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Le philosophe face aux para-sciences

Publié en ligne le 10 juillet 2004 - Pseudo-sciences -
Conférence publique du Comité AFIS - Ile de France Science pseudo-sciences et société, Salle de la Libre Pensée, le 14 septembre 2000.

L’astrologie, la numérologie, la para-psychologie, la graphologie, les médecines dites parallèles... doivent-elles être dénoncées comme pure charlatanerie exploitant la crédulité publique au prix de manipulations parfois grossières ? Rituellement, les autorités scientifiques s’alarment des retours de l’"obscurantisme" - mot dont au XIXe siècle les philosophes progressistes accablaient les traditionalistes catholiques. Et dans le camp d’en face, sûrs de leur inentamable audience populaire, les adeptes jouent les martyrs de la "science officielle" et la mettent au défi d’expliquer par ses propres raisons les "faits" chargés de mystère sur lesquels ils se fondent pour promettre leurs bienfaits.

Depuis une bonne décennie, le jeu a cependant, pour une part, changé de donne. Certains des promoteurs des para-sciences prétendent désormais répliquer sur le terrain même de la recherche la plus actuelle. Divine surprise : n’ont-ils pas reçu le renfort de quelques chercheurs reconnus qui ont prétendu "prouver", naguère en 1979 à Cordoue, le bien fondé de vieilles pratiques comme l’évocation des morts, ainsi que la réalité de la transmission de pensée et de l’action psychique à distance sur les objets matériels... ? Le Tao de la Physique de Fritjof Capra qui célèbrait, dans cette perspective, les noces de la mécanique quantique et des pensées orientales, n’a pas cessé de trouver des lecteurs.

Dernier pied de nez : les voici qui, grâce à l’informatique, se parent des signes de la scientificité la plus performante : les horoscopes désormais se doivent d’être informatisés, et fleurissent les services de voyance télématique.

Les astrophysiciens en retour portent l’attaque contre le bastion des astrologues en prenant leurs prétentions scientifiques au pied de la lettre. Ils ne se contentent plus de faire remarquer que l’astrologie se réfère à une cosmologie périmée précopernicienne où la Terre se trouvait immobile au centre du cosmos. Ils calculent avec précision le déplacement des constellations depuis le temps lointain où l’on y a "lu" les signes du zodiaque : tous vos signes se trouvent ainsi décalés !

Les oppositions s’exaspèrent ; les passions sont à vif. Les uns et les autres ne se seraient-ils point pris au piège d’un profond malentendu philosophique ? A les entendre, en effet, on finit par croire qu’on assisterait au conflit épistémologique de deux types de théories visant à expliquer la nature. La question se poserait en termes de vérité et d’erreur ! On se croirait revenu au XVIIIe siècle où l’on prétendait réfuter les miracles par la science. Mais pas plus qu’elle ne saurait les expliquer, la science ne saurait réfuter les miracles, puisqu’elle exclut justement, en tant que science, de les traiter comme tels, c’est-à-dire en tant que "faits" confirmant une vérité révélée !

L’expansion des para-sciences ne trouve-t-elle pas ses motifs dans une toute autre histoire ? La permanence du succès populaire de l’astrologie en Occident,s’avère particulièrement éclairante. Son crédit a résisté aussi bien aux violentes attaques de l’Eglise depuis Saint Augustin (354-430) qui s’en prenait "aux fausses prédictions et aux égarements impies des astrologues" qu’à la dérision rationaliste des philosophes du siècle des Lumières telle qu’on la voit s’exercer dans Le Traité des Systèmes (1749) d’Etienne Bonnot de Condillac (1714-1780) puis aux sarcasmes scientistes du XIXe siècle. Elle n’apparaît nullement en effet comme le fruit de l’ignorance - que l’on songe à des esprits aussi distingués que Johannes Képler (1571-1630) qui s’y adonna toute sa vie !

Une telle croyance implique certes l’idée d’un destin qui résorbe le hasard dans la fatalité. Mais elle n’exclut pas qu’on puisse négocier avec lui, car elle affirme aussi ce que Michel Maffesoli appelle la conviction d’une "connivence essentielle" de l’être humain avec le cosmos. Affirmation de grande portée qui structure l’imaginaire de ceux qui y souscrivent : par le biais des astres chacun cherche certes des signes d’un avenir incertain, mais chacun se découvre aussi avec ses semblables faisant partie d’un grand Tout cosmologique dont l’ordre, supposé immuable, apaise les plus radicales de ses craintes : par le temps cyclique qu’il enveloppe, la mort - génération après génération - est tenue en échec. La menace du futur s’estompe, la jouissance du présent trouve sa pleine justification.

