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L’ignorance prescriptrice

Publié en ligne le 6 juin 2011 - Créationnisme -
Dans le numéro 291 de Science et pseudo-sciences (juillet 2010) nous avons présenté les notes de lecture de Gabriel Gohau et Laurent Loison, historiens et épistémologues des sciences (Centre François Viète, Université de Nantes), sur le livre de Thomas Lepeltier, Vive le créationnisme ! Point de vue d’un évolutionniste (Ed. de l’Aube, 2009). Une réponse de l’auteur à ces critiques a été publiée dans notre numéro 295 (avril 2011).
Guillaume Lecointre, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, a souhaité réagir, lui aussi, au même livre.

Dans un petit livre paru en 2009, Vive le créationnisme ! Point de vue d’un évolutionniste, Thomas Lepeltier se félicite de l’existence du créationnisme : « ne doit-on pas toujours se féliciter de l’existence d’individus qui ne pensent pas comme nous-mêmes ? Cela nous aide effectivement à mieux réfléchir ». Cette idée est plus répandue qu’il n’y paraît. C’est pourquoi nous nous y attarderons ici. C’est une idée simple, en effet : qui préférerait un monde intellectuel monolithique à une diversité de pensées ? Mais s’agissant d’une légitimation de l’existence et de l’utilité des créationnismes, son efficacité apparente cache les véritables problèmes.

Thomas Lepeltier sous-titre son livre « point de vue d’un évolutionniste », ce qui a pour fonction d’endormir votre méfiance éventuelle dès la couverture du livre. On va voir que, finalement, son propos est créationniste. Il se place tout d’abord en position d’arbitre omniscient et agnostique, capable de trancher objectivement à la fois sur la recevabilité du créationnisme comme théorie scientifique et sur les excès des darwiniens :

« Le créationnisme, en raison de sa prétention contestée à être une théorie scientifique, a le grand mérite de nous obliger à réfléchir à ce que signifie la notion de scientificité. Quelle que soit la pertinence de ses thèses, il a également le grand mérite de nous inciter à réfléchir à d’éventuelles exagérations de certains darwiniens à propos de la réussite de cette théorie » (avertissement, p. 10-11).

Une ignorance candide de la science

Si les adeptes de la terre plate avaient des prétentions à la scientificité, ils seraient les bienvenus car ils nous obligeraient à reconsidérer les raisons pour lesquelles nous pensons qu’elle est ronde. Si les adeptes de l’existence des fourchettes volantes, velues et invisibles avaient des prétentions de scientificité, leur rôle serait utile car nous serions stimulés à reconsidérer les raisons pour lesquelles nous pensons qu’elles n’existent pas. N’avons-nous pas de meilleures raisons pour réfléchir à la scientificité de nos propres théories ? Il existe, indépendamment des créationnismes, des journaux spécialisés professionnels entièrement consacrés à l’épistémologie de la biologie. En réalité, les scientifiques et le public se passeraient bien des créationnismes pour éprouver le besoin d’expliciter ce que c’est que la science. La position de Lepeltier est symptomatique des conséquences d’un enseignement de sciences où l’on n’enseigne pas explicitement un périmètre de sciences, une règle du jeu, même pas à des jeunes qui se destinent pourtant à être des scientifiques. Il y a deux conséquences dramatiques à cela : on laisse le créationnisme jouer le rôle d’un stimulateur d’une réflexion qui n’a pas eu lieu à l’école publique – comme si le créationnisme était animé des mêmes intentions ! – et on produit une ignorance naïve, typique dans ce livre, de la nature de la démarche scientifique qui finira par dissoudre, politiquement parlant, la caractéristique et l’autonomie de la démarche scientifique. Mais s’agissant de cet ouvrage, l’ignorance est-elle naïve ou voulue ? C’est ce que nous verrons par la suite. En attendant, même si ce sont les offensives politiques des créationnismes qui remettent cette nécessité d’explicitation sur le devant de la scène, cela ne justifie pas leur existence. L’épistémologie est déjà une activité intellectuelle investie sur le terrain de la scientificité.

