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Médicaments : à la recherche de l’expert indépendant

[6] Comment peut-on assurer la compétence, l’indépendance et l’intégrité des experts ?

Publié en ligne le 14 mai 2011 - Expertise -

De toute évidence, cette question est en ce moment au centre du débat public et politique. La presse 1 2 les blogueurs 3 4 5, les politiques 6 7 et même certains professionnels 8 9, tous réclament des « experts indépendants ».

Mais qu’est-ce qu’un expert indépendant ? Pour les puristes et les idéalistes, que je qualifie parfois d’écologistes de la médecine, un expert vraiment indépendant est celui qui n’a jamais touché un sou de l’industrie pharmaceutique, dont la recherche n’a jamais été subventionnée et qui a refusé les petits fours lors du dernier colloque organisé avec le soutien de la firme X 10. Pour les professionnels de branches scientifiques théoriques de base (statistique, biologie, pharmacologie, etc.) travaillant en milieu académique, cet idéal est peut-être atteignable. Mais il faut y mettre un bémol : si un chercheur n’a jamais été en contact avec des intérêts économiques, c’est souvent parce que sa recherche n’est pas de très haut niveau, qu’il n’a pas de réputation internationale et qu’il n’est donc peut-être pas très compétent…

En ce qui concerne les essais cliniques, par contre, qui nécessitent une compétence médicale, il est pratiquement impossible de trouver des experts expérimentés qui n’aient jamais été en contact avec l’industrie. Dans tous les pays, le pourcentage des experts déclarant des liens avec l’industrie est de 60 – 80 %. En Grande-Bretagne, où ces liens sont publiés dans les plus grands détails 11, 20 experts sur 30 ont des liens avec l’industrie. La plus grande partie des essais, surtout ceux précédant une AMM, sont financés par l’industrie, tout simplement parce qu’ils ne peuvent être financés par personne d’autre, ni par les pouvoirs publics, ni par d’autres sources de fonds de recherche (État, fondations à buts non lucratifs, etc.). Sans financement par l’industrie d’essais cliniques, il n’y aurait plus que stagnation et arrêt des progrès en médecine. Cela est une réalité que seules des œillères « vertes » permettent d’occulter. Un expert clinique sans quelques liens avec l’industrie pharmaceutique n’est tout simplement pas un expert. Évitons à tout prix de voir de tels experts prendre en charge notre sécurité sanitaire !

D’un autre côté, il est évident que l’on ne saurait tolérer que quelqu’un soit, par conflit d’intérêts, juge et partie dans une décision. La seule solution rationnelle est donc de gérer et d’aménager les conflits d’intérêts inévitables, pas de les supprimer aveuglément. La pratique, dans plusieurs pays et institutions, montre que c’est parfaitement possible. On ne peut mettre sur le même pied l’expert dont la recherche sur un sujet différent de celui en cours d’évaluation a été subventionnée de quelques milliers d’euros il y a quelques années, et celui qui est un consultant direct de longue date, rémunéré à titre de salaire complémentaire de plusieurs dizaines de milliers d’euros et responsable pour la planification et l’exécution des études AMM à évaluer. Le Professeur Debré s’offusque à juste titre de « professionnels de l’expertise » qui accumuleraient jusqu’à 50 contrats et encaisseraient 100 000 euros par mois 12. En trente ans de carrière d’expert, je n’ai jamais rencontré un tel personnage. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, celui qui travaille en lien avec un grand nombre de firmes est plus libre d’esprit que celui qui ne dépend que d’une seule !

