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Frédéric Joliot-Curie et l’arme atomique

Publié en ligne le 10 juillet 2004 - Nucléaire -
par Michel Pinault

Invité par l’AFIS à parler de Frédéric Joliot-Curie, j’ai choisi de concentrer mon propos sur ses rapports avec les applications militaires de l’énergie atomique et l’impact qu’elles eurent sur la nature de son engagement public. Celui qui avait consacré les deux années précédant la défaire de la France, en 1940, à des travaux sur la réaction en chaîne dans l’uranium avec l’espoir de libérer l’énergie contenue dans le noyau, se trouva en effet engagé, en 1945, dans un défi dont le caractère ambigu n’allait se révéler que progressivement : vouloir, en créant le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) à la Libération, replacer la France dans la course à la domestication de l’« énergie atomique » - comme on disait alors - alors que la formidable puissance contenue dans l’atome venait d’être révélée au monde par les bombardements de Hiroshima et Nagasaki.

Pendant l’été 1945, pour la première fois depuis l’été 1939, les Joliot se reposaient en Bretagne. C’est alors que survint la nouvelle du bombardement atomique sur la ville japonaise d’Hiroshima. Dans L’Humanité du 10 août, Joliot déclara : « Personnellement, je suis convaincu qu’en dépit des sentiments provoqués par l’application à des fins destructrices de l’énergie atomique, celle-ci rendra aux hommes, dans la paix, des services inestimables ». Pourtant, la nouvelle l’atteint brutalement. Son élève Victor Henri s‘en souvient en ces termes : « Il fut très déprimé par la nouvelle et avait l’impression d’avoir été pris au piège, et d’être en partie responsable à cause de ses travaux d’avant-guerre. Pour lui, l’utilisation de l’énergie nucléaire ne pouvait se justifier que pour le bienfait de l’humanité ».

A la fin de la guerre, dans le monde entier, les « atomistes » - comme ceux-ci avaient pris l’habitude de se désigner à Los Alamos - se trouvèrent brutalement à la fois en position de pouvoir influer sur des décisions essentielles et confrontés à un contexte politique qui les dépassait.

1946-48, l’entrée en guerre froide

Les savants au pouvoir

En France, la fin du mois de septembre 1945, le mouvement conduisant à la naissance du Commissariat à l’Énergie Atomique s’accéléra. Finalement, le 3 janvier 1946, le général de Gaulle nomma, pour cinq ans, les membres du Comité de l’énergie atomique : Irène et Frédéric Joliot-Curie, Francis Perrin et Pierre Auger, accompagnés du ministre de la Reconstruction, Raoul Dautry. Par cet acte, il donna effectivement vie au CEA. Il mit les savants au pouvoir. Le 19 mars, lors de la première séance plénière du CEA, sous la présidence effective du président du Gouvernement provisoire, Joliot proposa un projet de déclaration sur la politique atomique de la France : « La France, y lisait-on, apportera tout son concours pour faire aboutir le programme de la Commission de l’Énergie Atomique de l’ONU consistant notamment dans l’interdiction des armes atomiques et à l’établissement des mesures de contrôle. Dès maintenant la France déclare qu’elle n’entreprendra pas la fabrication d’armes fondées sur l’Énergie Atomique ».

