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Quelques thérapies folkloriques d’inspiration psychanalytique

Publié en ligne le 31 mai 2011 - Psychanalyse -

Le trait le plus effroyable commun à toutes ces thérapies est le profond manque d’intérêt pour la vérité ou l’exactitude.

T.D. Carroll

Le titre n’étant pas protégé – du moins en France –, tout le monde pouvait encore récemment s’acheter une plaque de cuivre et y faire graver « psychothérapeute » 1, pour la visser à sa porte. C’est une voie de sortie pour maints artistes impécunieux qui s’improvisent « art-thérapeutes » pour le meilleur parfois, pour le pire souvent. Mais pour sortir du lot des thérapeutes improvisés, le mieux est peut-être d’inventer une nouvelle théorie. Aussi voit-on fleurir, depuis plusieurs décennies maintenant, des psychothérapies pleines d’imagination et dont la réussite ne prouve pas que l’esprit sceptique a pris le dessus sur les superstitions.

Une recette qui a fait ses preuves, comme on le verra sur quelques exemples choisis, consiste à reprendre une affirmation d’un psychanalyste réputé (l’appel à l’autorité vous dispensant alors de justifier quoi que ce soit) et de la pousser jusqu’au bout. Ajoutez peut-être, pour rester dans l’air du temps, un brin de spiritualité à l’édifice conceptuel. Nul besoin de preuves ou d’expériences : affirmez simplement que votre pratique conforte chaque jour vos idées ou détaillez une « étude de cas », description édifiante faite par vous d’un client satisfait. Voici quelques exemples d’application de cette recette.

L’emprise du psychique sur le biologique

L’idée qu’un problème purement psychologique peut causer des troubles physiques est une vieille intuition. Avant Freud, Joseph Breuer avait déjà utilisé une forme de psychanalyse pour « soigner » Anna O., venue consulter, entre autres, pour une toux opiniâtre, dont Breuer pensait qu’elle était d’origine hystérique. Cette toux fut bientôt accompagnée de troubles de la vision, que le procédé de Breuer ne put faire disparaître.

Médecins et psychologues scientifiques s’accordent sur la réalité de certaines influences du psychologique sur le physique. Par exemple, l’induction de stress chez le rat augmente le risque d’ulcère. Néanmoins, les chercheurs restent prudents et n’évoquent en général que des facteurs de risque. Pour certains cependant, le besoin de preuve n’est pas aussi puissant que le goût de « l’observation clinique » et de l’intuition, si bien que l’idée probablement excessive d’un lien causal puissant entre les troubles psychologiques et physiques est, pour ainsi dire, entrée dans les habitudes des inventeurs de psychothérapies.

Lorsque le médecin Geerd Hamer perd tragiquement son fils en 1978 et apprend peu de temps après qu’il a développé un cancer des testicules, les ingrédients sont alors réunis pour qu’il élabore sa théorie de la Nouvelle Médecine Germanique 2, selon laquelle tous les cancers sont les conséquences de chocs psychologiques 3, et ne sont d’ailleurs pas des maladies, mais des réponses positives de l’organisme face au drame. Geerd Hamer passa plusieurs fois devant les tribunaux et fit même un séjour en prison pour escroquerie et complicité d’exercice illégal de la médecine, mais ses élèves semblent plus astucieux que lui pour éviter les foudres de la justice.

L’un d’entre eux, Claude Sabbah, se rapproche très nettement de la psychanalyse en reprenant à son compte l’interprétation par des jeux de mots chère à Jacques Lacan, ainsi que quelques autres concepts, dans une nouvelle théorie nommée Biologie totale des êtres vivants dont nous avons déjà évoqué les bizarreries 4. Le site prévensecte rapporte l’exemple suivant pour illustrer l’application des principes de la biologie totale : la résolution des problèmes d’une certaine « Michèle ». Puisque Michèle peut se lire mi-chèle, que « mi » veut dire « à demi » et que chèle est une anagramme de « lèche », c’est que Michèle n’a été léchée qu’à moitié (par sa mère). Aussi est-il évident (ah ?) que quelqu’un d’autre a remplacé la mère… pour l’autre moitié du léchage. On peut en déduire que le problème de Michèle vient d’une carence maternelle. Une telle rigueur logique ne peut que laisser sans voix.

