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Le bio va-t-il nous sauver du cancer ?

Publié en ligne le 23 juin 2019 - Alimentation -

La parution d’un article scientifique portant sur un lien possible entre alimentation bio et réduction des risques de cancers [1] a été accompagnée d’une sévère tempête médiatique. Pendant plusieurs jours, la cause était entendue :  « L’alimentation bio réduit significativement les risques de cancer » (Le Monde, 22 octobre 2018),  « Une alimentation bio fait baisser de 25 % le risque de cancer, d’après une étude » (20 minutes, 23 octobre),  « Manger bio réduit vraiment de 25 % le risque d’avoir un cancer » (La Provence, 24 octobre),  « Les mangeurs réguliers de bio risquent moins que les autres de développer un cancer » (Reporterre, 22 octobre). Avec un corollaire largement appuyé par les promoteurs du bio : les pesticides (sous-entendu de synthèse) seraient la cause de l’augmentation des cancers chez les non-consommateurs de bio. C’est oublier un peu vite que les aliments issus de l’agriculture biologique, eux aussi, peuvent présenter des traces de pesticides, fussent-ils « bio » [2].

Pourtant, en même temps que cet article, la revue publiait de façon assez inhabituelle un commentaire [3] avertissant que si  « [l’article] présente plusieurs point forts [...] il comporte également des faiblesses importantes, qui nécessitent une interprétation prudente des résultats », notamment en raison d’un questionnaire déclaratif, non vérifiable pour la consommation de produits bio, et de l’absence de mesure de l’exposition aux pesticides. La presse, elle, en fera rarement état. Comme elle fera généralement peu cas des nuances apportées par l’une des auteurs de l’article qui précisera, une semaine plus tard, qu’ « il faut adopter un discours très prudent sur les implications de l’étude » et que ce qui a été observé est  « une association entre alimentation bio et diminution du risque de cancers, et non la démonstration d’un lien de cause à effet. » [4]

Soulignons néanmoins quelques exceptions médiatiques : l’article du Figaro du 23 octobre ( « Une “association” entre aliments bio et baisse du risque pour deux cancers »), l’analyse « Check-news » de Libération du 26 octobre ( « Est-il vrai qu’une alimentation bio réduit le risque de cancer de 25 % ? ») ou encore la chronique de la journaliste Géraldine Woessner sur Europe 1 le 22 octobre ( « Moins de cancers chez les consommateurs d’aliments bio ? »).

L’étude

L’étude présentée dans l’article est issue du traitement des données de l’enquête « NutriNet-Santé » et de son volet « Bionutrinet ». Les statistiques ont porté sur 68 946 personnes sur une durée moyenne de cinq ans. Les auteurs ont regroupé les participants en quatre groupes Q1 à Q4, définis selon la fréquence croissante de consommation de produits bio.

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Il est alors apparu, en prenant les chiffres de façon brute, 27 % de cancers en moins pour le groupe Q4 par rapport au groupe Q1, et 25 % après diverses corrections supposées éliminer les « facteurs de confusion ». En analysant les résultats pour chaque type de cancer, les auteurs ont constaté une baisse significative des incidences uniquement pour les cancers du sein (les femmes constituaient 78 % de la cohorte) et les lymphomes.

Ces résultats étant en contradiction avec une étude de bien plus grande ampleur menée en Grande-Bretagne [5] (cohorte dix fois plus importante sur une durée double, voir l’article « L’alimentation bio et le risque de cancers » [6]), nombre de scientifiques se sont penchés sur l’étude afin d’en analyser les conclusions. De nombreuses réserves ont alors été formulées [7][8].

Les facteurs de confusion ont-ils vraiment été éliminés ?

Rappelons tout d’abord qu’il s’agit là d’une étude observationnelle : on recueille des données sans aucune intervention. Une telle étude peut certes montrer une corrélation mais difficilement une causalité, comme l’explique encore Emmanuelle Kesse-Guyot, l’une des signataires de l’étude [4] :  « Nous n’apportons pas de preuves, contrairement à ce qui a été rapporté par certains médias ». Pour prouver un lien de cause à effet, il faudrait conduire des essais contrôlés randomisés (comme pour les médicaments, deux groupes semblables sont testés : un prend les produits dont on cherche à évaluer l’impact, l’autre non), plus adaptés mais bien plus difficiles à mettre en œuvre dans le cas qui nous intéresse.