Un mouvement des savants

Au lendemain des explosions d’Hiroshima et de Nagasaki, le président Truman fixa en ces termes le cadre intangible de la politique atomique américaine : « Nous devons donc, disait-il, nous constituer nous-mêmes en dépositaires de cette nouvelle force afin d’éviter qu’il en soit fait un dangereux usage et d’en orienter l’utilisation pour le bien de l’humanité. » Joliot fut aussitôt en mesure de l’interpréter ces propos à la lumière de son expérience, depuis un an, de la politique atomique des Anglo-Saxons. Ses déclarations publiques, après le 9 août 1945, furent donc l’occasion des prises de position discrète contre le secret et le monopole nucléaire. Lors de sa conférence du 13 novembre 1945 sur « La désintégration atomique », répétée plusieurs fois devant divers auditoires, il définissait les principes d’une politique atomique de paix : « Il n’est pas bon, disait-il, que la question soit discutée uniquement par des hommes d’état, entre M. Truman et M. Attlee : les hommes de science ont leurs responsabilités. » Il suggérait « qu’un organisme international de contrôle soit chargé de veiller sur la grande invention et qu’un conseil de sécurité soit constitué avec un comité consultatif qui lui permette de s’entourer des avis de tous les spécialistes ». Il insistait enfin sur la responsabilité des scientifiques : « Si les savants sont en désaccord avec la politique de leur gouvernement relative à l’usage de leurs inventions, disait-il, ils devraient se mettre en grève pour obtenir gain de cause ».

Joliot exprimait ainsi des idées qu’il n’était pas toujours le premier à avancer, même s’il était en France leur principal porte-parole. Beaucoup avait été dit, très tôt, par exemple par Niels Bohr, mais aussi par des chercheurs associés au projet Manhattan groupés au sein des Atomic Scientists, par ceux qui voulurent empêcher son utilisation sur le Japon - les auteurs du Rapport Franck . Bohr s’adressa au président Roosevelt a plusieurs reprises en 1945. Piotr Kapitza, membre des comités mis en place par Béria pour diriger l’effort soviétique dans le domaine atomique, décida de quitter ces instances en écrivant ses raisons à Staline. Il écrivit à Bohr : « En ce moment, je suis très inquiet au sujet du problème de la collaboration internationale en science, laquelle est absolument nécessaire pour le bon progrès de la culture dans le monde. Les découvertes récentes en physique nucléaire et la fameuse bombe atomique prouvent une fois de plus, je crois, que la science, loin d’être une distraction d’universitaires est un des facteurs qui peuvent influencer la politique mondiale.(...) Je me demande parfois quelle doit être, en ce cas, la bonne attitude des scientifiques. J’aimerais beaucoup, à la première occasion, discuter de ces problèmes avec vous personnellement et je pense qu’il serait judicieux de les soumettre à un débat au cours de quelque rencontre internationale de scientifiques ».

Joliot était en correspondance avec tous ces physiciens. Tous convergeaient : contre le secret et pour la coopération en matière scientifique, pour le contrôle international des applications de l’énergie atomique, pour une fonction d’expertise confiée aux scientifiques. Les 20 et 21 juillet 1946, la Fédération Mondiale des Travailleurs Scientifiques (FMTS) fut créée, à Londres. Dix huit associations de quatorze pays avaient envoyé des délégués ou des observateurs. Aucun représentant de la science soviétique, polonaise ou de tout autre pays au-delà du « rideau de fer » n’était présent. Joliot fut porté à la présidence.

La négociation atomique à l’ONU

La Commission de l’énergie atomique à l’ONU (UNAEC), créée à Londres le 26 janvier 1946, devait tenir sa première session à New York, à la fin juin 1946. Le 17 mars, le comité gouvernemental américain dirigé par David Lilienthal avait adopté le rapport qui, reprenant l’avis des scientifiques du monde entier, proposait l’établissement d’un contrôle international de l’énergie atomique fondé sur la libre inspection de toutes les installations par une autorité de développement atomique internationale (ADA). Cela équivalait à proposer l’abandon du monopole atomique américain. Les milieux dirigeants, l’opinion, et même le délégué américain à l’UNAEC, Bernard Baruch, n’y étaient pas prêt. Baruch amenda donc le Rapport Lilienthal qui se transforma en un Plan Baruch : l’arrêt de la fabrication des bombes n’aurait lieu qu’après la mise en place complète du système de contrôle et le transfert de l’essentiel du pouvoir du conseil de sécurité à l’ADA ; des représailles, y compris atomiques, viseraient ceux qui violeraient les dispositions du plan ; le droit de veto au conseil de sécurité de l’ONU serait supprimé dans le cas de sanctions concernant l’application de ce plan. Le délégué soviétique à l’ONU, Andrei Gromyko, fit aussitôt une contre-proposition fondée sur l’interdiction immédiate de l’arme nucléaire et le refus de l’affaiblissement du rôle du conseil de sécurité.