Le passé enfoui

Un des fondements de la psychanalyse freudienne est l’idée que nos problèmes sont à chercher dans le passé enfoui. L’enfance est le temps où les troubles futurs se décident, pourrait-on dire. Retrouver ce passé dissimulé par l’inconscient coquin, voilà l’un des buts de l’analyse. Au goût de son disciple Otto Rank, Freud fut bien timide en ne remontant qu’à l’époque du complexe d’Œdipe. Rank proposa une source de névrose bien plus ancienne et tout aussi répandue : le traumatisme de la naissance.

Cette idée fut adoptée pour former des thérapies permettant de revivre activement la toute petite enfance, voire le drame de la naissance, afin de faire resurgir la souffrance initiale et donc [sic] aller mieux 5.

Numérologie psychanalytique

« II y a plus de vingt siècles, les pythagoriciens voyaient dans le nombre « la plus haute sagesse sous la forme la plus succincte ». Armés de leurs techniques de symbolisation et de dérivation verbale, les psychanalystes se sont réappropriés cette vision et ont fourni une version moderne du mysticisme des chiffres.

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À tout seigneur tout honneur : citons d’abord Freud. Il écrit par exemple que le chiffre 3 est un symbole « maintes fois démontré » des organes génitaux masculins (II 363). Deux remarques ici s’imposent. D’une part, Freud ne fournit guère les faits qui « démontrent maintes fois » cette équivalence symbolique. D’autre part, les différents psychanalystes, surtout ceux qui ont parlé avant la codification de la doctrine, ont donné les interprétations les plus différentes des mêmes chiffres. Pour ne pas rallonger ce chapitre, nous nous en tiendrons au chiffre 3.

Stekel — dont Jones (II 143) dit qu’il était « génial pour interpréter les symboles » — écrit : « Le 3, employé dans le langage courant pour indiquer une situation “en triangle”, peut avoir ce sens également dans le rêve : l’enfant qui voudrait s’imposer comme le 3e auprès du couple de ses parents » (cit. in Paneth, p. 8). — Jung (1958), dont on connaît l’intérêt pour la religion, voit dans le 3 « un nombre dont le symbolisme est commun et accessible à tous : la Trinité (...), le symbole central du christianisme ». — K. Abraham voit dans le même chiffre un symbole paternel : « Le nombre 7 est partout le nombre de l’abstinence (sabbat, etc.), l’expression du tabou ; mais en même temps le nombre de beaucoup de rites accomplis de manière compulsionnelle. C’est cette double signification qui me semble également justifier de former l’hypothèse que ce nombre est donné par la fusion de deux autres, et je crois qu’il faudra finalement s’en tenir à la signification de 3 = père et 4 = mère (les 3 patriarches et les 4 matriarches de la Bible, etc.) » (Lettre à Freud, 15-10-1924).

Les psychanalystes n’hésitent pas à recourir aux opérations de base de l’arithmétique pour arriver à une interprétation « cohérente ». Ici encore Freud donne l’exemple (1 pénis + 2 testicules, donc 3 = les organes sexuels masculins). Reconnaissons toutefois que le père de la psychanalyse s’est montré un peu moins audacieux que son ami W. Fliess... Certains psychanalystes ne reculent pas devant les opérations les plus alambiquées. L. Paneth, par exemple, interprète le 4 « comme un 2 à la puissance 2 », « symbole d’une situation très problématique, d’une urgente nécessité d’analyse ». Quand un de ses patients rêve que sa psychanalyse lui coûte 722 F, il divise d’abord par 2 (soit 361), puis extrait la racine carrée (soit 19), de façon à obtenir un nombre premier qui, lui, a un sens défini d’avance... Ce genre de divagation ne se publie pas dans une collection destinée à de petits illuminés. La traduction française du livre de Paneth Zalensymbolik im unbewusstsein a paru d’abord dans la Bibliothèque scientifique des Editions Payot, puis a été rééditée en 1976 dans la Petite bibliothèque Payot de façon à connaître une large diffusion... »

Jacques Van Rillaer, Les illusions de la psychanalyse, page 219.