La nécessité des règles du jeu scientifique

Les dés sont jetés dès le début du livre. Le débat sur le créationnisme sera un débat des extrêmes, celui des darwiniens qui « exagèrent » (il ne sera dit à aucun moment dans le livre ni qui ni comment) contre le créationnisme « utile ». La dimension politique de leurs mobiles est totalement tue, comme si les créationnistes étaient des scientifiques animés des mêmes mobiles, des mêmes objectifs que les scientifiques du milieu académique, comme s’ils suivaient les mêmes règles du jeu. Les défenseurs de la théorie darwinienne de l’évolution, s’ils prennent la parole, sont forcément dans l’excès ou dans le dogmatisme. C’est qu’ils seraient attachés à leur théorie, viscéralement. Thomas Lepeltier n’envisage à aucun moment que ce qui peut animer une prise de parole par un scientifique académique contre le créationnisme est le non-respect des méthodes, justement la non-observance des « règles du jeu » scientifiques. Ce qui induit le scientifique à contrecarrer le créationnisme ou à refuser le débat oral devant un public c’est qu’il considère que son métier est travesti ou manipulé, pas son attachement à une théorie particulière. En ne distinguant pas les deux niveaux, Lepeltier utilise la même rhétorique que les créationnistes : toute prise de parole contre les créationnistes est soupçonnée ou qualifiée de dogmatisme. Il convient alors de rappeler que si le créationnisme est combattu, c’est d’abord parce qu’il mélange le registre des faits et celui des croyances, et fait passer pour de la science ce qui n’en est pas. Donnez aux scientifiques une théorie plus cohérente que la théorie actuelle de l’évolution et ils seront preneurs. Mais il faudra que l’élaboration de cette théorie ait suivi certaines « règles du jeu » méthodologiques. Pourquoi les créationnistes ne les suivent-ils pas ? C’est parce que s’ils les suivaient, ils ne pourraient aboutir aux mêmes conclusions, et que ces conclusions sont, pour eux, requises. Pourquoi le sont-elles ? Leur entêtement n’est pas indépendant d’incidences politiques. Le « Wedge Document  » 1 publié par le mouvement de l’« Intelligent Design », et qui nous explique son agenda politique par le menu, le prouve. Mais Thomas Lepeltier ne dit absolument rien de cet agenda ni de la dimension politique du dossier.

Des limites méthodologiques ignorées

Le livre de Thomas Lepeltier, d’apparence objectif et très ouvert sur le questionnement, accrédite de fait les thèses du « dessein intelligent » :

« Au nom de quoi peut-on affirmer que « toute cause intelligente doit pouvoir être expliquée par des causes naturelles » ? Qui impose ce diktat ? Certains disent que c’est comme cela que la science a toujours procédé et que c’est donc comme cela qu’elle doit procéder. Sur le plan historique, cela est douteux  » (p. 29).

Puis Lepeltier nous parle de Newton, qui aurait fait référence à un concepteur intelligent. En donnant une réponse absurde à sa question (il est effectivement absurde de dire que la science a toujours procédé comme cela ; mais qui le dit ? « Certains » le disent, qui sont-ils ?), Lepeltier évite de parler de la vraie raison pour laquelle les sciences ne font pas appel aujourd’hui à un dessein intelligent. Rappelons donc au passage que cette véritable raison tient à leur condition expérimentale : nos inférences et hypothèses doivent référer à des entités que nous pourrons appréhender expérimentalement, tout de suite ou à terme ; donc des entités naturelles ; il s’agit là de la condition scientifique moderne ; et comme le dessein intelligent peut être mobilisé à propos de tout sans que son existence et ses actions puissent être testées dans le monde naturel, il est inopérant en sciences.