Le débat s’enlisa immédiatement, polarisé sur le problème annexe du droit de veto, sans qu’on puisse mesurer si les Soviétiques avaient sincèrement envisagé d’accepter un contrôle sur leur territoire avec les limitations de souveraineté que cela supposait. Oppenheimer expliquera que le plan était condamné d’avance parce qu’il impliquait « une remise en question radicale des fondements du pouvoir étatique (soviétique) et de ce pouvoir lui-même ». Joliot continua d’exprimer un certain optimisme bien qu’il avait déclaré : « Si un tel accord était impossible, c’est mon opinion personnelle que les savants qui s’occupent de l’énergie nucléaire ne devraient pas continuer leurs travaux dans ce domaine ».

Les physiciens promus experts au sein du comité Kramers adoptèrent à l’unanimité, en septembre, un rapport reconnaissant « la possibilité technique d’exercer un contrôle atomique efficace ». Il était désormais évident qu’un accord international sur le contrôle ne dépendait pas de difficultés techniques, et qu’il relevait de la seule volonté politique d’aboutir. Ce rapport s’inscrivit donc, à la suite du Rapport Lilienthal, dans la continuité d’une action des scientifiques non seulement pour mettre leurs compétences et leurs conseils à la disposition des hommes politiques, mais aussi jouer un rôle actif et prendre leurs responsabilités.

1948-50, Les débuts du Mouvement de la Paix

En raison de l’impasse dans laquelle se trouvèrent les négociations à l’UNAEC, Joliot vécut une année 1946 douloureuse. En 1947, il fut en mesure d’apprécier la gravité de la proclamation, au mois de mars, de la « doctrine Truman ». A mesure que la tension croissait entre les Occidentaux et l’URSS, l’opinion tendit à se faire à l’idée d’une guerre « inévitable ».

Les effets du contexte de la guerre froide

Le 15 décembre 1948, date à laquelle ZOÉ, la pile du CEA, divergea, fut pour Joliot le dernier grand sommet de sa carrière. Alors que le CEA avait réussi à atteindre son premier grand objectif et justement parce qu’il l’avait atteint, il entra dans des turbulences dont il ne sortirait plus.

Le 18 mars 1948, Irène Joliot, arrivant à New York, se vit refuser l’entrée aux États-Unis. Elle fut détenue pendant une nuit à Ellis Island. Le même jour, au Conseil de la République, le président du bureau de l’intergroupe de droite, Henri Monnet, soutint un amendement tendant à réduire les crédits affectés au CEA et invitait le gouvernement « à prendre toutes mesures(...) permettant de préserver de toute ingérence étrangère le commissariat de l’Énergie atomique en particulier et les institutions de recherches scientifiques de défense nationale en général ». L’amendement ne fut repoussé que de justesse, par 83 voix, communistes et apparentés, contre 79. Les socialistes et le MRP s’abstinrent. Joliot devait admettre que, quoiqu’il dise et fasse, quel que soit son passé, il était suspect et le resterait, parce qu’il était communiste. Raymond Aron, dans Le Figaro, témoignait alors de la dérive en train de se produire à droite : « Les communistes français, écrivait-il, ne sont pas des citoyens de la IVe République, nous ne serions pas citoyens de la République soviétique française (ils ne nous laisseraient d’ailleurs pas le temps d’hésiter). Ils trahissent notre France, nous trahirions la leur ».

L’Humanité entama immédiatement une campagne sur le nom de Frédéric Joliot-Curie. Les réactions dans le monde scientifique furent vives. Borel, Lebeau, Cotton, Maurice et Louis de Broglie, Delépine, Cacquot, tous membres de l’Académie des Sciences et conseillers scientifiques du CEA, publièrent un communiqué marquant leur confiance dans Joliot et exprimant « leur conviction que le Commissariat à l’Énergie Atomique est dirigé par la personnalité la plus qualifiée, qui anime et conduit avec ardeur dans l’intérêt du pays l’important service qui lui est confié ».