Certains « thérapeutes » proposent de revivre la toute petite enfance de diverses manières 6. Jacqui Shiff invite par exemple les patients à mettre des couches-culottes, à sucer leur pouce et à boire au biberon. Arthur Janov peut vous apprendre à crier correctement au cours d’une séance de thérapie primale, pour évacuer la souffrance accumulée. D’autres thérapeutes vous font remonter plus loin, à la naissance même. Leonard Orr propose dans les années 1960 une technique de respiration qui doit nous remettre dans l’état de nouveau-né (malheureusement, cela n’a aucun effet sur les rides). D’autres préfèrent écraser le patient sous des matelas. En sortant des décombres, on ressent paraît-il la même chose qu’à notre première visite en maternité. Depuis qu’une fillette est morte étouffée pendant cette pratique, l’état du Colorado a interdit ces méthodes dites de rebirth, et le gouvernement des États-Unis les a condamnées en 2002 7.

Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Si la théorie de Rank est supérieure à celle de Freud, c’est qu’elle est moins timide ; mais on peut encore aller plus loin, et tout le monde ne s’en prive pas. Samuel Sagan, médecin de formation, cite explicitement la psychanalyse dont il s’inspire et qu’il pense avoir grandement améliorée avec la thérapie ISIS, fondée vers 1980. Grâce à une « régression », Sagan vous amène à (re)trouver vos vies antérieures 8. La karmathérapie est un exemple similaire et permet à bon nombre de personnes de se rappeler avec force détails du temps où ils étaient pharaons (si l’on se base sur les résultats de la karmathérapie, il y avait bien plus de pharaons et de généraux que d’ouvriers au temps de la grande Égypte…).

L’inconscient magique

Qu’il existe des processus inconscients (autrement dit, des choses que fait notre cerveau sans que nous le sachions) est une évidence ancienne, et non pas, comme certains défenseurs de Freud ont essayé de le faire croire, une invention du neurologue viennois. On pourrait appeler « l’inconscient » l’ensemble des ces processus, et l’existence d’un tel « inconscient » devient alors une banalité.

Ce n’est pas dans ce sens que les psychanalystes entendent ce mot. Le concept d’Inconscient (avec une majuscule), quoique central, varie d’un psychanalyste à l’autre, mais on peut résumer ainsi ce qui le caractérise presque toujours : l’Inconscient est réifié, voire personnalisé. Pour Freud, l’Inconscient est une entité douée d’une certaine forme de volonté, qui cache des souvenirs gênants, et organise dans l’ombre les mouvements de l’esprit.

Carl Jung va peut-être plus loin encore avec l’Inconscient collectif, sorte d’entité ayant des intentions et qu’on peut comprendre comme détachée des hommes particuliers. On voit bien qu’entre le constat que tous nos traitements mentaux ne nous sont pas accessibles consciemment, et ce concept étrange d’Inconscient, on a fait un grand pas en direction d’une interprétation magique.

Intermédiaire entre l’Inconscient individuel et l’Inconscient collectif des foules, il était facile de concevoir un « Inconscient familial », volonté opaque qui unit les membres d’une même famille. C’est sur cette base fort peu scientifique que Anne Ancelin Schützenberger fonda sa théorie, la « psychogénéalogie », dont nous avions déjà parlé à la suite d’une longue émission de télévision qui lui avait été dédiée 9. Dans la théorie de Schützenberger, les problèmes psychologiques des uns peuvent rejaillir sur la santé mentale des autres, parfois un siècle plus tard, et cela même si le problème initial est totalement inconnu de tous depuis plusieurs générations. L’inventrice de la psychogénéalogie, qui cite souvent Freud avec délice et le tient manifestement pour un grand penseur, s’appuie sur la méthode du génosociogramme et le syndrome des anniversaires.