Et si les sciences ne mobilisent pas de cause intelligente aujourd’hui, « au nom de quel principe peut-on lui interdire d’évoluer vers une prise en compte d’une cause intelligente dans ses explications ?  » (p. 30). Les dés sont jetés. Sans conscience des limites méthodologiques de la science d’aujourd’hui, Lepeltier la fera évoluer vers autre chose qui ressemble fort à de la théologie, mais qu’il voudra continuer à appeler science. L’un des principaux objectifs politiques de l’Intelligent Design, objectifs que Lepeltier ne cite jamais, sera atteint.

Une fraude épistémologique

Une page de ce livre est particulièrement importante, parce qu’elle reproduit en langue française une fraude épistémologique caractéristique des tenants de l’Intelligent Design, et elle mérite donc d’être citée dans son entièreté :

« Ensuite, à tous ceux qui interdisent que soit fait référence dans les explications scientifiques à une cause intelligente, qui ne serait pas elle-même explicable par des causes naturelles, les promoteurs du dessein intelligent rétorquent que si la science sert à rendre compte ou à comprendre le monde réel, on ne peut exclure des explications scientifiques que ce qui n’existe pas dans la nature ; or, on ne sait pas si une cause intelligente quelle qu’elle soit est intervenue dans l’histoire du vivant ; c’est justement ce qui doit faire l’objet d’une investigation scientifique. Autrement dit, exclure de la science toute considération de cause intelligente reviendrait à exclure celle-ci de façon dogmatique de la réalité puisqu’on ne peut pas savoir à l’avance si des causes intelligentes ont joué ou non un rôle dans l’histoire du vivant. En somme, les promoteurs du dessein intelligent disent que, tant que l’on n’a pas démontré qu’un Dieu n’est pas intervenu dans l’histoire du vivant, on ne peut pas affirmer catégoriquement qu’il n’est pas intervenu. Et tant que l’on ne sait pas si oui ou non il est intervenu, il n’est pas déraisonnable d’analyser dans quelle mesure une explication qui ferait référence à son intervention serait moins tirée par les cheveux qu’une explication qui éviterait une telle référence. La tâche des scientifiques pourrait ainsi consister, entre autres choses, à déterminer où et comment se seraient produites ces interventions  » (p. 31-32).

L’absurdité de l’argument avait déjà été mise à jour par les étudiants en science des campus américains (Mayet, 2005) : personne n’ayant démontré que les spaghettis géants extraterrestres n’existent pas, il n’est pas interdit d’expliquer que la vie sur terre ait pu être ensemencée par des spaghettis extra-terrestres géants. Exclure de la science toute considération de cette cause reviendrait à exclure celle-ci de façon dogmatique de la réalité puisqu’on ne peut pas savoir à l’avance si des spaghettis ont joué ou non un rôle dans l’histoire du vivant.

Thomas Lepeltier reproduit une confusion classique, cultivée par de nombreux mouvements créationnistes ou spiritualistes, entre nos moyens d’investigation, qui doivent être spécifiés (les règles du jeu, les modalités d’accès à la connaissance objective, le contrat méthodologique des scientifiques) et une description particulière d’une cause particulière. Le fait que Dieu n’ait pas droit de cité dans les explications scientifiques modernes n’a rien à voir avec la démonstration de son existence ou de son inexistence. Le fait que Dieu, les causes intelligentes ou les spaghettis soient exclus relève de leur statut épistémologique, pas de leur statut ontologique 2 : ils sont mobilisables à tout moment à propos de tout, parce que conçus comme omnipotents sans que leur action directe puisse être démontrée expérimentalement. Ils sont bons à tout, donc ils n’expliquent rien. Quand bien même démontrerait-on par le raisonnement l’existence d’une cause intelligente, le fait qu’elle soit omnipotente (mobilisable pour tout recours à une difficulté expérimentale) sans qu’on se donne la peine d’élucider ses modalités d’action tuerait dans l’œuf l’effort expérimental ou inférentiel à fournir, et donc tuerait la science. La phrase : « on ne peut exclure des explications scientifiques que ce qui n’existe pas dans la nature » est donc fausse. Il faut passer de la dimension factuelle à la dimension épistémologique. On peut la réécrire de multiples façons :

« on ne peut exclure des explications scientifiques que ce qui n’est pas testable empiriquement  ».