Il faut faire très attention à ne pas confondre le « professionnel de l’expertise », décrit plus haut, et le responsable d’un groupe scientifique ayant éventuellement à son actif plusieurs dizaines de contrats de recherche et des subventions institutionnelles qui peuvent se monter à plusieurs millions par an. J’en sais quelque chose. De 1970 à 1993, j’ai fondé et dirigé à l’Université de Berne un Institut d’Immunologie Clinique qui a été reconnu à l’époque comme l’un des centres les plus connus de recherche allergologique en Europe. À son apogée, cet Institut comptait près de 50 collaborateurs, une trentaine en recherche fondamentale et une vingtaine en recherche clinique et en soins directs aux patients. Près de 25 % étaient des scientifiques étrangers (Allemagne, Japon, États-Unis, France), dont beaucoup ont acquis par la suite dans leur pays une position dirigeante. Le budget annuel, de l’ordre de 5 millions, était fourni à hauteur de 1.5 à 2 millions par an par l’industrie pharmaceutique. Ces contrats portaient essentiellement sur la réalisation d’études visant à mieux comprendre les mécanismes des allergies et de développer des tests permettant de détecter les effets antiallergiques de nouvelles molécules. La recherche ne touchait que plus rarement un produit déjà en vente. Ces activités n’ont jamais suscité la moindre suspicion de collusion ; si on nous en avait accusé, mais cela n’a jamais été le cas, cela aurait suscité le plus grand étonnement. Aujourd’hui, malheureusement, ces critiques sont lieu commun.

Notre exemple est loin d’être unique. De 1970 à 1995, la firme ROCHE a entièrement soutenu un institut de recherche fondamentale en immunologie, le « Basel Institute of Immunology » avec près de 200 chercheurs et un budget de 30 millions par an. Cet institut a toujours joui et farouchement défendu son indépendance ; il est rapidement devenu un haut lieu de la recherche immunologique mondiale (trois prix Nobel !). Comme quoi financement par l’industrie ne signifie pas forcément corruption et compromission. Il y a du reste une incohérence totale dans la position de ceux qui prônent d’une part une séparation totale entre industrie et expertise académique et qui se plaignent du déclin de la recherche française, d’autre part 13.

Certes, de tels partenariats méritent d’être aménagés et encadrés. Une bonne gestion du problème nécessite une attention précise et constante. Nous ne sommes plus en 1962 lorsque Lord Cohen pouvait déclarer devant la Chambre des Communes britannique : « les membres du collège d’experts (en santé publique) sont d’une telle éminence qu’il est impensable qu’ils puissent être soumis à d’autres influences que la force des considérations scientifiques » ! Certainement, le monde a changé : la cupidité qui se fait jour dans de nombreuses activités humaines, pas seulement en santé publique et en médecine, doit désormais être prise en compte et contrôlée. La simple déclaration volontaire ou obligatoire des intérêts particuliers n’y suffira pas, elle devrait être accompagnée de mesures permanentes d’évaluation et de contrôle par des organismes indépendants (Table 3). En toute objectivité, il faut reconnaître que des progrès considérables dans l’évaluation et le contrôle de leurs propres experts ont été effectués ces dernières années par les diverses agences 14 15. Le processus de contrôle des experts décrit en détail dans le rapport annuel 2009 de l’AFSSAPS pourrait être un modèle du genre. Le hic est que ce règlement ne semble pas encore être appliqué avec la rigueur nécessaire. Les dilemmes qui se posent aux experts français ont été particulièrement bien exprimés par Didier Tabuteau 16.


Table 3. Mesures pour assurer l’indépendance des experts
1. Déclaration complète des intérêts personnels et non personnels
2. Certification individuelle par commission de gestion interne 17
3. Adjonction de la liste d’experts et de leurs certifications à chaque dossier
4. En cas de doute, commission d’arbitrage externe
5. Audits périodiques sur la mise en application

Un moyen pour les agences nationales de favoriser l’indépendance des experts est de promouvoir leur recrutement international. Des experts étrangers ont moins de chances d’être soumis à des pressions locales. Cette pratique, courante en Suisse et en Allemagne, semble plus rare en France.