Un génosociogramme est un arbre généalogique, que le client construit avec l’aide du thérapeute, où apparaissent autant de dates que possible (naissances, morts, et tout événement important concernant les ancêtres). Comme on inclut les oncles, grands-oncles, tantes, etc. plusieurs générations en arrière, ces génosociogrammes regroupent souvent entre 50 et 100 dates. Or, Schützenberger a « remarqué » que, bien souvent, certaines dates coïncident, ce qu’elle considère comme une observation suffisamment frappante pour en déduire qu’il y a là matière à considérations psychologiques. Bien des gens la suivent sur cette pente… mais pas les statisticiens, qui savent depuis longtemps calculer la probabilité de coïncidence de deux dates parmi 50, et que le résultat dépasse 95 %... Autrement dit, si l’on choisit 50 dates au hasard, il serait très étonnant qu’il n’y ait pas deux dates identiques (mêmes jour et mois, mais pas nécessairement même année)… Mais Schützenberger ne s’encombre pas de ces détails techniques et considère que ces coïncidences forment un argument suffisant pour appuyer sa théorie d’un Inconscient familial qui, non seulement agit en douce, mais retient même des dates anniversaires que nous autres, pauvres humains conscients, avons tant de mal à fixer dans nos mémoires.

C’est donc bien d’un Inconscient magique qu’il s’agit, et nous sommes là très loin des seuls processus à l’œuvre dans les illusions d’optique ou les illusions cognitives.

Les constellations familiales utilisent un peu la même idée d’un Inconscient magique commun. Cette thérapie se fonde sur des sortes de jeux de rôles : l’un des patients (il s’agit d’un travail de groupe) place à sa guise les participants en leur attribuant des rôles (le père, Dieu, une sœur, etc.). Une fois en place, les acteurs jouent comme ils le sentent le rôle qu’on leur a collé. Les thérapeutes affirment que, lors de ces séances, un certain nombre d’événements oubliés refont surface. Comment expliquer cela, alors que les participants ne connaissent même pas la famille ou l’histoire du patient ? Par une forme d’Inconscient, de « ressenti » collectif, qui exprime le passé malgré nous…

Quelle vérité ?

Pour ceux qui ne s’y adonnent pas, les constellations familiales ou la karmathérapie ne sont pas seulement fausses : elles sont absurdes. Comment expliquer, pouvons-nous nous demander, que des gens sains d’esprit puissent adhérer à de telles croyances ? Une explication apparaît lors des discussions qu’on peut avoir avec les tenants des ces théories : ils adoptent généralement un point de vue relativiste radical, affirmant, en gros, que la vérité n’existe pas.

L’idée qu’il n’y a pas de vérité, ou qu’il y en a plusieurs, est loin d’être intuitive, mais on peut comprendre d’où elle vient en retraçant ses formes moins radicales dans la psychanalyse, et même dans les psychothérapies en général. Lors d’une thérapie, si un patient souffre à cause d’un événement passé, d’un souvenir qui le hante, le fait que ce souvenir soit réel ou non n’a aucune importance, dans le sens où la conséquence est la même dans les deux cas. Il est donc rationnel de dire, dans un sens précis, que « la vérité du patient » (c’est-à-dire sa représentation de la vérité) explique son mal-être, et que « la vérité » (objective) n’est pas la plus importante.

De cette affirmation, on risque alors de glisser, si l’on n’y prend garde, à une autre pour le coup bien plus difficile à tenir : celle qu’il n’existe tout simplement pas de vérité, mais seulement « des vérités ». Certains psychanalystes ont utilisé, sciemment ou non, ce glissement pour échapper aux démonstrations de l’inefficacité des thérapies psychanalytiques, en disant « c’est sans doute la vérité statistique, mais non pas notre vérité de psychanalyste ».

S’il n’y a pas de vérité, pas de preuve qui tienne, alors on peut tout affirmer. C’est ainsi que John Mack utilisait l’hypnose pour vous plonger dans les vies antérieures durant lesquelles vous avez été enlevé par des extra-terrestres. Mack affirmait à la fois que ces enlèvements (ou « abductions ») n’avaient pas existé au sens habituel de la vérité, mais qu’à un certain niveau cosmique, ils étaient réels… Doreen Virtue propose une thérapie par les anges, et elle vous permet de décrypter les messages codés que les braves entités ailées vous envoient sous forme de nombres… Dans un sabir obscur, on peut aussi lire des descriptions de la sophianalyse, qui entend elle aussi dépasser la psychanalyse en réconciliant « anthropologie et métapsychologie »…

Un non-lieu pour la psychanalyse ?