Ou, dit autrement :

« En sciences, on doit s’abstenir d’en référer à une cause surnaturelle parce qu’elle est non testable empiriquement et donc mobilisable à tout propos  ».

Ou, version plus générale :

« En sciences, on doit s’abstenir d’en référer à une cause quelle qu’elle soit (surnaturelle, intelligente) comme vraie tant que ses modalités d’action ne sont ni modélisées ni expérimentées  »

La question n’est donc pas de savoir si la cause intelligente « est nettement plus probable que n’importe quelle hypothèse ne reposant que sur des causes naturelles (et non intelligentes)  » (p. 34). La question est de savoir si cette cause est seulement testable. La cause intelligente n’est pas testable, puisque ni l’agent à la source de cette cause ni ses modalités d’action n’ont été identifiés et empiriquement caractérisés, ce qui fait qu’elle est potentiellement mobilisable à tout moment à propos de tout. Lepeltier nous concède benoîtement : « En somme, le dessein intelligent est peut-être une théorie scientifique, mais c’est une théorie scientifique vide, qui pour l’instant n’a aucunement fait avancer la connaissance » (p. 35). Et pour cause ! Mais au fait, est-ce que les scientifiques professionnels s’occupent de « théories scientifiques vides » ? Si la théorie de l’évolution contemporaine n’est pas vide, justement, c’est qu’elle se fonde sur l’existence de processus naturels (et non « intelligents »), l’existence d’êtres vivants auxquels ces processus donnent naissance et de leur histoire, empiriquement tous testables.

Les critères de scientificité aujourd’hui

Ensuite, le livre se refuse à énoncer tout périmètre de scientificité… alors qu’il s’agit d’exposer en quoi les créationnismes sont scientifiques ! Ceci est rendu possible, en apparence, grâce à des anachronismes. Sous prétexte qu’il y a eu, dans l’histoire des idées, des créationnismes scientifiques (Cuvier, par exemple), on laisse entendre que cela est toujours possible aujourd’hui. Lepeltier fait comme si les sciences n’avaient pas de périmètres et n’en avaient jamais eu ; ou plutôt comme si, depuis Cuvier, ceux-ci n’avaient jamais changé. Le vrai débat sur le créationnisme contemporain doit être jugé sur les critères de scientificité d’aujourd’hui, pas sur ceux d’il y a deux ou trois siècles.

Il y aurait impossibilité de circonscrire la démarche scientifique sous prétexte que, sur cette question, deux philosophes, Larry Laudan et Michael Ruse, sont en désaccord. Thomas Lepeltier tait la foisonnante littérature sur ces questions. Il en conclut avec Laudan que le créationnisme est une théorie scientifique. L’une des contradictions internes au texte de Lepeltier c’est qu’il nous appelle à ne pas être dogmatiques (p. 43) mais, en nous privant de critères de scientificité, sans description possible d’un contrat professionnel, il nous condamne à être dogmatiques. En effet, si nous ne sommes pas capables d’énoncer des règles qui régissent l’élaboration des savoirs, qui régissent les dialogues et la résolution de contradictions, alors nous sommes forcés de nous arrimer à des contenus plutôt qu’à des méthodes de travail ; nous tombons dans un combat entre une croyance contre une autre, combat dans lequel tout est permis puisqu’il n’y aurait pas de règle universelle du jeu expérimental, puisqu’il serait impossible de trouver des démarcations entre savoir et croyance, entre science et pseudo-science. Sans critères de scientificité rendus explicites, on en vient à cette affirmation de Lepeltier, qui confond inlassablement le niveau épistémologique et le niveau ontologique :

« « La Bible dit le vrai » semble être une attitude similaire, en termes de dogmatisme, à celle qui prend comme présupposé intangible que « La Bible ne dit pas le vrai » » (p. 43).