La crise de l’après-ZOÉ

Entre 1949 et 1950, l’année de ses cinquante ans, Frédéric Joliot vécut des mois décisifs, de ceux qui fixent définitivement ce qu’aura été la trajectoire d’une vie, qui éclairent autrement tous ses autres moments. Alors qu’il était, lorsque ZOÉ divergea, au sommet de sa carrière de scientifique et d’homme d’entreprise, sa décision, prise quelques semaines plus tard, de devenir le président du congrès mondial des Partisans de la Paix montra qu’il était prêt à tout remettre en cause. Pouvait-il encore peser dans l’évolution de la question nucléaire mondiale ? A une fuite en avant dans cette conviction, y avait-il une alternative ? Les « savants au pouvoir », en France et ailleurs, se trouvèrent alors pris dans des courants contraires qui leurs firent mesurer les limites de leur capacité à influer sur les orientations majeures de la vie des sociétés. Il leur fallut choisir entre ce pouvoir et la raison.

Le 5 janvier 1949, Joliot déclara à la presse anglo-américaine en France que les travaux menés au CEA « qui seraient susceptibles d’applications meurtrières (resteront) secrets » tant que la bombe atomique n’aura pas été mise hors-la-loi par l’ONU. Il se ralliait donc, partiellement, au secret. Il ajouta, venant sur le terrain personnel : « Un communiste français, comme n’importe quel autre citoyen français occupant un poste qui lui est confié par le Gouvernement, ne peut honnêtement communiquer à une puissance étrangère quelle qu’elle soit des résultats qui ne lui appartiennent pas mais qui appartiennent à la collectivité qui lui a permis de travailler ».

Ces déclarations provoquèrent un violent conflit avec la direction du PCF. Dix jours plus tard, France-Soir annonça qu’il avait été « désavoué par le bureau politique du parti communiste » et accusé de « titisme ». Puis, Jacques Duclos prononça un discours, à l’occasion du 25ème anniversaire de la mort de Lénine : « Un communiste (...) ne considère pas l’URSS comme un pays étranger semblable à d’autres, y proclamait-il.(...) Les combattants du socialisme, du communisme, tous ceux qui ont les regards tournés vers l’avenir peuvent dire : "Chaque homme de progrès a deux patries, la sienne et l’Union soviétique, le grand pays du socialisme" ». Il s’agissait donc bien d’une polémique publique entre le parti communiste et son « grand physicien ».

Sans nouvelles de la direction du parti, Joliot finit par demander un rendez-vous au responsable des intellectuels communistes, Laurent Casanova. Une discussion de plus de cinq heures s’ensuivit, apportant à Joliot la confirmation des critiques du bureau politique à son égard. Il demanda à rencontrer Thorez et posa des conditions, menaçant même de quitter le PCF. En s’appuyant sur sa position professionnelle, sur son « capital de notoriété », il maintint alors ses positions, en opposition avec ce qu’exigeait l’« esprit de parti ». Il obtint même de devenir un des animateurs de la « politique de paix » du PCF.

Le Mouvement de la Paix, du Congrès de Pleyel (avril 1949) à l’Appel de Stockholm (mars 1950)

La menace d’une Apocalypse nucléaire prochaine obsédait désormais les contemporains de ces années de guerre froide. Elle devint aussi un thème de propagande, au point que certains historiens qui considèrent que la « lutte pour la paix » fut une formule politique, plaquée à partir de la création du Kominform, en septembre 1947, sur la réalité française, ne retiennent que cette intrumentalisation de la menace atomique par le bloc soviétique, négligeant d’ailleurs parfois d’observer son instrumentalisation symétrique par l’autre bloc. Ils semblent négliger ainsi l’existence d’un risque réel de conflagration, celui qui bouleversait alors bien des atomistes.