Les diverses « thérapies » évoquées ici se revendiquent toutes de la psychanalyse, ou ont de toute évidence pioché dans le bréviaire psychanalytique plusieurs de leurs fondements théoriques. Pour autant, accuser les psychanalystes de ces dérives est évidemment un peu rapide : les psychanalystes ayant pignon sur rue refusent habituellement en cœur d’admettre comme psychanalystes ces thérapeutes qu’ils considèrent comme de formidables farfelus.

Pourtant, si le cri primal, la thérapie par les anges ou la sophianalyse ne peuvent être assimilés à l’une ou l’autre des psychanalyses « pur sucre », c’est bien l’esprit et la méthode psychanalytique qui leur permet d’exister, et cela pour deux raisons.

La première est que bien des hypothèses de base sur lesquelles elles se construisent sont empruntées aux grands noms de la psychanalyse. Qu’il s’agisse de l’obsession frénétique d’un passé enfoui de plus en plus lointain, de la personnification de l’Inconscient ou de la mystique du symbole, ces éléments se trouvent déjà chez Otto Rank, Carl Jung ou Jacques Lacan, même s’ils sont ici poussés plus loin.

La seconde est que l’adoption de la « méthode de recherche » psychanalytique permet de publier et de diffuser n’importe quelle théorie en fournissant comme seuls arguments des sophismes littéraires, des « analyses cliniques » non encadrées 10, l’appel au bon sens ou à la notoriété usurpée de feu les fondateurs des psychanalyses. De tout cela ressort un relativisme cognitif (la vérité n’existe pas en dehors de l’homme 11) et un mépris pour la démonstration et la procédure scientifique.

En science, la spéculation et l’imagination sont les bienvenues, mais les hypothèses sont ensuite triées et vérifiées. L’intuition d’une répétition anormale de date – qui présida, semble-t-il à la naissance de la psychogénéalogie – donnerait aussitôt lieu, selon les critères scientifiques, à la vérification statistique qu’il y a bien une répétition anormale de dates ! Cette toute première vérification élémentaire ne fut jamais effectuée parce que les « faits » et la réalité n’ont, pour Anne Ancelin Schützenberger et bien d’autres, aucune espèce d’importance.

Les thérapies drolatiques que nous avons évoquées ne sont donc pas des psychanalyses reconnues par les associations psychanalytiques. Néanmoins, leur histoire illustre en les reproduisant deux défauts majeurs et complémentaires des psychanalyses : une base théorique totalement spéculative et un dédain, si ce n’est un mépris, pour la méthode scientifique. L’affirmation et la rhétorique y tiennent lieu de preuves, l’intuition de fait tangible, l’étude de cas d’expérience contrôlée.

Anna O., le mythe fondateur de la thérapie freudienne
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Freud écrit en 1910 que le traitement princeps de la psychanalyse, au sens où il entend lui-même ce terme, a été réalisé par Breuer : « Le Dr. Joseph Breuer appliqua pour la première fois ce procédé à une jeune fille souffrant d’hystérie (1880-1882). Nous devons donc nous occuper d’abord de l’histoire de cette malade et de son traitement. »*

Cette jeune fille, appelée Anna O, avait consulté Breuer (spécialisé en médecine interne) pour une toux opiniâtre, que celui-ci qualifia d’hystérique. Peu après le début du traitement, d’autres symptômes apparurent, notamment des troubles de la vision. Breuer s’est alors occupé quotidiennement de la patiente, et des troubles de plus en plus théâtraux se sont développés.