Baruch Spinoza (1632-1677) le disait admirablement : "Si les hommes avaient le pouvoir d’organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la superstition". Ces doctrines où les hommes se convainquent que la nature "délire avec eux" tiennent à la condition humaine même, à la faiblesse des êtres humains qui sont mûs, non au premier chef par leur raison, mais par leurs désirs et leurs passions, ballottés entre l’espoir et la crainte face à un monde qui ne leur offre pas la garantie d’un sens donné d’avance.

Il apparaît donc vain de "dénoncer" la superstition au nom de la raison. Mieux vaut en comprendre le sens, lequel s’enracine dans les rapports des hommes entre eux ainsi qu’à la Nature. La "fusion cosmique" qui s’exprime avec constance dans l’astrologie constitue l’horizon de toutes les pratiques "occultes". Or, elle a pris valeur subversive à mesure que les pouvoirs spirituels et politiques ont tenté, en Occident, d’imposer un mode d’être et de penser qui, depuis les débuts du christianisme, distribue l’humanité en individus nettement séparés les uns des autres, et méditant chacun pour soi sur la "flèche du temps" qui les emportent vers la mort...

L’Antiquité païenne, grecque ou latine, n’avait pas ainsi conçu l’individualité. Elle avait subordonné l’être de chacun aux relations qu’il entretient avec les autres. Aristote (384-322 av. J.C.) définissait l’homme comme un "animal par nature politique". Le mot de "personne" en latin porte encore la même idée : il désigne le "masque" et renvoie au vocabulaire théâtral. Chacun ne se définit que par le rôle qui lui est assigné dans un jeu où tous sont indissociablement impliqués.

Saint Augustin plaide au nom du christianisme pour une tout autre conception : chaque être humain est un être singulier, lequel se présente, en son essence c’est-à-dire en son âme, comme pure intériorité absolument délimitée par rapport à tout autre. Même s’il m’est commandé, comme on sait, d’aimer mon prochain comme moi-même, il ne s’agit précisément que d’un "prochain" par définition distinct de moi-même, séparé de moi par la distance de sa "proximité". Et c’est un Dieu créateur, donc extérieur au cosmos qui m’ordonne cet amour au nom du sien propre.

L’Occident a hérité de l’essentiel de cette vue, pour le meilleur et pour le pire ; il a tenté au fil des siècles de substituer à l’"âme" chrétienne se confessant à Dieu de ses péchés, une "raison" tendue vers la réalisation du bonheur de chacun malgré les "écarts" aux quels l’exposent ses appétits. Saint Augustin dénonce les astrologues parce que, dit-il, ils n’invoquent le ciel que pour décharger l’homme de toute faute et en charger le Créateur et l’Ordonnateur du Ciel et des Astres. L’être humain n’est à ses yeux digne de sa condition de créature que s’il ressent comme faute les entraînements de ses plaisirs charnels. Le XVIIIe siècle s’emploiera, selon une démarche analogue, à faire le tri parmi les passions humaines pour que chacun en retienne seulement les plus sociales et les place sous le contrôle de sa raison. L’utilitarisme du XIXe siècle ne fera que moduler sur cette thèse.

Que cette limitation occidentale de l’être humain ait toujours été ressentie comme une violence, voilà ce dont témoigne la permanence sulfureuse, mais le plus souvent souterraine, d’une tradition "dionysiaque" (Maffesoli) qui se prolonge au XVIIe siècle avec les "libertins", trouve en plein XIXe siècle son expansion dans le romantisme allemand et perdure jusqu’à nos jours dans une multitude de rites festifs et de pratiques quotidiennes de jubilation conviviale. Autant de doctrines et de "styles de vie" qui se sont employés à réaffirmer l’union de l’homme et de la nature envisagée comme un grand Etre animé dont on célèbre la vitalité et l’exubérance ; autant de plaidoyers pour la sensualité et pour la solidarité passionnelle du genre humain.

