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Science, pseudo-science et crise financière

Publié en ligne le 20 mars 2009 -

La crise sévère qui plane actuellement sur la plupart des pays du monde s’est traduite, entre autres, par un changement radical d’attitude des économistes – une partie d’entre eux se tenant dans un silence gêné, d’autres tournant casaque. Le discours sur l’action bienfaisante de la « main invisible » des marchés, omniprésent dans les manuels, n’est plus à l’ordre du jour. L’État, si décrié il y a peu encore, est sollicité de toutes parts. On exige de lui une « relance budgétaire » – c’est-à-dire, qu’il augmente ses dépenses, quitte à emprunter auprès des banques et des particuliers, qui ne demandent d’ailleurs qu’à lui prêter – alors qu’il y a quelques mois seulement on l’accusait de laisser, avec ses dépenses inconsidérées, un fardeau insupportable aux générations futures 1.

Ces brusques revirements conduisent à se poser, une fois de plus, la question : l’économie est-elle une science ou une pseudo-science ? La réponse à cette question ne peut qu’être nuancée. Les économistes sont des personnes qui raisonnent – par déduction – et de ce point de vue on peut dire que leur démarche est scientifique. Mais, en même temps, leurs déductions sont faites à partir de prémisses basées sur des croyances a priori, qui se fondent sur ce qu’ils peuvent observer, mais aussi sur l’opinion qu’ils ont de ce qui est le mieux pour la société dans laquelle ils vivent. Les crises ébranlent ces croyances, ou même les remplacent par d’autres, si la crise est très sévère. Les vérités d’hier n’étant plus, brusquement, celles d’aujourd’hui, et n’étant pas plus fondées que les précédentes, on peut considérer qu’on est en présence d’une pseudo-science.

Le cas des subprime

Il est fascinant de voir que le poids de l’idéologie ambiante (des croyances a priori) est tel que même des personnes ayant une formation scientifique de très haut niveau peuvent se laisser prendre par elle. Le cas des fameux crédits hypothécaires subprime en donne un exemple frappant. Avant qu’ils ne deviennent des « produits toxiques », on expliquait que, grâce aux innovations faisant appel à des techniques mathématiques très compliquées et à des ordinateurs très puissants, les « petits génies de la finance » étaient parvenus à trouver le moyen de diffuser uniformément le risque. Il était donc devenu possible, disait-on et en dépit du bon sens, d’obtenir des rendements élevés sans véritable contrepartie. Tout cela grâce à de nouveaux instruments financiers, tels les CDS, les CDO (au carré, puis au cube !) et à leur combinaison dans le cadre de ce qu’on a appelé la « titrisation ». De nouveaux organismes spécialisés, qui échappaient aux contraintes imposées par la réglementation, s’occupaient de mener ces opérations complexes et d’en écouler le produit auprès des banques – dont ils étaient parfois des filiales – et de divers organismes qui collectent l’épargne.

La grande majorité des responsables de ces montages compliqués étaient sans doute persuadés de leur validité ; pour eux, la réglementation était obsolète et ne pouvait donc qu’être contournée. Sans cette conviction de leur part, le phénomène n’aurait pas eu l’ampleur qu’il a connu. Il a fallu attendre la crise pour comprendre que le risque n’était pas diffusé plus ou moins uniformément, mais qu’il était au contraire concentré dans les maillons les plus faibles d’une longue chaîne. Si ces maillons lâchaient, comme cela est arrivé, alors toute la chaîne suivrait. Dans le cas des crédits immobiliers, le maillon faible se situait au niveau des ménages les plus pauvres. La chaîne des « titrisations » était construite sur l’hypothèse que le prix des maisons allait continuer à monter ; les ménages pourraient donc continuer à emprunter, en gageant leurs maisons, pour rembourser leurs emprunts passés, et ainsi de suite, indéfiniment.

Tout le monde s’accorde maintenant pour dire que cette hypothèse était absurde – et contraire au vieil adage boursier selon lequel « les prix ne montent pas jusqu’au ciel ». Il n’est pas nécessaire d’avoir un diplôme en mathématiques pour le comprendre 2. On trouve maintenant sur Internet des explications « pour les nuls » sur ce qui s’est passé. Mais il n’en était rien avant la crise, quand tout le monde se pâmait devant les « innovations » des petits génies de la finance, qui devaient permettre une croissance sans fin.

On retrouve un des traits propres à l’économie : l’explication a posteriori, qui vient contredire ce qui a été avancé ou cru a priori, sur la base d’hypothèses erronées. Science ou pseudo science ?

Sur l’efficience des marchés

S’il existe une seule loi en économie, c’est celle qui dit que les gains provenant de la spéculation – par l’achat et la vente de titres – sont, en moyenne, nuls. Ce qui est résumé par l’adage selon lequel « on ne peut battre le marché ». L’idée est simple : dès qu’il y a une opportunité de faire un gain certain, elle est saisie par le premier qui, par hasard, tombe dessus. Ce faisant, elle disparaît. Comme disparaissent les billets de banque qui peuvent éventuellement traîner dans les rues – parce qu’ils sont ramassés par le premier venu.