Ensuite, le recueil des informations a été conduit à partir d’un questionnaire basé sur le volontariat, avec une évaluation de la consommation bio peu fiable et sur une durée relativement courte pour ce genre d’études (moins de cinq ans en moyenne par participant). L’exposition aux pesticides n’a pas été mesurée, elle est seulement présumée moins forte pour les consommateurs de produits bio, sans qu’on puisse évaluer l’importance de cette réduction.

En créant les groupes Q1 à Q4 d’après la fréquence de consommation de produits bio, les auteurs ont aussi créé des profils totalement différents en termes de physiologie et de comportement. En effet, on s’aperçoit au travers des données recueillies auprès des participants que Q1 regroupe tous les comportements « à risque » (cigarette, alcool, alimentation carnée, obésité…) alors que Q4 regroupe les comportements vertueux de personnes soucieuses de leur santé, consommant une alimentation plus équilibrée, pratiquant une activité physique, etc.
Cela n’est pas vraiment étonnant compte tenu de la propension bien connue des personnes mangeant bio à choisir un mode de vie et des habitudes alimentaires plus saines. Le souci, c’est que cela crée des facteurs de confusion importants en termes de risques vis-à-vis du cancer : comment dissocier correctement les fluctuations d’incidence entre ce qui relève de la consommation de produits bio et ce qui résulte de comportements « à risque », surreprésentés dans Q1 ?

Plusieurs épidémiologistes ont émis des doutes sur la possibilité d’éliminer tous ces biais [9], ce dont les auteurs conviennent eux-mêmes dans l’article :  « [une] confusion résiduelle résultant de la non-mesure de facteurs ou l’imprécision dans l’évaluation de certaines co-variables ne peut pas être exclue ». Pour illustrer cette difficulté et le questionnement que suscite le traitement des variables effectué, on peut évoquer les résultats obtenus sur l’évaluation du risque de cancer en fonction de la qualité de l’alimentation. Afin d’évaluer les habitudes alimentaires des participants, les auteurs ont établi un score qui donne de bonnes notes aux participants vertueux, ceux qui mangent plus de fruits, de légumes, moins salé, moins sucré, moins gras, etc. En estimant l’effet intrinsèque de ce score sur le risque de cancer, les résultats tendent à montrer que manger mal protégerait du cancer, ce qui est bien sûr en totale contradiction avec les résultats antérieurs des études de nutrition [10]. Pour rendre compte de cette incohérence, les auteurs proposent une explication alambiquée, mettant en cause les pesticides :  « une hypothèse pourrait être qu’une plus grande consommation de produits contaminés par des pesticides pourrait en partie contrebalancer le rôle bénéfique des aliments de haute qualité chez les personnes dont la qualité de l’alimentation est élevée ». On peut plutôt se demander, avec des différences de profil aussi marquées entre Q1 et Q4, si le traitement des données réalisé est réellement fiable, si l’effet observé n’est pas directement induit par la combinaison néfaste de ces comportements « à risque », surreprésentés en Q1, plutôt qu’à une action bénéfique propre à l’alimentation bio, jamais démontrée précédemment.

Une partie de la presse s’est affranchie de toutes les réserves pourtant contenues dans l’étude : corrélation et non pas causalité, résultats qui nécessitent d’être repris, études antérieures contradictoires.

Pour quel gain réel ?

Notons que sur le seul cancer qui semblerait connaître une réduction, à la fois avec l’étude française et celle menée en Grande-Bretagne (20 % de réduction sur les lymphomes non hodgkiniens en faveur du bio), les données fournies par le CIRC devraient permettre de relativiser la portée des résultats : ce type de cancer représente 4 % des cancers en France, et sa fréquence est quasiment stable sur 15 ans (voir à ce propos [6]).