Le créationnisme serait scientifique parce qu’il serait impossible de savoir ce qui est scientifique !

Lepeltier conclut : « La délicate notion de scientificité, censée légitimer telle ou telle théorie et disqualifier telle autre, n’est pas vraiment utile dans les débats sur la pertinence du créationnisme » (p. 45). Puis : « Nous avons montré qu’il est difficile de saisir au nom de quel principe le créationnisme ne pourrait pas être considéré comme scientifique. C’est pourquoi nous reconnaissons la scientificité du créationnisme  » (p. 59). Lepeltier réussit donc à conclure à la scientificité du créationnisme sans donner un seul critère de scientificité. Le créationnisme est scientifique parce qu’il n’existe pas de réels critères de scientificité et que ceux-ci n’ont pas vraiment d’importance.

En fait, l’ignorance avouée des critères de scientificité est prescriptrice de catégorisation, ce qui relève d’une faute de logique considérable. A ce stade, il aurait été plus prudent de s’abstenir de statuer sur la scientificité du créationnisme.

La différence entre savoirs et significations

La conclusion nie le métier de scientifique. Si le créationnisme disparaissait, nous risquerions une société « où tout le monde croirait uniquement ce qui fait actuellement consensus au sein de la communauté scientifique  » (p. 47). Faut-il rappeler que la vocation du métier de scientifique, à l’échelle internationale, est de mettre précisément à la disposition du plus grand nombre, comme partageables dans le champ public, des connaissances qui ont vocation à être universelles ? Il faudrait, selon lui, des forces externes capables de contrecarrer la « suffisance » des scientifiques (p. 47). En fait, ici Lepeltier ne fait pas la différence entre le registre des savoirs, qui sont du domaine public et donc potentiellement universels, sur lequel les scientifiques sont légitimes, et dont la contestation doit être instruite et méthodologiquement caractérisée, d’une part, et d’autre part le registre des significations (ou des croyances), du domaine privé, où personne ne doit effectivement se faire imposer par la science une option plutôt qu’une autre, ce que la science ne cherche même pas à faire. Il encourage ses concitoyens à contester les savoirs publics au nom de représentations qui relèvent de la sphère des significations.

« Une société où il y a de la contestation, de la discussion, de la diversité d’opinions, et cela d’où qu’elles viennent, est certainement préférable  » (p. 47-48).

Lepeltier arriverait presque à inverser la charge. Alors qu’il revient aux scientifiques en poste « académique » de contester le créationnisme lorsque celui-ci vient légiférer en sciences, ce qui revient à protéger un bien public, Lepeltier appelle ses concitoyens à une contestation des productions scientifiques, (sans jamais dire d’ailleurs comment ces contestations doivent se faire pour être recevables et efficaces) ; sinon, il existerait un risque, selon lui, de voir l’esprit critique disparaître (p. 49). Le fruit du bien public devrait donc être contesté par ceux là même qui paient des impôts pour en bénéficier. Lepeltier conçoit donc un monde où toute argumentation vaudrait toute autre et où le métier de scientifique se dissout.

Répétons-le, les pires figures du dogmatisme viendront précisément d’une perte des repères épistémologiques, et non l’inverse. C’est en explicitant le contrat des sciences (voir, par exemple, Lecointre, 2009 ; 2011) que nous connaissons les règles du jeu qui permettent précisément de dialoguer scientifiquement, de rendre un esprit critique efficace et, donc, d’éviter le dogmatisme.