Tous les traités de finance s’accordent pour dire que cette loi, dite de l’« efficience des marchés », est vérifiée à quelques nuances près par l’ensemble des Bourses. Elle est d’ailleurs confirmée par les faits. C’est ainsi qu’Alfred Cowles, un ancien courtier en Bourse, a montré dans les années 1930 que les gains obtenus par les institutions financières qui mènent une politique active d’achats et de ventes de titres, n’étaient pas supérieurs, en moyenne, à ceux procurés par la détention « passive » d’un portefeuille suffisamment diversifié 3. Les études menées depuis n’ont fait que confirmer ce résultat, qui relève d’ailleurs du bon sens. Les modèles mathématiques de la finance – par exemple ceux qui calculent le prix des options – sont tous basés sur le postulat que les marchés sont efficients en ce sens (condition dite « d’absence d’opportunité d’arbitrage »).

L’illusion selon laquelle on peut gagner à la Bourse demeure pourtant. Les revues et les journaux spécialisés l’entretiennent, notamment en publiant régulièrement un classement des gestionnaires – suggérant donc qu’il y en a qui ont des « trucs » qui leur permettent de gagner plus que les autres, et donc de « battre le marché ». La publicité donnée aux bonus et aux salaires très élevés des courtiers les plus en vue s’inscrit dans la même perspective.On peut considérer que, de façon cynique, courtiers et gestionnaires entretiennent délibérément l’idée erronée selon laquelle ils peuvent battre le marché, de façon à attirer l’argent des épargnants – l’essentiel de leurs ressources provenant des commissions qu’ils touchent lors des transactions sur les titres, qu’elles soient gagnantes ou perdantes. Il semble toutefois qu’ils participent de l’illusion, comme le prouvent par exemple les récents déboires des banques mutualistes françaises, censées être moins âpres aux gains.

Une autre manifestation de cette illusion réside dans l’attitude qui consiste à préconiser, quand la Bourse s’affaisse, de ne pas vendre, en attendant le « rebond », et à se taire quand la Bourse monte – alors qu’il faudrait préconiser de ne pas acheter, vu son inévitable retournement.

Selon la science, on ne peut donc « battre le marché ». Gestionnaires et économistes semblent pourtant l’oublier dans leur pratique de tous les jours. Les krachs et les crises leur rappellent régulièrement la dure réalité, mais leur capacité d’oubli a de quoi étonner. À chaque fois qu’une nouvelle bulle apparaît, une sorte de consensus s’établit pour expliquer qu’elle n’en est pas vraiment une – ou qu’elle est différente des précédentes. Avant le krach de l’an 2000, on expliquait qu’il n’était pas inéluctable, une « nouvelle économie », en liaison avec la « révolution Internet », ayant remplacé l’ancienne. Avant celui de 2007, on invoquait les besoins pratiquement illimités en logements des ménages, auxquels s’ajoutaient ceux des pays émergents en matières premières.

Les croyances a priori l’emportent, une fois de plus, sur la raison ou, si l’on veut, sur la science.

La comparaison avec les expériences passées

Faute de pouvoir faire des expériences contrôlées, les économistes cherchent à tirer parti des événements passés. L’économétrie s’intéresse aux tendances et aux relations pendant les périodes présentant une certaine régularité. Lors des crises, la seule possibilité, le seul recours, est la comparaison avec les exemples passés – faute de mieux. D’où l’intérêt actuel pour la crise des années trente, dont on cherche à établir les similitudes et les différences avec la crise actuelle, afin d’éviter de commettre les mêmes erreurs qu’alors – même s’il n’y a pas consensus à leur propos. L’information sur les autres crises est aussi mise à contribution : façon dont elles se sont déclenchées, vitesse de variation des indices boursiers ou de la production, longueur des phases de récupération, effets des politiques menées par les États, etc. La démarche est scientifique, puisqu’elle s’appuie sur les faits et procède par déduction. Mais le nombre de cas est très limité – il se compte souvent sur les doigts d’une main –, et chacun est très différent des autres, pour des raisons liées à l’histoire et à la géographie. Le choix des relations prises en compte comporte donc sa part d’arbitraire. Les conclusions qui peuvent être tirées, qui ne peuvent être que d’ordre qualitatif, sont entachées par ce pêché originel. On ne peut vraiment parler de science, vu le peu de fiabilité des résultats. Mais peut-on dire pourtant que c’est de la pseudo science ? Il est difficile de répondre à cette question.

1 Voir, pour plus détails, le chapitre V de mon livre L’illusion économique, éditions Omnisciences, 2007. Lire la note de lecture de J. Bricmont.

2 Pour une analyse plus détaillée de la crise actuelle, voir les « documents de discussion » sur le site www.bernardguerrien.com.

3 Ils sont même inférieurs, en moyenne, en raison des commissions prélevées par les gestionnaires de fonds – ces commissions étant d’ailleurs leur source de revenu.


Mots-clés : Économie

Publié dans le n° 284 de la revue


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L' auteur

Bernard Guerrien

Bernard Guerrien est économiste, Maître de conférences à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.

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