Peut-être faudrait-il rappeler ici que l’indépendance ne peut-être dictée par des règlements, mais est aussi un état d’esprit. J’en veux pour preuve une autre expérience très personnelle. En 1987, je fus approché par la firme pharmaceutique belge UCB pour l’assister dans sa création d’un « UCB Institute of Allergy » , dont j’ai ensuite assumé la présidence durant dix ans. Il s’agissait d’un institut virtuel, sans laboratoires propres, mais doté d’un Conseil scientifique international de haut niveau et responsable de diriger et financer divers projets en allergie, à raison d’un à deux millions de dollars par an. Sur le papier, rien ne pouvait être plus dépendant qu’une telle organisation : entièrement financée par UCB, présence de 3 représentants d’UCB dans le Conseil, secrétariat et organisation assumés par UCB, approbation finale des propositions du Conseil par UCB, etc.). En fait, pendant 10 ans, nous avons joui d’une indépendance totale et avons pu réaliser, dans l’intérêt des professionnels allergologues et des patients, nombre de projets originaux et pour lesquels aucune autre source de financement n’aurait été disponible. Pour en citer quelques-uns : bourses d’éducation et de voyage pour jeunes allergologues, organisations de colloques et d’études multicentriques dans des domaines orphelins sans intérêt pour l’industrie, création de documents audio-visuels neutres (très coûteux à l’époque) destinés à l’éducation des praticiens et des patients allergiques, etc. Le projet qui a eu probablement l’effet multiplicateur le plus important a été l’enquête épidémiologique et sociologique sur l’impact grandissant des maladies allergiques sur la santé publique, enquête effectuée avec la participation de membres du Parlement européen. Cette enquête a résulté en la publication d’un « livre blanc » sur les maladies allergiques en Europe 18 et à une véritable prise de conscience de la Communauté Européenne. Cet effort a abouti, au cours de la décennie suivante, au développement et au financement de plusieurs projets de recherche en allergie (GA2LEN, CREATE, PREVALL, etc.) pour un montant total de plus de 70 millions de dollars et dont les effets bénéfiques pour les patients allergiques se font déjà sentir.

Cette collaboration exemplaire entre communauté scientifique et industrie a été rendue possible parce que la motivation primaire d’UCB était de créer et soigner sa « corporate image » et non pas de promouvoir directement ses produits. UCB venait de mettre sur le marché un excellent antihistaminique mais n’était guère connue dans les milieux allergologiques. Durant toute cette période, elle n’a jamais cherché à influencer les décisions du Conseil, qui est resté du reste vigilant sur ce point. Les membres du Conseil n’ont jamais touché un sou, si ce n’est des frais de voyage minimes. Cette histoire mérite d’être connue, car elle démontre qu’un partenariat public / privé honnête et efficace est possible.

Mais, avec la même organisation, le contraire peut aussi se réaliser. Vers la fin des années 1990, UCB changea de PDG et les représentants d’UCB, jusque-là issus de la recherche, furent remplacés par des représentants du marketing.

La question « Que peut faire l’Institut pour l’allergie ? » fut remplacée par la question « Que peut faire l’Institut pour UCB ? ». J’en tirai la conclusion appropriée : démissionner. Encore une fois, l’indépendance ne découle pas obligatoirement des liens formels mais d’un état d’esprit.

Dans tout ce problème d’indépendance des experts se pose la question délicate de la transparence. Une base essentielle de la confiance est la transparence entre partenaires et vis-à-vis du public. C’est bien ce que réclament les critiques dans le cas des experts, et ce que cherchent à obtenir les règlements mis en place 19. Par exemple, le rapport annuel 2009 de l’agence britannique NHRA révèle non seulement le nom des experts, mais aussi, dans le plus grand détail, tous leurs intérêts annexes (rémunérations de tous genres, possession d’actions, etc.).

Le sujet demande quand même quelque réflexion. Est-il de l’intérêt général et de celui des experts que soient aussi révélés au grand public, en plus des intérêts financiers, les opinions exprimées et la teneur des votes en commission ? Certes, la transparence oblige à la prudence et à l’intégrité, mais elle peut aussi prévenir la libre expression et surtout exposer les experts à des attaques personnelles et à des pressions injustifiées et injustifiables. Des experts de l’Organisation Mondiale de la Santé (WHO), dont la politique a oscillé récemment entre transparence et confidentialité, pourraient en témoigner 20 21 ; la polémique haineuse qui les entoure 22 désormais ne tardera pas à les dégoûter.

La transparence absolue à tous les échelons risque aussi d’avoir des effets secondaires imprévus. D’une part, la divulgation de tous les liens financiers au grand public est une atteinte claire à la liberté individuelle. Sur le plan d’une influence possible sur la décision de l’expert, un salaire direct de consultant ne saurait être assimilé, par exemple, à la possession d’actions pharmaceutiques noyées dans un fonds mixte. Et pourtant, il est quasi certain que l’opinion publique fera cet amalgame. D’autre part, la publication de protocoles détaillés de séances de commission et la sauvegarde publique et indélébile de vos prises de position risque bien de vous confronter dix ans plus tard avec de l’incompréhension et des reproches.