Non, le créationnisme n’est pas utile. Nous avons de meilleures raisons de réfléchir à nos pratiques scientifiques sans attendre un quelconque bénéfice des discours confus et manipulateurs des créationnismes. Les créationnismes d’aujourd’hui ont tous un agenda politique ou religieux, dont, curieusement, Thomas Lepeltier ne parle pas. Pour s’être intéressé autant au dessein intelligent, il ne peut pas ignorer le « Wedge Document  ». Les créationnismes ne sont pas utiles, ni à la science, ni aux citoyens car ils procèdent tous d’au moins quatre confusions majeures :

  • Confusion entre le registre des savoirs et le registre des significations ;
  • Confusion entre les critères de scientificité d’hier et ceux d’aujourd’hui ;
  • Confusion entre les règles épistémologiques (comment on acquiert la connaissance) et les questions de faits (une description particulière d’une connaissance particulière) ;
  • Confusion entre les options métaphysiques individuelles et le contexte collectif de validation des savoirs scientifiques.

La posture des scientifiques

Nous conclurons par la thèse exactement opposée à celle de Lepeltier. Résumons ce que les scientifiques ont de mieux à faire face au créationnisme : expliciter vers le public le périmètre des méthodes qui caractérisent leur métier (Lepeltier dit que c’est trop difficile et que ce n’est pas important, mais voir Lecointre, 2009 : 23-26) et expliquer au public pourquoi et comment les créationnismes philosophiques utilisent les sciences à d’autres fins que les leurs. Ni le public ni les scientifiques n’ont de bénéfice à tirer d’un débat sur l’estrade entre des représentants des sciences académiques et des représentants des créationnismes qui mobilisent les sciences. Cependant, il est important que ces derniers puissent débattre. Ce sont les philosophes, les théologiens et les élus politiques qui doivent se charger de ce débat public. Le rôle des scientifiques aura consisté, en amont, à leur fournir les éléments méthodologiques, techniques et factuels nécessaires. En effet, les scientifiques ne doivent pas offrir le bénéfice de communication que les créationnistes attendent d’un « plateau commun » avec un scientifique du milieu académique devant le grand public. Car les créationnistes gagneront toujours la bataille de la communication, alors que le scientifique, la plupart du temps, n’est conscient et animé que d’une bataille de l’argumentation. Les créationnistes tireront toujours avantage de l’énergie que le scientifique aura dépensée à démontrer qu’ils ont tort, parce qu’en faisant cela le scientifique laisse entendre au public que l’interlocuteur est susceptible de jouer le même jeu que lui. Pourtant, la tentation est grande pour le jeune scientifique : les créationnismes commettent un grand nombre d’erreurs factuelles et de fausses objections (Dubessy et Lecointre, 2001 ; Tort, 1997) et leurs prétendues preuves, lorsqu’il y en a, sont irrecevables si l’on joue la règle que les scientifiques s’imposent à eux-mêmes.

Références

1 | Dubessy, Jean, Lecointre Guillaume (2001), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Paris, Syllepse.
Lecointre, Guillaume (2009) (Dir.), Guide critique de l’évolution, Paris, Belin.
2 | Lecointre, Guillaume (2011). Les sciences face aux créationnismes. Remobiliser le contrat méthodologique des chercheurs. Sciences en questions, INRA-Editions Quae.
3 | Mayet, Laurent (2005) (Dir.), La Bible contre Darwin, Le Nouvel Observateur, Hors-Série n° 61.
4 | Tort, Patrick (1997) (Dir.), Pour Darwin, Paris, Presses Universitaires de France.

1 Le « Wedge document » décrit la stratégie du coin (« Wedge strategy ») élaborée à la fin des années 1990 avec le soutien du Discovery Institute et don l’un des objectifs principaux est de faire passer une conception théologique pour de la science afin que celle-ci soit enseignée dans les écoles (voir Mayet, 2005, p. 20-22).

2 Statut épistémologique : ce qui relève des modalités d’accès à la connaissance objective. Statut ontologique : ce qui relève de ce qui est.


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L' auteur

Guillaume Lecointre

Guillaume Lecointre est Professeur au Museum National d’Histoire Naturelle et directeur du département « (...)

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Le 1er février 2012