Le 20 avril 1949 s’ouvrait, à la salle Pleyel, le congrès mondial des partisans de la paix. Joliot-Curie prononça le discours d’ouverture, dans une salle constellée de reproductions de la colombe dessinée par Picasso, devenue la colombe de la paix. En marge du Congrès, le 23 avril, se tint une « Conférence nationale des Intellectuels pour la paix ». Joliot y prononça une phrase, brandie ensuite comme un slogan : « Si demain le gouvernement français nous demandait d’orienter nos travaux vers un but de destruction, nous répondrions non ! » Cet appel reprenait la position qu’il avait exprimée, à titre personnel dès le printemps 1946, et elle voulait devenir le premier pas d’un mouvement massif dans le monde scientifique.

L’annonce par le président Truman de l’acquisition de la bombe atomique par l’URSS survint en septembre 1949, après tout un été de rumeurs. Le 31 janvier 1950, sa décision de lancer la fabrication de la bombe à hydrogène, arme encore plus terrifiante que la bombe atomique, provoqua des répercussions considérables. La prise de position publique de plus de la moitié des membres du General Advisory Committee, présidé par Oppenheimer, contre le programme de fabrication de la bombe H, date du 30 octobre 1949. Dans leur longue déclaration, ils la qualifiaient d’« instrument de génocide ».

Le développement de ces prises de position fut suivi d’autant plus près par Joliot qu’il considérait que la lutte pour l’interdiction de la bombe atomique ne pouvait aboutir que si un mouvement majoritaire des scientifiques se dessinait aux États-Unis et si certains hommes politiques étaient gagnés à cette cause. Le comité du congrès mondial des Partisans de la Paix se réunit le 15 mars, à Stockholm. Joliot y évoqua la bombe à hydrogène et les responsabilités éthiques qu’elle entraînait : « Les scientifiques, disait-il, acquièrent chaque jour de plus en plus le sens de leur responsabilité sociale. Comme je l’ai déjà dit maintes fois, les scientifiques ne doivent pas être les complices de ceux qu’une mauvais organisation sociale laisse exploiter les résultats de leurs travaux à des fins égoïstes et malfaisantes ». La session s’acheva avec l’adoption de l’Appel de Stockholm : « Nous exigeons l’interdiction absolue de l’arme atomique, arme d’épouvante et d’extermination massive des populations. Nous exigeons l’établissement d’un rigoureux contrôle international pour assurer l’application de cette mesure d’interdiction. Nous considérons que le gouvernement qui, le premier, utiliserait, contre n’importe quel pays, l’arme atomique, commettrait un crime contre l’humanité et serait à traiter comme criminel de guerre. Nous appelons tous les hommes de bonne volonté dans le monde à signer cet appel ».

Quinze jours après avoir fait adopter cet Appel, Joliot participa au 12e congrès du PCF. Il y lança la formule que allaient retenir tous les commentateurs : « Jamais, dit-il, les scientifiques progressistes, les scientifiques communistes, ne donneront une parcelle de leur science pour faire la guerre contre l’Union Soviétique.(- Longs applaudissements et hourras des délégués debout) ». Ce faisant, il s’attendait à déchaîner les fureurs de la presse et des milieux. Selon Bertrand Goldschmidt, un des dirigeants du CEA, Joliot leur déclara alors : « Si cette fois le gouvernement ne me chasse pas, qu’est-ce qu’il leur faut ? » Il faut qu’il donc admettre qu’il ait voulu cette fin. Il faut qu’il ait eu assez de raisons personnelles de souhaiter qu’une mesure aussi pénible à supporter que la révocation, fut prise contre lui parce qu’il s’était convaincu qu’on mènerait, tôt ou tard, au CEA des recherches à but militaires.

1950-55, Contre les essais nucléaires

La campagne de signatures en faveur de l’Appel de Stockholm aboutit à la collecte de 400 millions de signatures dans le monde pendant l’été 1950, dont 14 millions en France. Le déclenchement des hostilités en Corée, le 25 juin, lui donna une nouvelle dimension. La population dans son ensemble prenait brutalement conscience que la paix ne tenait, selon la formule de Thorez, « qu’à un fil ».

