurtant, volontairement ou non, certains de leurs sentiments ».

Et Russell de justifier les raisons de son opposition à la foi : « ma propre conception concernant la religion est celle de Lucrèce. Je la regarde comme une maladie née de la peur et une source de misère inouïe pour la race humaine. (…) La religion est fondée (…) en premier lieu et principalement sur la peur. C’est en partie la terreur de l’inconnu et en partie (…) le désir de sentir que vous avez une sorte de frère plus âgé qui sera à vos côtés dans tous vos ennuis et conflits. La peur est le fondement de toute la chose : la peur du mystérieux, la peur de la défaite, la peur de la mort. (…) Je pense que la foi est un vice, parce que la foi veut dire croire une proposition quand il n’y a pas de bonne raison de la croire ».

Mais surtout, ce qui me semble intéressant dans le positionnement de Russel c’est qu’il le relie (relier est un des sens étymologiques du mot religion) à ses conséquences sur la connaissance, l’esprit critique et la science, comme ces extraits le montrent : « la religion empêche nos enfants d’avoir une éducation rationnelle ; la religion nous empêche d’éliminer les causes fondamentales de la guerre ; la religion nous empêche d’enseigner l’éthique de la coopération scientifique à la place des vieilles doctrines féroces du péché et du châtiment. Il est possible que l’humanité soit au seuil d’un âge d’or ; mais, si c’est le cas, il sera nécessaire d’abattre d’abord le dragon qui garde la porte, et ce dragon est la religion. (…) Une habitude de faire reposer ses opinions sur des preuves, et de ne leur donner que le degré de certitude que les preuves garantissent, guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffre le monde. Mais, pour le moment, dans la plupart des pays, l’éducation vise à empêcher le développement d’une telle habitude. (…) Dans le domaine des émotions, je ne nie pas la valeur des expériences qui ont donné naissance à la religion ; mais je ne peux admettre aucune méthode autre que celle de la science pour parvenir à la vérité ».

Le point de vue de Wittgenstein est beaucoup plus nuancé. Bouveresse utilise une belle métaphore pour l’opposer à celui de Russell : il parle de la chaleur et la lumière. La première concerne les sensations, les émotions tandis que la deuxième s’adresse à l’intelligence, la rationalité. Wittgenstein se réclame de Kierkegaard pour qui la chaleur procurée par la foi constitue un élément aussi pertinent d’engagement que le choix froid et cérébral d’un rejet éclairé. Mais aussi de Pascal, pour qui Dieu parle au cœur (et non pas au cerveau). Et l’auteur du Tractatus se livre à une autre jolie métaphore opposant non pas « la lumière et l’ombre » mais « la lumière et les couleurs » pour mieux exprimer sa conception.

En résumé, tandis que pour Russell la religion doit se jauger à l’aune de la vérité et constitue donc une affaire générale, pour Wittgenstein le critère pertinent est plutôt l’utilité individuelle. Opposition qui rappelle celle concernant la science et les croyances : si le but est la connaissance, la première en est le moyen ; mais si le but est le bonheur, les croyances peuvent, à coup sûr, l’apporter à beaucoup de personnes.

Je pense que les lecteurs de Science et pseudo-sciences apprécieront donc cet ouvrage, accessible à tous, et qui est moins loin de leurs préoccupations que le titre pourrait le laisser croire à première vue…

1 À noter que les attaques de Russell sont dirigées essentiellement contre la religion chrétienne tandis que Wittgenstein ne fait jamais référence à une religion en termes d’une doctrine concrète.