Certes, les politiciens ont aussi choisi d’assumer ce risque. Mais pour l’expert scientifique, la situation est différente. Sans aucun avantage matériel, sa seule motivation pour exercer de telles fonctions est une certaine conscience sociale et peut-être une satisfaction d’égo éphémère. Un excès de transparence aboutissant pour l’expert à des conséquences désagréables pourrait avoir l’effet paradoxal de décourager les plus compétents et les plus indépendants : ceux-là n’ont vraiment pas besoin d’aller se fourrer dans cette galère ! Il faudra donc bien réfléchir avant d’imposer de nouvelles contraintes aux experts : une société a les experts qu’elle mérite.

Le climat actuel me choque profondément : à lire la presse et les blogs de nos jours, tous les acteurs du système, experts ou médecins ayant des intérêts annexes et des conflits d’intérêts réels ou potentiels, baseraient automatiquement leurs actions et leur jugement sur ces intérêts, au mépris de l’éthique professionnelle ou de l’éthique tout court. « Tous vendus, tous pourris », veut-on faire avaler à un public qui ne demande qu’à le croire. Ce n’est pas le monde dans lequel j’ai opéré ; l’immense majorité des experts que j’ai rencontré faisaient leur travail honnêtement et au plus près de leur conscience, malgré l’absence de toute commission d’éthique. Certes, il pouvait y avoir et il a aura toujours quelques brebis galeuses, mais ce n’est pas parce qu’il y a quelques milliers d’escrocs en France que tous les Français méritent d’être traités d’escrocs. Le monde a peut-être un peu changé ; l’appât du profit rapide a certainement augmenté dans notre société depuis vingt ans. La multiplication des commissions d’éthique n’est probablement pas le signe d’un progrès éthique, mais peut-être d’une dégradation. Il n’en reste pas moins qu’un anathème généralisé sur les experts n’est pas justifié. Il aurait de plus un effet particulièrement pervers : tenir à l’écart de telles fonctions les plus compétents et les plus intègres. Certes, il y a besoin de règles et de lois, mais la présomption d’innocence ne doit pas être remplacée soudain dans notre société par une présomption de culpabilité.

1 Expert or shill ? Editorial. New York Times. 29.11.2008. www.nytimes.com/pages/national/index.html

2 Pour une médecine et des experts indépendants. L’Express 1.6.2008 sur lexpresss.fr

4 Bernard P. Le scandale des médicaments. 2010.

6 Bapt G . Mediator Santé : ces experts payés par les laboratoires.

7 Debré B. Servier savait que le Mediator était dangereux.. 8.2.2011

9 Industry funding and research

10 Ethique médicale. Colloque sur conflits d’intérêts en santé. Association Bien Prescrire. 2010, www.precscrire.org

11 MHRA- Medicines and Healthcare Products Regulatory Agency www.mhra.gov.uk

12 Debré B. Servier savait que le Mediator était dangereux. 8.2.2011.

13 Even P. L’état de la recherche en France et dans le monde. 4.12.2010. Le Nouvel Observateur.

14 FDA proposes new tougher procedures for membership on Advisory Committees. FDA press release. March 21,1007. www.formindep.org

15 Grassley, Kohl say public should know when phamacutical makers give money to doctors. 7.9.2007 US Physician Payments Sunshine Act.

16 Tabuteau D. L’expert et les politiques de santé publique. 2010.

17 La certification implique une définition et classification des risques de conflit d’intérêt : caractère actuel ou passé du lien, niveau du lien et de rémunération, rapport du lien avec le domaine expertisé (év. zones d’exclusion)

18 European Allergy White Paper. UCB Instiutute of Allergy 1997.

21 Le ’partenariat’ grandissant de l’OMS avec le secteur privé répond-il aux besoins en matière de santé publique ou aux priorités des compagnies ? Health Action International. Report 2001. www.haiweb.org 2001


Thème : Expertise

Mots-clés : Médecine


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L' auteur

Alain de Weck

Alain de Weck (1928-2013) a été professeur émérite d’immunologie et allergologie aux universités de Berne (Suisse) (...)

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