De plus, il est intéressant de comparer la réduction relative du taux de cancers entre Q1 et Q4 (– 25 %), aux taux d’incidence bruts dans les groupes de la cohorte, ce qui donne pour Q1 et Q4 respectivement 2,1 % et 1,5 % sur la durée d’observation. Cela permet de mesurer la disproportion entre la couverture médiatique générée et ce gain supposé, mais non prouvé.

Le communiqué de l’Inra accompagnant l’article, en présentant ces résultats comme une justification des préconisations du Haut conseil de santé publique appelant au principe de précaution sur les résidus de pesticides [11], n’a sûrement pas aidé à une bonne restitution par la presse.

Une généralisation hasardeuse

Comme nous l’avons vu, l’échantillon observé est très spécifique. Ce n’est pas un problème en soi pour mener une étude observationnelle (rappelons que la première étude de grande ampleur qui a montré un lien entre tabac et cancers [12] a été conduite auprès de médecins anglais, tous des hommes par ailleurs, où les non-fumeurs ont été comparés aux fumeurs). Mais la généralisation à une population plus large n’a rien d’automatique. Dans le cas de l’étude sur le lien entre alimentation bio et cancer, la fragilité des résultats, les facteurs de confusion possibles et un échantillon peu représentatif auraient dû conduire à une grande prudence avant toute généralisation. Pourtant, comme nous l’avons vu, une bonne partie de la presse s’est affranchie de ces réserves. Le journal Le Monde, largement critiqué pour ses propos sans nuance, a même tenté de se justifier au travers d’un plaidoyer surprenant, titré : « En matière de santé publique, le rigorisme scientifique est une posture dangereuse » (voir dans ce numéro l’article « La science, trop rigoureuse pour Le Monde ? »).

Références

[1] | Baudry J et al., “Association of Frequency of Organic Food Consumption With Cancer Risk. Findings From the NutriNetSanté Prospective Cohort Study”, JAMA Intern Med, 2018, doi :10.1001/jamainternmed.2018.4357.
[2] | pseudo-sciences.org/spip.php ?article2596
[3] | Hemler EC, “Organic Foods for Cancer Prevention—Worth the Investment ?”, JAMA Intern Med, 2018, doi :10.1001/jamainternmed.2018.4363.
[4] | « Alimentation bio et diminution du risque de cancers : “des résultats importants, mais à considérer avec prudence” ». Entretien avec Emmanuelle Kesse-Guyot, Graines de Manes, 30 octobre 2018. Sur grainesdemane.fr
[5] | Bradbury KE et al., “Organic food consumption and the incidence of cancer in a large prospective study of women in the United Kingdom”, Br J Cancer, 2014, 110 :2321-6.
[6] | Hill C, « L’alimentation bio et le risque de cancers : état des connaissances », SPS n° 327, janvier 2019.
[7] | Guéguen L, Pascal G, « Non, il n’est pas établi que les aliments bio protègent du cancer », points de vue d’Académiciens, Académie d’agriculture de France, 31 octobre 2018. Sur academie-agriculture.fr
[8] | “Expert reaction to organic food and cancer relationship”, Science media center, 22 octobre 2018. Sur sciencemediacentre.org
[9] | ”Expert reaction : Organic foods linked to lower cancer risk”, Scimex, 23 octobre 2018. Sur scimex.org
[10] | Page « Alimentation » de la section « Réduire les risques de cancer » sur le site de l’Institut national du cancer, e-cancer.fr
[11] | « Moins de cancers chez les consommateurs d’aliments bio », Communiqué de presse, 22 octobre 2018.Sur presse.inra.fr
[12] | Doll R, Hill AB, “Smoking and carcinoma of the lung”,Br Med J, 1950, 2 :739.


Thème : Alimentation

Mots-clés : Agriculture - Médecine

Publié dans le n° 327 de la revue


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L' auteur

Jérôme Quirant

Jérôme Quirant est agrégé de génie civil, Maître de conférences au Laboratoire de Mécanique et Génie Civil de (...)

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