L’arme thermonucléaire

Le 1er novembre 1952 le premier dispositif à fission thermonucléaire, d’un poids de plus de 60 tonnes et d’une puissance de 3 mégatonnes, était essayé avec succès par les chercheurs américains dans l’atoll d’Eniwetok. Dès le mois d’août 1953, ce fut le tour des Soviétiques. L’ère atomique entra ainsi dans une seconde phase.

Quelques semaines plus tard, à Vienne, Joliot déclarait : « Il est inadmissible que ces armes nouvelles de destruction massive, dont certains scientifiques cherchent chaque jour à accroître l’efficacité, dans un dessein criminel, ne soient pas déjà, d’un commun accord, mises hors la loi et qu’un contrôle rigoureux n’en assure pas l’élimination. La bombe atomique et son perfectionnement la bombe à hydrogène, les armes biologiques sont des armes aveugles dont on ignore l’étendue des effets dans l’espace et dans le temps. Par exemple, peut-on affirmer aujourd’hui que les bombes atomiques, en dehors des suites que l’on connaît, n’auront pas de conséquences plus graves encore dont souffrira plus tard l’humanité ? ».

Joliot donna dès lors la priorité à son action pour réunir les conditions favorables à la réunion d’un congrès international de savants sur la question des armements. Les premiers contacts, datant de l’assemblée générale de la FMTS en avril 1951, avaient donné peu de résultats. Pourtant, de nombreux scientifiques étaient convaincus que l’humanité était directement menacée par les retombées radioactives. L’agitation entretenue par les scientifiques n’aboutit à aucun moratoire sur les essais. Lorsque le philosophe britannique Bertrand Russell fit, à Noël 1954, des déclarations connues ensuite sous le titre de « Man’s Peril », Joliot décida de prendre contact avec lui. afin de tenter ensemble de réunir une conférence destinée à élaborer une « déclaration collective et objective ». Agissant comme président de la FMTS mais marqué par son appartenance au parti communiste, il s’adressait à un de ces intellectuels libéraux qui étaient idéologiquement des plus éloignés de lui et il proposait qu’une action commune soit envisagée. Dès le 5 février, Russell répondit positivement et proposa à Joliot la rédaction d’un manifeste qui rassemblerait quelques personnalités de premier plan.

Mais Joliot était en difficulté avec ses propres amis. Le 3 mars, l’Humanité publia une lettre de Maurice Thorez qui reprochait au quotidien communiste Les Nouvelles de Bordeaux et du Sud-Ouest, de « se laisser aller aux exagérations (qui), selon Thorez, ne peuvent que porter de l’eau au moulin des impérialistes américains qui voudraient préparer impunément la guerre atomique ». Et de faire appel à Molotov qui venait de déclarer qu’en cas de guerre « ce n’est pas la "civilisation mondiale” qui périra, aussi grand que puisse être le préjudice causé par une nouvelle agression. Mais c’est le système social déjà pourri, avec sa base impérialiste imprégnée de sang ». Voilà donc Joliot dans une situation qui n’était pas inédite : il était de nouveau critiqué par la direction du parti et par le secrétaire général lui-même. Comme en 1949, l’attaque se produisait de biais. Joliot songea alors à démissionner. La tension fut à son maximum. Pour lui, un cap avait été franchi. Il comprenait désormais qu’il n’était pas en mesure d’imprimer son orientation au CMP. Il était bien décidé à continuer d’agir de son côté.