Breuer publiera le cas seulement 13 ans plus tard, cédant ainsi à l’insistance de Freud. Il écrira qu’Anna O se trouva libérée de ses troubles, mais qu’il lui fallut encore beaucoup de temps avant de trouver l’équilibre mental. De son côté, Freud ne cessera d’écrire pour le public : « Par ce procédé, Breuer réussit, au prix d’un long et pénible travail, à libérer sa malade de tous ses symptômes. »** À quelques amis et disciples fiables, il confiera que la réalité était fort différente…

Henri Ellenberger, le célèbre historien de la psychiatrie, a découvert en 1971 des lettres de Breuer et d’autres documents à la clinique psychiatrique de Kreuzlingen, qui montrent que la thérapie avait été un lamentable échec ! Entre le moment où Breuer reçut la patiente pour une toux rebelle et le moment où il l’envoya dans cette clinique, un an et demi plus tard, la santé mentale d’Anna n’avait fait que se dégrader. La patiente avait conservé la plupart de ses symptômes et était devenue une morphinomane grave (Breuer avait prescrit de la morphine au cours de son « traitement par la parole », un « détail » passé sous silence dans les Études sur l’hystérie). Durant cinq ans, Anna O fera de longs séjours dans cette clinique avant d’aller relativement bien… Freud était au courant de ces faits. L’histoire de la psychanalyse s’est édifiée sur un mensonge parfaitement conscient***.

Jacques van Rillaer

* « Ueber Psychoanalyse » (1910), Gesammelte Werke, Fisc, VIII p. 3.

** Voir par exemple dans Autoprésentation (1925), Œuvres complètes, PUF, XVII, p. 68.

*** Pour plus de détails, voir par exemple M. Borch-Jacobsen, Souvenirs d’Anna O. Une mystification centenaire, Aubier, 1995, 120 p. ; M. Borch-Jacobsen dans C. Meyer et al., Le Livre noir de la psychanalyse, Les Arènes, 2005, p. 21-30.

1 La loi Accoyer dont le décret d’application est paru il y peu modifie un peu la donne. La totalité du décret est consultable à l’adresse https://www.legifrance.gouv.fr/affi....

2 Lire par exemple Les psychanalyses. Des mythologies du XXe siècle ? de Jacques Van Rillaer et moi-même, paru chez Book-e-Book.

3 Cette généralisation universelle à partir d’un cas unique (le sien) rappelle étrangement la genèse de la théorie du complexe d’Œdipe, déclaré universel par Freud après qu’il fit des rêves érotiques où sa mère apparaissait. Lire Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole, Grasset, 2010 – notamment la première partie.

4 Lire à ce propos « La biologie totale à la Sorbonne » de Nadine de Vos dans le n° 279 de Science et pseudo-sciences (novembre 2007)

5 O. Rank (1924) Le traumatisme de la naissance. Trad., Payot, 1968.

6 Cette liste est issue de celle, plus étoffée, de Robert Todd Carrol, disponible sur https://www.sceptiques.qc.ca/dictio....

7 Voir http://www.antisectes.net/rebirth.htm (disponible sur archive.org—20janv.2020).

8 À ma connaissance, Freud n’a pas parlé de vies antérieures. En revanche, comme on peut le lire dans Le livre noir de la psychanalyse, éditions les Arènes, 2010, dirigée par Catherine Meyer, ou dans le livre de Michel Onfray cité plus haut, il croyait à la télépathie, à l’occultisme, à la numérologie et au spiritisme… et affirmait même que ces disciplines avaient beaucoup de choses à apporter à la psychanalyse.

9 Psychogénéalogie dans l’étrange lucarne. Science et pseudo-sciences, 282, 23-30

10 Freud explique lui-même qu’il ne prend pas de note pendant les séances, mais seulement à la fin de la journée, soit après avoir vu 8 à 10 patients… il est bien évident que ce qu’il note alors n’a pas valeur de preuve, ni même d’observation sérieuse.

11 Lire par exemple, de Alan Sokal et Jean Bricmont (2005), Pseudosciences et postmodernisme, Odile Jacob.

Publié dans le n° 293 Hors-série Psychanalyse de la revue


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L' auteur

Nicolas Gauvrit

Chercheur en sciences cognitives au laboratoire Cognitions humaine et artificielle (CHArt) de l’École pratique des (...)

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