Il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que toutes les croyances ainsi liées à l’idée de la fusion cosmique aient opposé un démenti obstiné à la vision dominante de l’histoire qui prétendait n’en retenir que le triomphe progressif des lumières sur les ténèbres. Ces croyances n’ont certes rien à voir avec "la science". Mais ne n’expriment-elles pas, sur un autre terrain, à leur façon, une indéracinable vérité ? Ne manifestent-elles activement, par une manière de rébellion qui a pu prendre dans un passé réculé les formes de grandes hérésies, que la réalité d’un être humain déborde toujours, par les passions qui l’animent fondamentalement, les strictes limites de l’individualité où l’on a voulu le contenir au nom de Dieu, puis de la Raison et de ses intérêts ?

On fait grand cas de l’idée, avancée par Max Weber (1864-1920), d’un "désenchantement" du monde, qui s’avérerait caractéristique de notre monde moderne. Si l’on entend par là l’épuisement d’un rapport magique des êtres humains à la nature et à leurs semblables, il faut reconnaître que ce phénomène correspond à la "logique" de l’ordre technocratique. Le charme, le plaisir qui s’attache au mystère, ne sont pas son fort. Il entend prosaïquement classer, canaliser, discipliner, contrôler des individus agissant conformément à un calcul rationnel. Mais peut-on tenir cette thèse comme le simple constat d’un fait accompli ? La vie occidentale la plus parfaitement administrée laisse encore transparaître une multitude de gestes, de rites, de symboles qui relèvent du mode magique de pensée. Mieux : Pierre Legendre ne cesse depuis vingt ans de nous donner à entendre les "paroles poétiques" qui s’échappent des grands textes juridiques lesquels supposent tous expressément ce stupéfiant mystère : que la loi est "animée", qu’elle "parle", et que l’on peut parler et agir "en son nom". Ludwig Wittgenstein (1889-1951) remontait à la racine philosophique des choses, lorsque, commentant le Rameau d’Or de l’éthnologue Sir James George Frazer (1854-1941), il montrait que les plus modernes conceptions scientifiques du monde se soumettent encore à une conception magique du signe en supposant que les choses ou les idées puissent être "causes" des mots. Quel sens en effet assigner à cette notion de "causalité" dès lors que, de toute évidence, il ne s’agit pas d’une causalité physique ? Et pourtant cette conviction s’impose à nous dès que nous parlons - nous croyons "exprimer" des idées et désigner des "choses". Nous perdons de vue le caractère d’emblée transindividuel et interactif du langage humain. Nous succombons à une "mythologie spontanée".

Le recours de plus en plus massif en Occident à des pratiques occultes de tonalité para-scientifique peut être donc tenu pour un défi non à la science elle-même, mais aux objectifs sociaux, éthiques et politiques auxquels la science, relayant les grandes religions, s’est laissée enrôler par cette logique au risque d’y perdre son âme. On fera remarquer dans cette perspective que ces pratiques s’avèrent le plus souvent hautement ritualisées et riches en teneur érotique. La très abstraite cristallo-thérapie elle-même qui ne craint pas de se recommander de la physique des quanta pour expliquer les pouvoirs du cristal, ne dédaigne pas d’avoir recours à la plus classique des prières pour ponctuer ses séances ou sessions ; et ses "fluides subtils" sont supposés traverser le corps de l’adepte, lequel échappe ainsi à son enveloppe de confection occidentale. L’érotisme raffiné ou débridé de telle ou telle religion dite "orientale" vient à l’occasion parachever cette "libération".

Tel apparaît sans doute aujourd’hui le noeud de la question : contrairement à un discours convenu, l’individualisme "classique" qui conçoit la société comme composée d’atomes sociaux et qui a inspiré toutes les modernes théories du contrat social, n’a jamais triomphé totalement, et il a même perdu beaucoup de sa puissance. Il n’a pu se maintenir depuis un siècle, et tout particulièrement dans notre France laïque et républicaine, qu’en ayant recours à l’autorité de la science ; il lui a fallu la "fétichiser" pour mieux l’adorer. Et l’on a assisté depuis le début de ce siècle à une manière de transfert partiel de cette autorité vers les sciences sociales et humaines. Leurs tendances dominantes à l’échelle internationale ont jusqu’à ce jour accepté la figure de l’individu rationnel comme le plus assuré de leurs présupposés. Techniques efficaces du maniement humain maintenant présentes et actives dans tous les rouages de la machine sociale, elles restent silencieuses sur la conception de l’homme qui les inspire, mais on les voit de plus en plus faire parade de statistiques, de modélisations mathématiques et de simulations sur ordinateur.