L’Appel Einstein-Russell

Pendant le mois d’avril 1955, les contacts entre Joliot et Russell entrèrent dans leur phase finale et, le 9 juillet, à Londres, Russell rendit public le texte de la « Déclaration au sujet des armes nucléaires », connue sous le nom d’Appel Einstein-Russell, finalement paraphée par onze personnalités dont Frédéric Joliot-Curie. Ce texte commençait par une invitation aux scientifiques à se réunir en une conférence internationale. Le Monde consacra sa une à l’événement, écrivant : « La lutte contre la bombe atomique cesse ainsi définitivement de passer pour un monopole de la propagande communiste ». C’est bien le but que recherchait Joliot. Que Le Monde le reconnaisse et cela devenait une sorte de vérité. De son côté, le parti communiste critiqua l’opération avec discrétion. En fait les communistes furent mis par Joliot devant le fait accompli

Il fut convenu, d’accord avec le premier ministre de l’Inde, Nehru, de tenir la conférence à New Delhi, en janvier 1957. Une trentaine d’invitations furent lancées par quelques signataires de l’Appel Einstein-Russell, à savoir Pauling, Born, Rotbalt, Joliot, Yukawa, Powell et Infeld. La réunion promettait beaucoup, mais les problèmes financiers n’étaient pas réglés. Ce fut la raison première de l’échec du projet à laquelle vint s’ajouter la brutale dégradation de la situation internationale à partir de l’été 1956 : crise de Suez et crise de Hongrie. Tout fut à recommencer.

La naissance de Pugwash

Au cours des premiers mois de 1957 éclata devant l’opinion publique internationale un vaste débat sur les effets de la dissémination dans l’atmosphère du strontium 90, un radioélément libéré en grande quantité dans les explosions thermonucléaires. Le 23 avril, le gouvernement français supprima une émission de la Radiodiffusion française au cours de laquelle Joliot devait déclarer : « Si l’on n’arrête pas la poursuite des expériences, la teneur en radiostrontium atteindra certainement chez les hommes et surtout chez les jeunes enfants en pleine croissance des valeurs suffisantes pour provoquer de nombreux cancers des os et des leucémies. Par le radiostrontium et par d’autres voies, notamment grâce au radiocésium, la dose de radiations auxquelles les hommes sont soumis s’accroît et constitue une menace pour les générations ultérieures ». Le même jour, le Dr Schweitzer faisait des déclarations de même nature. Le pape Pie XII mit, à son tour, en garde contre « les immenses dommages immédiats et les ultimes effets biologiques - spécialement héréditaires - sur les espèces vivantes(...) de cette épuisante course à la mort.(...) Les savants de toutes nations et de toutes croyances, ajoutait-il, doivent sentir la grave obligation morale de poursuivre le noble but de maîtriser ces énergies au service de l’homme ».

La conférence scientifique se réunit au début de 1957 au Canada, dans la localité de Pugwash. Au sujet des conséquences d’une éventuelle guerre nucléaire, ses conclusions furent particulièrement nettes, y compris au sujet des risques génétiques. L’idée qu’une guerre locale puisse avoir lieu, avec l’utilisation limitée d’armements nucléaires dans des zones dites tactiques, fut dénoncée. La déclaration stipula qu’il fallait diminuer la tension, faire cesser la course aux armements, développer la confiance en proposant des garanties et organiser le contrôle. Elle suggérait que l’arrêt des essais atomiques serait « un bon début dans cette voie ». Enfin, elle définissait la responsabilité sociale des hommes de science : « Tout faire pour éviter la guerre(...), éclairer l’opinion publique(...), participer le plus possible à l’élaboration de la politique de leur pays ».

Le mouvement de Pugwash était lancé. Il joua ensuite un rôle important dans les discussions sur le désarmement nucléaire, lors de la préparation du Traité de Non-Prolifération nucléaire (TNP) et en prélude aux négociations SALT I et II, ou encore en proposant un moratoire sur l’installation des missiles à moyenne portée en Europe. Le mouvement dénoncera, au cours des années 70, la guerre scientifique et technologique des Américains au Vietnam ou, dans les années 80, la répression dont seront victimes dans leur pays des scientifiques soviétiques. Joliot, mort en 1958, ne vit pas ces développements, encourageants mais finalement limités, se produire. Tout juste eut-il connaissance de la décision prise par le gouvernement Khrouchtchev d’interrompre, un temps, les essais soviétiques dans l’atmosphère.