Accueil / Regards sur la science / Des bactéries génétiquement modifiées contre le cancer

Des bactéries génétiquement modifiées contre le cancer

Publié en ligne le 15 septembre 2022 - Santé et médicament -

Chez des organismes complexes comme les mammifères, les mécanismes menant à la mort et à la division cellulaire sont régulés par un ensemble complexe de gènes. Il arrive qu’une cellule échappe à ces règles, marquant l’origine d’un cancer. Généralement, cette dérégulation est causée par des mutations sur les gènes responsables de la division ou de la mort cellulaire. La cellule mutée devient ainsi immortelle, se divise hors de tout contrôle, donnant naissance à un amas chaotique de cellules cancéreuses que l’on nomme tumeur. Cette tumeur prolifère et entraîne un dysfonctionnement de l’organisme, éventuellement jusqu’à la mort.

Modèle 3D de l’arginine, acide aminé essentiel de formule C6H14N4O2 qui contribue à l’efficacité des lymphocytes contre les tumeurs cancéreuses

Certains organismes comme les êtres humains ou les souris ne sont pas dénués de défenses pour maîtriser une tumeur. Certaines cellules immunitaires, comme les lymphocytes, sont spécialisées dans la détection et l’élimination de cellules cancéreuses. Néanmoins, il arrive que les tumeurs échappent à la vigilance des cellules immunitaires. Il est alors primordial de fournir à l’organisme une aide externe. L’immunothérapie est une réponse possible. Un tel traitement vise à assister le système immunitaire du patient pour déjouer les capacités d’évitement tumorales. Par exemple, les cellules cancéreuses exposent à leur surface une protéine nommée PD-L1 qui interagit avec les lymphocytes et peut les désactiver, garantissant à la cellule tumorale de ne pas être éliminée. Un traitement courant est d’administrer des anticorps anti-PD-L1. Ces derniers vont bloquer les protéines PD-L1 sur les cellules tumorales, en s’y fixant. Cela rétablit la capacité des lymphocytes à reconnaître et éradiquer les cellules cancéreuses.

Il est possible néanmoins que l’utilisation d’une seule stratégie ne soit pas assez efficace. Par exemple, les lymphocytes dépendent de la présence dans l’environnement d’acides aminés, comme l’arginine, pour leur activation et leur survie [1]. Certaines tumeurs sont capables de fabriquer des arginases, des enzymes qui dégradent l’arginine. Cela génère un environnement défavorable à la survie des lymphocytes, qui ne peuvent plus éliminer efficacement la tumeur [2]. Une stratégie en immunothérapie pourrait donc être de fournir à l’organisme une grande quantité d’arginine, en plus d’anticorps anti-PD-L1, pour à la fois garantir aux lymphocytes de survivre auprès de la tumeur et empêcher celle-ci de les désactiver à l’aide de PD-L1.

Cette approche a été étudiée par une équipe suisse de l’université de Bellinzona [3]. En complémentant un traitement anti-PD-L1, administré à des souris atteintes de cancer colorectal, avec de l’arginine, les auteurs ont démontré une meilleure élimination de la tumeur par le système immunitaire des souris. Cependant, la quantité utilisée correspondrait à 150 grammes d’arginine par jour pour un patient de 75 kilogrammes, une dose élevée qui n’a pas encore été cliniquement testée [4]. Les auteurs ont également essayé d’injecter une solution hautement concentrée en arginine à même les tumeurs murines, sans succès notable. L’arginine diffuse probablement en dehors des tumeurs, et il est impossible de la maintenir localisée pour agir sur les lymphocytes. Dès lors, comment concilier le besoin d’une haute quantité d’arginine pour les lymphocytes avec la limitation de la quantité administrée ?

Les chercheurs suisses décidèrent d’utiliser un organisme assez inhabituel pour le traitement du cancer : la bactérie Escherichia coli (E. coli). Plus précisément, les chercheurs ont choisi la souche E. coli Nissle (ECN), probiotique et non dangereuse pour l’Homme. Contrairement aux lymphocytes, ECN est adaptée à la survie dans l’environnement chaotique tumoral. De plus, l’amas cellulaire des tumeurs protège les bactéries E. coli du système immunitaire, qui autrement les détruirait. Injectées à la souris, les bactéries se logent dans l’environnement tumoral comme dans un cocon où elles peuvent survivre et prospérer.

Les chercheurs ont modifié génétiquement les ECN afin de les transformer en véritables usines à arginine. ECN est en effet capable de produire de l’arginine naturellement, mais en quantité insuffisante. Des gènes de cette bactérie l’empêchent en effet de produire trop d’arginine pour ses besoins, ce qui résulterait en un gâchis d’énergie. Pour faire fi de cette régulation, les chercheurs ont supprimé les gènes en question du génome d’ECN. Comble d’efficacité : l’environnement tumoral est riche en ammonium, un ion essentiel à la production d’arginine par ECN. Au sein de la tumeur, les bactéries produisent ainsi une grande quantité d’arginine, améliorant la survie des lymphocytes environnants en surpassant l’action des arginases tumorales.

Les ECN modifiées furent testées sur les souris déjà soumises au traitement anti-PD-L1. Injectées directement dans les tumeurs, les bactéries ont pu y survivre et y produire de l’arginine. Après plusieurs jours de traitement, l’équipe suisse a démontré que la combinaison anticorps-ECN a permis d’éradiquer les tumeurs de 74 % de souris malades contre 44 % avec uniquement les anticorps, démontrant une efficacité certaine. Les chercheurs testèrent également l’injection intraveineuse des ECN au lieu d’une injection à même la tumeur et constatèrent que les bactéries arrivèrent à se fixer sur les tumeurs et à s’y loger.

Les traitements bactériens contre le cancer sont prometteurs et explorés depuis quelques années [5]. Ils pourraient apporter une solution élégante aux mécanismes d’évitement de nombreux types de tumeurs vis-à-vis du système immunitaire. De nombreux traitements contre le cancer ne sont pas spécifiques et peuvent détruire des cellules normales en plus des cellules cancéreuses, ce qui entraîne de lourds effets secondaires. Le gros avantage des traitements bactériens réside dans leur spécificité et leur adaptabilité. À chaque type de tumeur pourrait correspondre une souche de bactérie modifiée de façon spécifique afin de travailler de concert avec le système immunitaire du patient. Néanmoins, la personnalisation de souches bactériennes pour un patient et un cancer demande un travail d’ingénierie génétique qui de nos jours reste complexe, long, et sans garantie de succès. De plus, étant donné la faculté d’adaptation des tumeurs à de nombreux traitements, celles-ci pourraient également échapper au traitement bactérien. L’utilisation de bactéries ne saurait donc remplacer d’autres stratégies, mais pourrait fournir une arme de plus à l’arsenal permettant la lutte contre le cancer. De nombreux détails techniques, comme la compatibilité des traitements avec un patient immunodéprimé, ou l’efficacité de la colonisation de différents types de tumeurs, restent également à clarifier.

Publié dans le n° 340 de la revue


Partager cet article


L' auteur

Paul Lubrano

Membre de l’Association française de biologie de synthèse (afbs.fr) et étudiant en thèse à l’université de Tubingue.

Plus d'informations