Les citoyens admirent, en tant qu’usagers, la puissance des réalisations technologiques. Mais, de l’école aux bureaux de la sécurité sociale, à la banque ou à la pharmacie, ils rencontrent aussi "la science" sous ce visage quotidien gestionnaire et adaptatif qu’ils jugent aussi tyrannique qu’indéchiffrable. La réduction dite "matérialiste" de la pensée de chacun au système neuronal qui la porte, les interventions aventureuses de la médecine scientifique hospitalière sur des patients souvent traités comme d’anonymes sacs de molécules achèvent de susciter leur méfiance. Qu’ils découvrent des procédures présentant la même apparence scientifique au service de pratiques qui supposent une tout autre conception de l’être humain attire leur sympathie. Contre l’individualisme, contre toutes les sociologies de la communication qui s’appuient sur lui au moment même où elles prétendent en réparer les dégâts subjectifs, ils se tournent alors vers des doctrines qui ouvrent à leur imaginaire la chaleur d’une communion affective avec leurs semblables par le biais d’une nature qui les englobe tous et conjure la menace de la solitude que propage la "rationalisation intégrale de l’existence" (Max Weber).

On dira que d’un tel recours contre une détresse radicale beaucoup tirent sans scrupules d’immenses profits personnels. Sans aucun doute. Et l’on a toute raison de redouter que des maîtres tyranniques ne tournent cet élan à leur bénéfice exclusif. Quand il s’agit du sort d’êtres qui souffrent et qui pourraient recevoir des soins efficaces par ailleurs, il y a là un véritable scandale. Mais ce n’est certainement pas en pourfendant l’"irrationalisme" de leurs doctrines qu’on affaiblira leur empire. Leur grand tort n’est-il pas plutôt de s’employer aujourd’hui à faire passer pour "scientifiquement" établies des visions du monde et de la vie dont toute la valeur consiste à permettre aux êtres humains, de découvrir chacun en soi la part qui appartient aux autres, et d’exprimer la puissance de leur imaginaire partagé, lequel ne saurait se laisser atomiser sans destruction. Les astrologues modernes par exemple imposent l’idée somme toute très récente que l’astrologie s’adresse aux individus, alors que traditionnellement cette pratique divinatoire n’était supposée valoir que pour le destin des peuples ou de leurs grands personnages... Ils contribuent ainsi à l’isolement de sujets craintifs. Mais la grande erreur des scientifiques, de leur côté, consiste à laisser croire qu’ils délivrent des vérités absolues et qu’ils détiennent les clés de la toute-puissance ; car c’est de cette prétention que se nourrissent les "para-sciences" lorsqu’elles revendiquent le titre de science pour asseoir leur crédit.

Spinoza, encore une fois, avait vu juste, et Denis Diderot (1713-1784) après lui. La question s’avère, au sens le plus profond, politique : comment instituer entre les êtres humains un mode d’être ensemble qui permette au jeu de leurs passions d’augmenter leur puissance transindividuelle de penser et d’agir face à l’adversité ? Comment réduire toujours la part des "passions tristes", lesquelles replient chaque être sur un "soi" illusoire et peuvent ainsi, dans la rivalité universelle, toujours devenir mortifères ?

La pensée scientifique pourrait y apporter une contribution à bien des égards décisive parce qu’elle témoigne d’une réalité humaine qui n’est progressive que d’être collective, mais il faudrait qu’elle se dégage de sa gangue positiviste ; qu’elle résiste aux exploitations scientistes que les autorités politiques sont toujours tentées d’en faire ; qu’elle s’affirme, dès l’école, non comme une puissante batterie de calculs délivrant des certitudes prêtes à tous usages, mais comme une véritable pensée avec ses audaces, ses échecs et ses repentirs aussi bien que ses succès.

Chacun pourrait alors garder en tête cette vérité philosophique qui enveloppe une éthique opposée à tout "moralisme" : si la raison peut et doit, à ses risques et périls, tenter d’élucider le jeu des passions, elle n’en a pas pour autant le pouvoir de les abolir.